Il faudra les euthanasier tous, sans exception. Dix-mille têtes à gazer avant le quinze du mois courant. De l’amour pour ses bêtes, Mads n’en a guère, c’est vrai. Mais il prend soin d’elles avec dextérité et avec concentration. Il travaille comme un forçat quelle que soit la saison. Il transpire tous les jours pour produire des peaux de qualité. Et la journée terminée, il ne pense qu’à une chose, c’est comment organiser le travail du lendemain pour gagner en performance. Il a ça dans le sang. Sa famille a établi le premier élevage de vison de la région en dix-neuf cent trente-six. Dès la fin de la guerre, ils commençaient à vendre leurs fourrures à l’industrie de la mode. Et bien que de grandes marques aient renoncé à la vraie fourrure, les affaires restent stable. Et la ferme de Mads continue de fournir les créateurs de Milan, de Paris ou de New York. Mads est dans une merde noire. Il a les yeux injectés de sang et de larges cernes mauves très marquées depuis qu’il boit sans arrêt. Le gouvernement a décidé d’exterminer tous les visons d’élevage du pays, il faut dormir avec ça et se réveiller avec ça. Il reprend une longue rasade de vodka avant de se diriger vers la visonnière. Les ouvriers sont déjà à pied d’oeuvre. Si l’épouvantail du champ voisin pouvait marcher, il ne se déplacerait pas autrement que Mads ce matin-là. Le corps raide de la tête jusqu’aux pieds, le fermier se dirige vers le baraquement du vieux Pops comme on l’appelle en souvenir du grand-père, fondateur de l’entreprise familiale. Mads aligne des séries de pas lourds qui frappent le sol sans retenue et s’enfoncent à moitié dans la bouillasse. De tout temps, Mads a appliqué le protocole familial à la lettre : même malade comme un chien, toujours arriver le premier, faire le tour de la ferme avant l’arrivée des gars, noter tout ce qui pourrait être mieux fait, et distribuer aux hommes les tâches à accomplir. En d’autres termes : Faire mieux pour faire bien. La fameuse devise des Rasmussen que dans l’île chaque habitant connait. Cette devise qui est même visible depuis la grande route. Depuis que le grand-père de Mads l’a inscrite en lettres blanches à l’entrée de l’exploitation. Pour que chaque salarié franchissant les portes de la ferme note mentalement à quoi s’attendre. On sortait de la seconde guerre mondiale et pour certains, il ne fallut pas chercher bien loin pour comparer l’écriteau au funeste Arbeit macht frei qui attendait les prisonniers à l’entrée des camps allemands. Quand le vieux Rasmussen apprit qu’en ville on le traitait de nazi, il éclata de son rire sonore avant d’ajouter que chez les Rasmussen c’était seulement les visons que l’on gazait et qu’à sa connaissance ces derniers n’avaient pas de religion. Ici, on se tue à la tâche. C’était l’unique message que le grand-père avait voulu transmettre. Les années passant, la référence aux camps tomba dans l’oubli. Mais les Rasmussen demeurèrent une famille importante de la région et leur réputation d’infatigables travailleurs ne faillit jamais. Mads qui devance l’aurore et ne quitte la ferme qu’à la nuit tombée qu’il vente ou qu’il pleuve est un parfait exemple de l’acharnement familial. Et si ses hommes se plaignent parfois, ils savent qu’il paie bien et que tous les samedis, il offre une tournée générale à la coopérative. Ce matin, il est en retard d’au moins deux heures, les gars ont terminé de nourrir les animaux et s’apprêtent à chercher les nouvelles balles de foin à l’entrepôt. Hier, il ne s’est pas montré de la journée.
« Tu les emmerdes Mads, ils n’ont qu’à venir les buter eux-mêmes. Tu parles qu’ils le feraient, il faut des couilles pour ça. C’est eux qu’on devrait foutre en cage, et puis vas-y on les extermine, me salir les mains pour ça je veux bien , oui, vous pouvez compter sur moi. Oui, vous pouvez compter sur moi… compter sur moi... compter sur moi… » Il ne parvient à achever sa phrase qui reste en suspension dans le vent glacé qui balaie la ferme. Lorsqu’enfin il réussit à briser le bégaiement, il monte d’un cran dans l’agressivité. Ce n’est plus Mads le revanchard qui s’exprime mais un homme à la colère confuse, dont les mots sortent en rafale sous un feu nourri de postillons « La ferme Mads, personne ne peut compter sur toi, ni les hommes, ni les bêtes. Et le vieux hein, qu’est-ce que tu crois qu’il aurait pensé de tout ça ? Il t’aurait rentré dans le lard. Il t’aurait défoncé. Lui, il n’aurait jamais laissé faire ça, non il aurait fait mieux que toi le vieux, il aurait fait bien comme toujours. Toi, t’as fait quoi ? T’as baissé les bras. Et tu continues. Tu t’es fait baiser et tu restes là comme un zombie en attendant qu’un miracle se produise, que quelqu’un foute enfin le feu à ces maudites baraques. C’est ce que tu devrais faire mais t’as pas le cran pour ça ! »
Le patron se parlait à lui-même, sa parka était ouverte sur son torse nu et il puait l’alcool. Et alors ? Ça ne semblait important à personne que Mads perdit un peu les pédales. De toutes les manières, à la fin de la semaine, ce serait terminé. L’abattage massif des visons marquerait un tournant dans la vie de chacun des gars. Ils faisaient comme si Mads n’existait pas et ils continuaient à enchainer les mêmes gestes.
C’était le ciel ou la malchance, il allait être le Rasmussen qui mettrait la clé sous la porte. À présent que le virus passait de l’homme au vison et du vison à l’homme, il n’y avait plus rien à faire. Le risque était trop grand. Dès le deux novembre, l’Institut danoise de santé avait alerté les autorités : sept mutations majeures du virus avaient été découvertes dans les élevages du Jutland. Le quinze novembre, ces variations se propageaient d’ores et déjà dans près d’une quinzaine de ferme. Deux jours plus tard, l’État danois décrétait l’extermination immédiate et totale de tous les visons d’élevage du pays.
Mads regarde la propriété pour en examiner chaque détail : les deux baraquements, construits à deux époques différentes, sous l’impulsion de ses deux prédécesseurs. Il ne peut s’empêcher de remarquer que le vieux a édifié le plus remarquable des bâtiments avec ses piliers en chêne massif et sa charpente métallique, rougie par le temps mais inébranlable. Même la tempête de deux-mille huit n’a pas fait bouger la structure d’un pouce. Le bâtiment du Vieux Pops semble éternel. Rien à voir avec la construction bon marché de son père qui a dû être entièrement reconstruite après le passage de Sven. Les deux hommes ont néanmoins été déterminants, marquant l’élevage d’une empreinte indélébile et emmenant l’héritage familial bien au-delà de ce qu’il était au départ. Mads sent une douleur violente côté gauche, son diaphragme se contracte et se durcit jusqu’à lui faire ressortir la moitié des côtes. Il se force à souffler pour débloquer sa respiration figée depuis une demi minute. Le bâtiment numéro trois, le sien, n’existera jamais. Du moins, pas en vrai. Il restera coincé dans sa tête, comme une obsession emmurée en soi pour toujours. Sous les toits en tôle verte, se succèdent des salles ouvertes, sans mur pour que la lumière puisse passer et atteindre les bêtes. Mads traverse le bâtiment du vieux Pops en se massant les flancs encore douloureux. Il tourne la tête à gauche puis à droite et ainsi de suite pour observer l’état de l’élevage : les nichoirs, les abreuvoirs, les cages avec les femelles reproductrices d’un côté et les mâles à la pelure plus claire de l’autre. Comme le grand-père le lui a appris, il se poste au centre du bâtiment, à la croisée des travées, et il écoute la ferme en plein travail. « Beau comme une église chantant la gloire de Dieu à l’unisson » Ces mots-là, eux aussi, sont inscrits en lettres blanches dans la tête de Mads. Il écoute, et la musique de la ferme devient le sujet de sa plus profonde attention. Il est ici question à la fois de sentir la simultanéité des sons et des efforts et de se galvaniser en prenant la mesure de la tâche accomplie par tous. C’est aussi le moment de se féliciter en tant que Rasmussen d’avoir correctement mené les hommes et les bêtes à ce moment précis, à ce point culminant où de la ferme semble s’élever une énergie inépuisable, toute entière contrôlée par eux les Rasmussen, offrant à la production une dimension supérieure. Enfin, cela permet de traquer la moindre fausse note : la plainte d’un vison malade, un homme en retard à la tâche ou le chant des mésanges qui précède la pluie, rien ne vous échappe. Quand Mads rouvre les yeux, les hommes ont quitté la ferme. « Au revoir les gars » dit-il à haute voix. Une femelle à proximité fait entendre sa réponse dans un long cri strident. Mads identifie la cage puis pose son regard sur le ciel. Il est bleu et noir. L’obscurité va venir vite à présent. Il décide qu’il est temps de mettre un terme à tout ça. Comme il n’a pas allumé la cheminée cette semaine, cela sent le bois humide dans la maison. Il se met à renifler pour s’assurer qu’il n’y a pas d’odeur de gaz qui flotte dans l’air. Ce n’est pas le cas. La cuisinière est bien éteinte. Sans le projet qu’il vient d’arrêter – celui de gazer les animaux– il n’aurait pas eu cette pensée. Après avoir récupéré l’enceinte bluetooth, il retrouve la place qu’il vient de quitter au centre de l’exploitation. Il attrape le tabouret pour y poser l’enceinte. Il a besoin de dix bonnes minutes pour trouver la musique adéquate pour accompagner la mise à mort de ses visons. Ça ne peut pas être Madonna, bien qu’elle a été et qu’elle reste encore aujourd’hui sa chanteuse favorite, le jeune Mads a eu ses premières érections en regardant ses clips dans les années quatre-vingt, un lien inaltérable entre elle et la chanteuse américaine s’est créé à l’occasion de ses premières masturbations. Non, c’est une musique de circonstance qu’il faut. Pops comme tout le monde appelait son grand-père écoutait son vieux transistor le soir venu. Mads jouait près de la cuisinière, encore à bois à cette époque, et souvent son grand-père s’animait quand c’était Strauss que l’on donnait dans le poste et que le beau Danube bleu résonnait dans la maisonnette. Dès les premières notes, Mads sait que c’est la musique qu’il faut pour asphyxier les visons et peut-être une partie de ses souvenirs de famille s’il a de la chance. Il règle le volume au maximum. Les murmures des milliers de vison ne sont pas couverts par le son du maestro autrichien. Les violons se mêlent aux cris des mustélidés, et une étrange ambiance tombe sur le bâtiment. Les arbres de la forêt toute proche seront les seuls témoins de ce requiem improvisé. Mads active le système. « Je suis désolé, c’est les hommes avant les bêtes». Il dit cela avec la gravité des grands jours, son visage est blême. Dans chaque cage se répand le poison. Et quand la dernière note du morceau est atteinte, un silence surnaturel s’installe au bâtiment numéro deux. La même opération est reproduite quelques minutes plus tard. Quand il arrive au bâtiment numéro un, celui bâti par le vieux il y a soixante-dix ans, Mads est pris d’un vertige qui l’oblige à poser un genou au sol. Il s’essuie le visage et ses joues humides sont nettoyées par le mouchoir qu’il frotte vivement. « Désolé Pops, il n’y a plus de travail ici, ils nous ont tué ces salauds » La musique reprend pour la troisième et dernière fois, l’envolée lyrique des haut-bois n’a jamais été aussi belle. Et le monoxyde de carbone descend le long des tuyaux de zinc jusqu’aux valves de dispersion.
Trente minutes suffisent pour décimer l’élevage et ramener la ferme à une centaine d’années en arrière, quand le premier Rasmussen était arrivé sur cette terre. Le lendemain, Mads se rend à la coopérative. Elle est pleine à craquer. C’est normal, on est samedi. Mads annonce aux hommes que ce n’est pas la peine de venir travailler lundi. Il a fait le nécessaire leur dit-il avant d’embrasser chacun d’entre eux et de les remercier au nom de la famille Rasmussen. Il boit quelques bières en leur compagnie, les écoute parler et raconter leurs souvenirs à la ferme. Ils sont fiers de ce qu’il ont accompli là-haut, et ça personne ne le comprendra jamais tout à fait à part eux. Comme à son habitude, il règle les bières et peu avant minuit, il décide de regagner la ferme à pied. Mads est pris d’une première quinte de toux, puis d’une seconde qui lui brouille la vue pendant quelques instants et le laisse pantelant de sueur. Il ouvre sa veste et défait les premiers boutons de sa chemise. Dieu qu’il a chaud ce soir. Les nuits d’automne sont pourtant vives cette année, avec à cette heure tardive, une température largement en-dessous de zéro. Il pose sa main sur son front, il est littéralement brûlant. Il reprend sa route jusqu’à la maison. Il se sert un grand verre d’eau dans laquelle il casse plusieurs cachets d’alka-seltzer. Il absorbe le mélange lentement à petites gorgées. Il n’a toujours pas allumé la cheminée rumine-t-il. Il descend ensuite au sous-sol de la maison. D’une main qui commence à trembler sous l’effet de la fièvre et de l’alcool, il tâtonne dans la pénombre pour trouver l’interrupteur. Quand la cave s’éclaire, c’est d’un geste sûr cette fois qu’il prend deux poignées de granulés dans le bac en métal, derrière l’escalier. Au fond de la pièce, une ancienne cage à oiseaux est posée contre le mur. Mads remplit les mangeoires de la cage à ras bord. La femelle est plus preste que le mâle à se saisir des petites billes odorantes. Et Mads est repris par une violente quinte de toux qui lui brûle les poumons. Puis, il reste là à écouter jusqu’au bout les deux derniers visons de l’élevage se gaver de granulés parfumés.