La face cachée de la Lune

Le libraire eut une moue de dégoût en nous voyant entrer dans son repère. Deux serpillières ambulantes et des livres de papier, de cellulose, des éponges innombrables n’attendant plus que ça.

— Vu l’odeur, on est dans le thème, ironisa Aurèl en s’avançant.

L’odeur de champignon et d’humidité me prit à la gorge.

L’étudiante entreprit de s’avancer vers le comptoir, je la retins par le bras. Je l’entraînais avec moi parmi les rayonnages.

— Il faut qu’on appelle Channyr, lui chuchotais-je.

— La console est au comptoir, dit-elle d’un ton docte.

— Et le gérant ne nous laissera pas nous en approcher à moins d’avoir une bonne raison de le faire.

Si elle comprit mon argument, elle ajouta aussitôt :

— On t’a déjà dit que tu te comportais comme une Mérawen ?

— Que veux-tu dire ?

Elle désigna le gérant d’un mouvement de la tête.

— Je pourrais acheter toute la librairie qu’il ne me laissera jamais appeler quelqu’un. Mais toi, tu sais exactement quoi faire…

Bien sûr que j’ai compris ce qu’elle insinuait et je fis mine que non, car je n’avais pas envie de l’entendre me dire que je me comportais comme une enfant de riche. J’aurais dû me vexer. Son sourire mutin, sa main protectrice sur mon bras, Aurèl était définitivement une alliée.

Même si tout à coup, j’eus un doute.

— C’est quand même dingue que l’entreprise m’ait trouvé. Un mois qu’on n’a pas de nouvelle d’eux et brusquement, ils apparaissent…

Aurèl se détourna à peine eus-je évoqué mes doutes.

.

Au final, j’achetais pour une petite fortune d’ouvrages vaguement historiques.

— Vous êtes historienne, appréciait le libraire.

— Oui, enfin, un genre d’historienne.

À son regard curieux, je sus que ma tentative de discussion était parfaitement maîtrisée. Aurèl avait raison, je savais comment me comporter.

Je lui offris mon plus beau sourire.

— Mon travail consiste à découvrir des mondes disparus.

— Comme la Mérawen, dit-il en connaisseur. Ils ont trouvé Ventris IV, vous savez ?

— Justement, je suis l’historienne qui a participé à cette découverte, dis-je avec une certaine prudence dans le choix de mes mots.

— Non ! Vous y êtes allée ?

— Bien sûr. Mais, quel dommage que la planète ait été détruite !

— Vous avez eu de la chance, me dit le commerçant, au moins vous avez sauvé un peu de leur culture et de leur histoire.

Son expression compatissante, la fierté qu’il avait dans sa posture, tout me révélait que j’avais parfaitement ferré mon poisson.

Il me remit mon paquet emballé et je poursuivis avant que ma proie ne me sente approcher.

— D’ailleurs, je suis venue pour faire des recherches aux archives.

Pause calculée.

— Mon hôtel est assez éloigné et je dois absolument appeler un confrère urgemment. Puis-je…

— Mais bien sûr ! Allez-y, me coupait-il. Enfin… J’espère que vous n’appelez pas aux confins de la galaxie…

— Je vous rassure, mon collègue est sur la planète avec moi.

Je me saisis de l’écran et j’appelais Channyr. Il décrocha, inquiet.

— Je suis contente de réussir à vous joindre.

Un silence, puis :

— Mademoiselle Mérawen, je reviens tout juste, disait-il le front barré d’une profonde ride. D’où m’appelez-vous ?

— Une librairie. Écoutez, j’ai oublié mon pad et je dois me rendre immédiatement au sud.

Il me fallait maintenant parler d’une voix basse.

— J’ai trouvé un expert, mentis-je.

— Il y en a un capable de traduire les données sur la planète ? fit-il faussement surpris.

— Il accepte de me recevoir si je me présente aujourd’hui. Je n’ai pas le temps de repasser à l’hôtel.

Coup d’œil pour le libraire qui ne loupait pas une miette de notre échange.

— Je vous laisse gérer la logistique ?

— Avez-vous votre matériel ?

— Nous avons pris l’essentiel, occupez-vous du reste. Je vous envoie les coordonnées dès que possible.

— Bien sûr, mademoiselle Mérawen.

Il eut un sourire léger en comprenant que je devais trouver des parades pour justifier un appel urgent depuis le communicateur d’un commerçant. Je raccrochais.

— Vous êtes une Mérawen, fait le vieil homme impressionné par le nom. Je ne savais pas…

Un sourire pour le remercier. Un sourire pour passer ce moment d’embarras.

— Puis-je vous demander de ne pas ébruiter la conversation que je viens d’avoir ?

— Évidemment !

Le quartier tout entier aura eu vent de ma visite et de mon appel téléphonique dès ce soir. J’en mettrais ma main à couper.

Et la conversation continua sur des politesses et des banalités jusqu’à ce que Channyr nous retrouve.

 

Enfin mon postérieur redécouvrit le confort d’un siège usé. Le train était mal isolé et pourtant je l’aimais. Une pause confortable au milieu d’une journée qui n’en finissait pas.

— Qu’ils attaquent en plein jour, fit Channyr inquiet. On devrait rentrer et voir avec la Fédération…

— Non, dis-je, que peuvent-ils faire sinon de nous dire d’être prudents ? Maintenant, ça fera partie du boulot. Éviter les mercenaires et les crises diplomatiques, ne pas se faire emprisonner pour tout et pour rien et …

— Tu n’es pas entraînée pour ça !

— Toi non plus, dis-je.

La conversation ne pouvait aller plus loin.

— Ce qui m’inquiète réellement c’est qu’ils nous trouvent à notre hôtel.

— Elle doit savoir que nous sommes sur la planète, les archives ont envoyé la première facture, répondit Aurèl

— Mais comment savaient-ils pour l’hôtel ? demandé-je aussitôt.

Elle haussa les épaules. J’avais un début de théorie : soit ils ont eu l’information par une taupe, soit ils nous suivent depuis un moment.

Le hasard voulait qu’ils attaquent au moment où toutes les informations étaient réunies. Ma plaque et le calculateur d’Aurèl au même endroit avec une piste prometteuse. Le hasard ou pire encore…

— Samira ne me laissera pas tranquille, pas maintenant qu’ils se doutent que je suis sur une piste.

Puisque rien ne pouvait nous arriver tant que nous serions dans le train, je finis bien vite par m’endormir sur mon siège.

C’est comme ça que je me suis réveillée à la gare de Sahali, la maison des étudiants.

Une ambassade construite avec les moyens du bord, de récup’ d’abord et de terre pour colmater le tout. Des peintures de toutes les couleurs recouvraient l’extérieur des immeubles et quelques promeneurs profitaient du calme des sentiers qui les séparaient.

Aurèl marchait vite, en habituée, elle avançait en exigeant qu’on la suive sans poser de question.

 

Les murs colorés s’enchaînaient, identiques, comme des rangées d’immenses molaires que nous dépassions les unes après les autres. Des murs lisses, interminables sortis de terre, qui s’égrenaient sur des kilomètres.

Les maisons étudiantes, pour une fille de famille riche, c’est un genre de monde fantastique. Sur les lunes, tout le monde sait qu’elles existent. Mais il faut comprendre que si les étudiants avec un peu de moyens arrivent à s’installer dans les grandes cités universitaires, le coût de la vie sur les lunes exclut nombre de prétendants aux études.

Ainsi sont nées les maisons étudiantes, des cités universitaires mystérieuses et jamais observées. Libertaires, démocratiques, universalistes et surtout gratuites. Tout le monde peut y vivre pourvu que l’objectif soit d’apprendre ou de transmettre des savoirs. On y trouve des sciences humaines, des sciences dures, des artistes et même des enseignements spirituels.

Le tout sous le protectorat de la Fédération.

Ces lieux sont des rumeurs, on dit tout et n’importe quoi sur eux. Coupe-gorge, mafia, paradis perdus… Mais au fond, je ne savais pas dans quoi j’allais mettre les pieds avant d’y être.

Peut-être Aurèl a-t-elle perçu mes pensées, car elle s’arrêta devant une porte :

— Ne dit pas ton nom ici, contente-toi de dire que tu es avec moi.

Elle me lança un regard amusé, puis observa Channyr.

— Tu peux faire tomber la cravate, dit-elle avant de pousser un épais battant de bois.

— Bienvenue au Tulou !

La maison étudiante se révéla devant mes yeux ébahis. Immense. Massive et circulaire, en son centre une vaste arène couverte de tentures.

Nous étions à douze mètres au-dessus du sol, parmi les terrasses infinies d’un microcosme où on vivait, on éduquait, on partageait... Un monde caché, fait d’ombre et de plantes grimpant sur toute sa surface. Des fruits, des légumes, des caisses pendaient au bout de portes-étendards.

Ni porte, ni volet, seulement des garde-corps pour protéger les enfants.

— On va voir où on peut s’installer, dit-elle naturellement.

 

Un Tulou est une construction antique. Inventés sur Terre, ils ont traversé les millénaires et les années-lumière. Vu du ciel, on dirait un donut. Construction circulaire, les communautés peuvent y vivre en quasi-autarcie, tout est mutualisé, partagé… Facile à entretenir et historiquement, ces immeubles étaient faciles à défendre. De véritables forts conçus pour résister au temps, aux velléités extérieures et apporter un abri suffisant à une population dense.

Forcément, quand on est dedans, on ne peut ignorer le bruit omniprésent. Jusque dans le petit appartement qu’Aurèl nous dégota.

— On peut rester autant qu’on veut pourvu qu’on participe aux travaux de la communauté. Je vais aller aux nouvelles pour voir ce qu’on peut faire le temps de notre séjour, dit-elle.

L’étudiante s’absenta, me laissant seule avec Channyr.

— Je ne lui fais pas confiance, dit-il brusquement.

Je n’avais rien à répondre, car je commençais à perdre confiance en Channyr et en Aurèl. Tous les deux étaient suspects à mes yeux.

— Sahar, dit-il, ces types auraient pu vous tuer toutes les deux…

— Si Aurèl n’avait pas réagi, commençais-je.

— Ou bien c’était prémédité, dit-il. Nous emmener ici…

Il regarda les murs.

— Une maison étudiante, c’est risqué, dit-il, nous sommes des inconnus pour ces gens et loin de tout gouvernement. Je ne peux même pas contacter la fédération.

Sans accès au réseau, ni Aurel ni Channyr ne pouvait transmettre des informations à Samira. J’y pensais depuis la seconde où j’ai mis les pieds dans la maison.

Ici, j’aurais quelques jours pour décider de la suite des opérations sans qu’aucun des deux ne mette la Mérawen dans la balance.

— Pour le moment, nous n’avons pas de solution de secours, dis-je d’un ton brusque. Commençons par nous adapter à cet endroit.

— Sahar…

— Si ça devient dangereux, nous verrons, le coupais-je. As-tu trouvé un vaisseau pour La Caren ?

— Mon contact va voir ce qu’il peut faire, un transport de marchandises part dans un mois, il va essayer de nous trouver des places dans l’équipage.

— dans l’équipage ?

— Sûrement à la maintenance ou à la cantine, dit-il.

— Un mois.

Il acquiesça et je me laissais tomber dans un sofa abîmé. À regarder le plafond et à écouter le bruit.

Channyr me rejoignit. Épaule contre épaule, il lorgna vers le plafond lui aussi, son ventre gronda :

— Je ne sais pas toi, mais j’ai faim.

Il m’arracha un sourire au deuxième grondement de son ventre.

— Tu crois qu’Aurèl a prévu de nous dénicher des vivres ?

Il soulevait un point essentiel, nous allions devoir trouver de quoi survivre dans ce nouvel environnement… Je lui partageais aussitôt une idée nouvellement née :

— Si je ne m’abuse, c’est un endroit où les gens partagent tout, non ? Et si on donnait un peu de nous-mêmes pour obtenir en retour ?

Je détectais son regard posé sur ma joue :

— Que veux-tu dire ?

— Je suis un peu rouillée, mais…

Je me levais aussitôt, époussetais mes vêtements et en marchant vers la sortie, je lui révélais ma pensée :

— Je vais enseigner l’Histoire aux étudiants de la face cachée de la Lune.

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