Si un oiseau volait à cet instant au-dessus de Londres, il trouverait aussi étrange que fascinant le spectacle se déroulant sous ses yeux. Ainsi, il pourrait aviser les dizaines de milliers de petits points blancs se mouvant à travers les rues embrumées de la capitale. On aurait dit une colonie de fourmis dont chacune transportait une mie de pain. Cependant, ce qui s’agitaient en bas n’étaient pas des fourmis mais des êtres humains et les points blancs ne représentaient pas des mies de pain mais des journaux. Car en ce seizième jour d’octobre, il semblait que tous les habitants de Londres n’avaient qu’un seul et même objectif en tête : Se procurer un journal et le plus vite possible !
Un tel engouement médiatique n’avait secoué les londoniens qu’à deux reprises au cours de ce dix-neuvième siècle. La première fois lorsque les journaux annonçaient le Jour de l’Explosion le 3 novembre 1858 et la seconde fois lorsque, trois ans plus tard, le 14 décembre 1861, c’était la mort du Prince Albert, le mari bien-aimé de la Reine Victoria, qui occupait la une des gros titres.
Les londoniens, impatients d’en savoir plus sur la cavale de Néhémie Wilson et d’apprendre si le projet de loi du droit de votes des femmes avait été approuvé au Parlement, s’étaient arrachés les journaux avec tant de ferveur que l’on ne trouva plus un seul exemplaire nulle part. Si bien que ceux qui ne s’étaient pas levés assez tôt pour pouvoir se procurer un quotidien passaient leurs nerfs sur les pauvres vendeurs dépassés et non responsables de la situation.
Et il fallait l’admettre, les sujets d’actualités étaient sensationnels ! Chacun pouvant constituer à lui seul un titre d’une captivant.
Le premier sujet informait les londoniens que la délibération quant au projet de loi sur le droit de votes des femmes n’avait pu avoir lieu à cause d’un évènement tragique : le décès d’un membre du Parlement issu du parti conservateur, Lord Nimbert. On apprenait qu’il avait été tué par une flèche empoisonnée au sein même de la Chambre et qu’une enquête avait été ouverte par Scotland Yard.
Le second sujet était consacré à la cavale de Néhémie Wilson. Celle-ci toujours introuvable, il était mentionné que les autorités avaient redoublé leurs effectifs pour favoriser l’arrestation de cette « criminelle sans vergogne ». Les milles livres sterling offert pour la capture de la journaliste étaient toujours affichés en grandes lettres.
Le troisième sujet mentionnait un « fiacre fou » qui avait dévalé les rues de Londres près du quartier de Westminster, causé une frayeur à bon nombre de passants et perturbé la circulation au point où il fallut plusieurs heures avant que celle-ci ne puisse reprendre son cours normal.
Toute la matinée, les discussions des londoniens s’étaient orientées sur le meurtre de Nimbert, la cavale de Néhémie Wilson et ce fiacre diabolique. Ouvriers, aristocrates, avocats, boulangers, ramoneurs, femmes au foyer, chiffonniers…Tout le monde y allait de son commentaire.
« Qui a tué Nimbert à votre avis ? » « Quelle histoire ce fiacre fou ! » « Ce sont peut-être les libéraux qui ont manigancé le meurtre de Nimbert ? -Hein ? Euh…ah oui, excusez-moi, ça vous fera trois pence pour cette baguette, Madame. » « Et si c’était Wilson qui -Aïe Théo, ne tire pas les cheveux de Maman- qui avait tué Nimbert ? Après tout, elle avait écrit une diatribe sur lui dans son journal lorsqu’il avait annoncé ouvertement qu’accorder le droit de votes aux femmes serait la pire chose pouvant arriver à l’empire britannique» « En même temps, une femme à la tête des rênes d’un fiacre, il ne fallait pas s’attendre à ce que tout se passe bien » « Gardez vos arguments misogynes pour vous ! » « Et si c’était le meurtrier qui avait conduit ce fiacre ? Pour pouvoir se rendre au Parlement et tuer Nimbert. » « Moi qui croyais à un complot fomenté contre elle, je me demande si Wilson n’est finalement pas une meurtrière… Quoi ? Non, je ne vous donnerais pas ce journal, vous n’aviez qu’à vous en procurer un vous-même. Et inutile de m’insulter, ça ne me fera pas changer d’avis. »
La frustration, la colère, la surprise, le doute. Rarement des nouvelles n’avaient autant dispersé d’émotions chez les londoniens, si bien qu’ils ignoraient laquelle était prédominante chez eux à cet instant.
Cela dit, il y avait un dernier sujet d’actualité qui était cette fois-ci d’une nature plus joyeuse. Il rappelait en effet que le soir même se tiendrait La Fête des Merveilles et que les derniers préparatifs venaient d’être finalisés à Hyde Park.
Il s’agissait d’un grand évènement culturel destiné à célébrer les vingt ans de la parution d’un livre ayant révolutionné la littérature jeunesse britannique, Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll. Livre qui avait marqué bon nombre de ses lecteurs dont Sofia et Aidan. Durant leur enfance, l’univers loufoque de cette œuvre avait enflammé l’imagination des deux cousins. Ils avaient lu et relu l’histoire de la jeune Alice à en écorner les pages et ils ne comptaient plus le nombre de fois où ils avaient reconstitué leurs scènes préférées dans leur jardin. Ce livre était d’ailleurs paru l’année de naissance de Sofia, en 1865, le rendant doublement symbolique à leurs yeux.
La Fête des Merveilles ayant été annoncée il y a de nombreux mois, Sofia et Aidan avaient prévu de s’y rendre depuis longtemps. De plus, cela serait l’occasion pour eux de se changer un peu les idées après tout ce qu’ils avaient vécu ces derniers jours. Aidan était sorti ce matin-là pour se rendre dans une boutique de costumes et acheter de fausses oreilles de lapin ainsi qu’une fausse queue et un faux museau. Lorsqu’il rentra à Tavistock Place quelques temps après, il se rendit dans le living, un sourire accroché aux lèvres.
-Regarde So, s’exclama-t-il en tendant avec fierté ses achats. Qui c’est qui sera le plus beau Lièvre de Mars ce soir ? Ce sera moi !
Mais Sofia ne réagit pas à la jovialité de son cousin. Elle concentrait une attention appuyée sur les lignes d’un exemplaire du Times.
-Tout va bien So’ ?
Sofia avait le teint livide.
-Tu as lu le journal ? demanda-t-elle.
-Non, Ernest n’avait plus le moindre exemplaire. Je te raconte pas comment les gens pestaient contre lui.
Sofia esquissa un léger sourire. Imaginer Ernest englouti sous le flot des lecteurs mécontents lui remontait légèrement le moral.
-Laurie Noland est sortie très tôt ce matin et a pu s’en procurer un avant que tous les exemplaires ne soient épuisés. Dès qu’elle l’a acheté, elle me l’a immédiatement prêté car elle m’a dit qu’elle aurait estimée être « une bien mauvaise voisine » si elle l’avait lu avant moi. Enfin bref. Ils parlent du meurtre de Nimbert. Et d’un « fiacre fou conduit par des dangers publiques » …, ajouta-t-elle d'un ai inquiet.
La bonne humeur d’Aidan céda sa place à une préoccupation absolue. Il déposa ses achats sur une chaise en acajou et parcourut à son tour les lignes du Times que Sofia lui tendit. Il lut la description physique des « deux terreurs routières » dépeinte par les témoins.
- « …Une femme à la longue chevelure blonde et… » Attends une minute ! Comment ça « …et un homme d’environ trente-cinq ans » ? Celui qui a dit ça était aveugle !
-On s’en fiche Aidan ! Le plus important, c’est que personne n’ait rien retenu d’autre comme description que ma longue chevelure blonde ou…ton apparence de trentenaire, ajouta-t-elle en s'empêchant de rire.
En effet, elle réprima un sourire lorsqu’elle vit Aidan se renfrogner à cette anecdote. Celui-ci continua de parcourir les lignes du journal.
-Ils parlent toujours de la cavale de Wilson …
Sur ce coup là, Sofia ne réagit pas. Elle était plongée dans ses pensées.
Aidan se doutait qu’à cet instant, Sofia pensait à la silhouette qu’elle avait vu au Parlement et dont elle avait parlé à son cousin.
-Ce n’était peut-être pas Wilson…, dit Aidan.
Sofia était très dubitative quand à cette suggestion.
Une silhouette fine, une chevelure bouclée, le teint métisse, un médaillon, les mêmes vêtements que Wilson avait porté la veille quand tous deux l’avaient aperçu au Lyceum Theatre.... Sans oublier qu’un noble dont la journaliste avait dénoncé les propos misogynes dans La Voix au Chapitre est mort le jour où le Times a révélé de graves accusations portées par un membre anonyme de la Chambre des Lords à l’encontre de la journaliste.
Toutes ces accumulations défavorisaient l’hypothèse d’une simple coïncidence…
Mais pourquoi donc Néhémie Wilson ferait-elle cela ?
Serait-ce parce que, comme l’avait suggéré Sofia, elle était victime d’une machination orchestrée par les conservateurs et donc qu’elle voulait se venger en tuant l’un d’entre eux ?
Si tel était le cas, Sofia en serait horrifiée. Elle comprenait que Wilson souhaitait faire payer à ses conspirateurs l’injustice qu’ils lui faisait subir mais elle désapprouvait farouchement que la journaliste s’y prenne en commettant l’irréparable.
Sofia et Aidan avaient d’ailleurs hésité à se rendre à Scotland Yard afin de parler aux policiers de cette mystérieuse silhouette. Cependant, ils avaient rapidement compris que s’ils révélaient qu’ils s’étaient trouvés au Parlement à ce moment-là, il y aurait eu fort à parier qu’ils auraient immédiatement été suspectés d’être les responsables du vol de l’hippomobile ainsi que de la débâcle qui en avait suivi. Et le fait que tout Londres détenait maintenant grâce au Times une description physique un peu plus précise des deux terreurs ayant semé le chaos dans toute la ville, cela n’allait sûrement pas arranger leur cas. De plus, ils n’avaient pas la moindre preuve pour attester la présence de la silhouette fuyarde et avaient donc peu de chance d’être pris au sérieux à ce sujet. Finalement, la seule chose qu’ils auraient à gagner en se rendant à Scotland Yard, ce seraient des menottes au poignet, une colossale amende que même tout leur héritage légué par le père de Sofia et leurs économies ne suffiraient pas à payer et un rictus triomphant de l’inspecteur Ascott qui serait sûrement ravie de mettre cette derrière les barreaux.
Mais comme l’avait supposé Aidan, peut-être que cette mystérieuse inconnue n’était pas Néhémie Wilson. Après tout, la journaliste de La Voix au Chapitre n’était sûrement pas la seule femme métisse de Londres à porter une robe jaune ainsi qu’un médaillon. Toujours était-il que Sofia se soucierait de cette affaire plus tard. Pour ce soir, l’heure était à la détente.
Plus tard dans l’après-midi, aux alentours de trois heures, Sofia se rendit dans sa chambre, se vêtit d’une robe bleue en dentelles et enfila des petites chaussures noires. Elle défit ensuite ses longs cheveux blonds qu’elle coiffa avec le plus grand soin et coinça un ruban noir à l’arrière de son crâne. Puis elle se regarda dans le miroir en stuc doré où son sourire empreint de satisfaction se refléta avec netteté. Son Alice était au point. Le seul détail original qui différait du personnage de Lewis Carroll était une armée de collants qui grossissaient les mollets de Sofia et qu’elle avait enfilé pour parer les attaques glaciales du vent vespéral.
Lorsqu’elle retourna dans le vestibule, il se produisit une chose qui n’avait pas eu lieu depuis plus de deux semaines : Elle éclata de rire.
Deux longues incisives blanches en carton, un faux museau, de grandes oreilles pelucheuses, un nœud de papillon coloré, une redingote mal boutonnée et une queue dépassant d’un pantalon constituaient la cause de l'hilarité de Sofia. Son cousin ne lui avait pas menti. Il était un parfait Lièvre de Mars. Elle rit au point qu’elle se plia en deux, ses genoux à terre, les bras croisés sur les côtes. Sofia était rassurée de voir que malgré l’accablement foudroyant qui l’avait chamboulé ces derniers temps, elle était capable de se souvenir de rire. Aidan quant à lui fut également secoué d’un fou rire incontrôlable lorsqu’il aperçut la montagne de collants portée par sa cousine. Leurs rires rebondirent sur les murs pour imprégner l’atmosphère d’une ambiance succulente. Sofia ne put s’empêcher de sacraliser cet instant. Son fou rire qui en ce moment même lui broyaient les côtes et emplissait son ventre d'allégresse, c’était une promesse. Une magnifique promesse que la vie pouvait encore être belle, pouvait encore surprendre et apporter des petits instants de bonheur comme celui-ci qui contribuaient au bonheur tout court.
A quatre heures, après que Laurie Noland se soit rendue chez eux pour garder Fely et Wallace, Sofia et Aidan quittèrent leur appartement, vêtus de leur déguisement et montèrent dans une hippomobile sous les yeux stupéfait du cocher.
Quelques instants plus tard, le fiacre arriva devant l'entrée d'Hyde Park, laquelle se composait de trois passages voûtés reliés par une colonnade. Alors qu’ils descendirent de la voiture, ils virent se dresser devant eux une impressionnante cohue agglutinée devant les grillages du parc et emmitouflée dans une rumeur bruyante. Cependant, à leur grande surprise, peu de personnes portait de déguisements aussi développés que les leur, conduisant inévitablement de nombreuses têtes éberluées à se tourner en leur direction. Pourtant, les deux cousins avaient été certains que cet évènement aurait fait naître chez beaucoup de monde l'envie de manifester leur âme d’enfants en jouant le jeu comme eux l’avaient fait.
-Bon, eh bien maintenant, tout Londres sait à quel point on est des gros gamins, murmura Aidan à l’oreille de Sofia.
Sofia ne put alors s’empêcher de rire et acquiesça, ajoutant qu’ils devaient avoir l’air parfaitement ridicule.
A l’instar de la foule bruissante, Sofia et Aidan se dirigèrent vers l'un des trois passages voûtés conduisant dans le parc, celui du milieu. Comme ses deux autres frères, il avait été matérialisé sous la forme d’un immense terrier surplombé d’un écriteau où il était consigné en grandes lettres et d’une écriture excentrique :
« BIENVENUE AU PAYS DES MERVEILLES ! »
A la vue de cette entrée remodelée qui faisait référence au terrier du lapin par lequel Alice accédait au Pays des Merveilles, Sofia et Aidan s’en trouvaient émoustillés. Ils avaient l’impression de retomber en enfance. Ils s’engouffrèrent dans le « terrier » au travers un brouhaha général se répercutant en écho. De nombreux éléments décoratifs étaient fixés à l'envers contre les parois du passage voûté tels que des tableaux, des cartes de géographie ou encore des chaises à bascule. Cette mise en scène, redoublant l’enthousiasme des cousins, était la reconstitution de la scène ou Alice fit une longue et interminable chute dans le terrier. Après avoir traversé cette entrée extravagante, Sofia et Aidan en sortirent et le charivari s’amplifia. Ils purent alors apercevoir l’ensemble du parc. Ils furent frappés d’émerveillement.
C’était comme s’ils avaient plongé tête la première dans le livre de Lewis Carroll.
Une véritable marée humaine avait envahi l’intégralité de Hyde Park au travers une liesse euphorisante rythmée par de nombreux orchestres juchés sur des estrades. A travers ce grand décor floral automnale, de multiples stands illuminés par l’éclairage au gaz foisonnaient en divers endroits. C’était comme dans un rêve.
Le cœur de Sofia s’emplit d’une telle allégresse que les tracas de ces derniers jours s’en trouvèrent atténués, ce qui n’était pas pour lui déplaire. La nostalgie procurée par l'ambiance de l'univers d'Alice Aux Pays Des Merveilles ainsi que la magie du lieu la happèrent, pour son plus grand bonheur.
A quelques mètres d’eux, ils aperçurent un grand chevalet de bois surmonté d'une pancarte se dresser devant eux. Un texte y était encadré et entouré de motifs en forme de cœur.
« A TOUS LES CITOYENS DU PEUPLE DES MERVEILLES,
VOUS AVEZ L’OBLIGATION ABSOLUE ET L’ABSOLUE OBLIGATION DE VOUS RENDRE A SEPT HEURES DU SOIR DEVANT LE GRAND JARDIN DE NOTRE ESTIMEE REINE DE CŒUR.
TOUTE PERSONNE CONTREVENANT A CET ORDRE SE VERRA SEVEREMENT ADMONESTEE D’UN REGRETTABLE CHATIMENT.
SIGNE LE DEVOUE SERVITEUR DU PAYS DES MERVEILLES
LE CHAT DU CHESHIRE »
-Génial ! exulta Sofia en tapotant frénétiquement des mains. Tu crois qu’il s’agit d’une animation ?
-On verra bien, répondit Aidan qui était tout aussi enthousiaste.
Sofia rit à nouveau. Les longues incisives d'Aidan lui conférait un aspect tellement hilarant qu’elle avait envie de rire à chaque fois qu’il ouvrait la bouche.
Plus de deux heures s’écoulèrent au travers une ambiance grisante où Sofia et Aidan se promenèrent hasardeusement dans la cohue bourdonnante à la découverte des nombreux stands proposés. Il y en avait tellement qu’il était impossible de tous les visiter en une seule soirée. Des stands proposant des activités où on pouvait retrouver les personnages d’Alice au Pays des Merveilles.
Sofia et Aidan se rendirent dans un premier temps au stand de La Chenille où était disposée sur une grande table une myriade de narguilés multicolores. Ces narguilés n’étaient pas emplis de tabac mais de divers parfums comme la framboise, la vanille, l’orange, la menthe ou encore même la mangue ! Sofia n’en avait jamais gouté car il s’agissait d’un fruit provenant des Indes. Une personne déguisée en chenille fit ensuite une démonstration aux enfants comment faire des ronds de fumée. Aidan pinça entre ses lèvres le bec d'un narguilé à la cerise tandis que Sofia tentait elle aussi de produire des cercles enfumés avec un narguilé à la pomme avec plus ou moins de réussite car elle toussota à plusieurs reprises, ce qui ne manqua pas de les faire rire.
Ils se rendirent ensuite devant un grand rocher factice, haut d’environ quatre mètres, situé au centre du parc où y était organisé une série de courses circulaires, faisant référence à la Course du Caucus où parfois, pendant que vous courriez tout autour du roc massif, on vous arrosait à l’aide d’un dispositif léger afin de donner plus de réalisme à la scène où les personnages étaient trempés jusqu’aux os. Il y avait le stand de La Gourmandise où bon nombre de gâteaux et boissons frappés de l’inscription Buvez-moi ou Mangez-Moi s’empilaient sur une table, à côté de laquelle était placés plusieurs miroirs déformants où l’on se voyait rapetissé ou au contraire agrandit, pour donner l’illusion que les gâteaux avaient produit leur effet métamorphe. Des hommes déguisés en Bill le lézard avec le visage couvert de suie passaient de temps à autre en saluant les visiteurs d’un sourire chaleureux tout en portant une échelle. Alors que Sofia et Aidan continuèrent de visiter les stands comme celui de La Souris, Les Homards, ou encore celui du Griffon, plusieurs personnes venaient de temps à autre vers les cousins pour leur demander quand est-ce que le spectacle allait commencer, persuadées que s’ils étaient déguisés de cette façon, c’était forcément parce qu’ils allaient participer à une animation.
Mais le stand le plus prisé par les visiteurs était incontestablement celui du Chapelier, du Lièvre et du Loir où s’allongeaient cinq tables immenses sur lesquels trônaient en désordre des services à thé, des sucriers ou encore des couverts en argent. De nombreuses chaises en acajou entouraient les tables mais la plupart d'entre elles étaient vacantes car dessus y trônaient des pancartes où il était écrit des phrases telles que « Pas de place ! » « Navré, siège réservé ! » « Vous ne pouvez déposer votre séant ici ! » ou encore « Vous n’êtes pas invité, passez donc votre chemin avant que le chemin ne vous passe dessus ! ». Sofia et Aidan voulaient se rendre à ce stand mais l’impressionnante foule massée devant y entravait l’accès.
-On reviendra quand il y aura moins de monde, murmura Aidan à Sofia.
Mais alors qu’ils commençaient à s’éloigner, une main agrippa fermement l’épaule d’Aidan, ce qui le fit sursauter.
-Mais enfin ! Où étiez-vous donc passé mon cher ami le Lièvre de Mars ? Je vous ai cherché partout !
Sofia et Aidan se retournèrent. Une jeune femme aux cheveux noirs embroussaillés et surmontés d’un haut de forme excentrique se tenait devant eux. Elle arborait le costume parfait du Chapelier Fou et avait un regard empli de vie.
Cette dernière plongea sa main dans la poche de sa redingote colorée et en ressorti une montre factice en la scrutant de manière excessivement attentive.
-Hmmm, regardez mon cher ami…, dit-elle en s'adressant à Aidan. A ce que je vois, le temps est toujours fâché après nous car il est encore arrêté ! Eh bien en attendant que ce boudeur cesse d’avoir une dent contre nous, allons-nous mettre quelque chose sous la nôtre ! Venez donc prendre une bonne tasse de thé en compagnie de votre invitée ! proposa-t-elle en désignant Sofia. D'ailleurs, mes hommages ma chère.
La Chapelière retira son chapeau puis s'inclina courtoisement. Puis après avoir repositionné de guingois son couvre-chef sur sa chevelure éparse, elle tira ensuite la manche d’Aidan vers elle et le conduisit au stand du Chapelier, du Lièvre et du Loir. Elle courrait si vite que Sofia avait du mal à lui emboiter le pas. Ils bousculèrent sans le faire exprès toutes les personnes devant eux, se heurtant à des « Arrêtez d' pousser ! » « ‘Pourriez pas faire attention non ? » « Aïe ! » « Ouille ! ». La Chapelière s’avança vers l’une des grandes tables où s’amoncelait en désordre une ribambelle d’argenterie et saisit à la va-vite trois tasses de thé ainsi qu’une grande théière qu’elle refourgua avec vigueur dans les mains de Sofia et Aidan.
-Diantre, mais c'est qu'il y a trop de monde ici ! Suivez-moi, nous serons plus à notre aise sur la pelouse, écartés de toute cette fourmilière agitée !
La Chapelière se retourna pour les conduire en dehors du stand. Les bras chargés, Sofia et Aidan jouèrent à nouveau des coudes dans la cohue tout en pressant le pas afin de ne pas perdre de vue la jeune excentrique qui se perdait dans la foule. Une fois détachés de l'affluence, Sofia et Aidan rejoinirent la Chapelière qui les fit s’assoir un peu plus loin sur la pelouse du parc où la place était plus disponible. Sofia et Aidan se laissaient complètement faire. Cette situation les amusait car la jeune femme était de toute évidence en train de jouer à sa manière la scène où Alice rencontrait le Chapelier Fou et Le Lièvre de Mars. Ils se revoyaient des années auparavant à faire cette reconstitution dans leur jardin lorsqu’ils étaient enfant.
-Dites-moi, avez-vous croisé notre cher ami le Loir ? s’exclama la Chapelière en s’adressant à Aidan tandis qu’elle déversait du thé dans une tasse en porcelaine. Probablement en train de dormir comme à son habitude ! J’irais le tirer de son roupillon plus tard, ce fieffé feignant !
Elle tendit une tasse à Aidan et une autre à Sofia. Elle regarda ensuite cette dernière avec un regard inquisiteur.
-Au fait d’ailleurs, chère enfant, une question me turlupine depuis des lustres, endolorissant mon pauvre crâne et j’essaie tant bien que mal d’y trouver la réponse au point que je ne trouve plus le sommeil. Trouver la première me permettrait de trouver le second !
Elle se pencha vers Sofia et lui chuchota très fort à l’oreille :
-Sauriez-vous pourquoi un corbeau ressemble à un bureau ?
Sofia ne put s’empêcher de rire. Cette femme était plongée dans le rôle du Chapelier Fou jusqu’au bout des ongles. Elle ne semblait pas être une animatrice mais bien une visiteuse qui, comme eux, s’était laissée prendre au jeu de La Fête des Merveille. Elle était ravie de voir enfin quelqu’un d’autre animé par son âme d’enfant. Sofia décida de rentrer dans son jeu.
-Donnez-moi un petit instant, répondit-elle en faisant semblant de réfléchir, les yeux levés vers le ciel et l'index pointé sur son menton.
-Je vous donne absolument tout ce que vous voulez, tant que ce que vous voulez que je vous donne n’est pas ce que je ne veux pas donner !
Mais alors que la chapelière attendait la réponse de Sofia, la tête plongée dans le creux des mains en affichant des yeux de merlan-frit, Aidan interrompit le jeu des deux femmes.
-Navré d’interrompre votre conversation énigmatique, chères amies. Mais regardez, le temps a fini d’être fâché après nous ! dit-il en tapotant le cadran de sa propre montre à gousset. A présent, il est sept heures moins vingt ! Souvenez-vous que nous avons reçu l’ordre de nous rendre près du jardin de la Reine de Cœur à sept heures !
La chapelière se redressa, toute pimpante.
-Et bien il est heureux de voir qu’il y en a un qui a gardé sa tête sur les épaules ! J’ai perdu la mienne depuis si longtemps ! Allons-y !
Le trio se releva et, à l’instar de la multitude de visiteurs, se dirigea vers l’arrière de Hyde Park. Une immense cohue composée de milliers de personnes se rassembla devant un cordon rouge que, de toute évidence, il ne fallait pas dépasser. A quelques mètres derrière le cordon se dressait sur l’étendue de la pelouse des dizaines de grands et massifs rosiers. La plupart d’entre eux étaient parsemés de roses blanches tandis que d’autres contenaient des roses d'un rouge resplendissant. Cependant, même situé à plusieurs mètres, on pouvait facilement distinguer que ce rouge avait un aspect liquide. Il s’agissait sans aucun doute de la reconstitution d’une des scènes emblématiques d’Alice au Pays des Merveilles : celui où la Reine de Cœur découvrait que ses roses avaient été peinte en rouge. Sofia exulta. Lorsqu’elle était petite, cette scène l’effrayait autant qu’elle la fascinait.
Alors que la rumeur des conversations emplissait le parc, une voix féminine amplifiée, comme si elle avait été poussée par une géante -probablement l’effet d’un mégaphone de Kircher- domina les environs de façon si puissante que tout le monde se tût.
-Qui a peint mes roses en rouges ? rugit la voix. Qui a osé peindre mes splendides roses en rouge !
Bien que Sofia était surexcitée, elle était également intriguée. Curieusement, la voix ne lui semblait pas étrangère.
-Je sens que quelqu’un va avoir la tête coupée ! vociféra la voix.
Une épaisse fumée rouge éclata alors au milieu du parc, causant la surprise générale et une musique envoûtante berça les environs. Au bout de quelques secondes, la fumée se dissipa et laissa apparaître une femme vêtue d’une robe volumineuse parsemé de motifs de cœurs. Une longue chevelure descendait tout le long de sa taille déliée recouverte par un fin voile rouge tandis qu’un diadème en forme de cœur ceignait majestueusement son crâne. Elle tenait dans ses mains un long bâton sur lequel un cœur trônait à son extrémité.
C’était Crystal Simons.
Conquise par cette apparition originale, la foule applaudit avec ferveur. Sofia, elle, ne paraissait plus aussi enthousiaste et avait même le visage crispé.
Elle se souvint alors du bâton sur lequel était fixé un cœur brandit par Miss Emeraude lorsque cette dernière était venue voir Simons dans sa loge. Le « prochain spectacle » qu’elle avait mentionné était donc celui-ci.
A quelques mètres près de Crystal Simons était apparu une sorte de grand carton à la couleur blafarde et dont la forme faisait penser à une demi-lune. Sofia comprenait que c’était une manière de représenter le Chat du Cheshire : son imparable sourire étincelant qui flottait dans les airs.
Crystal Simons retira alors sa cape rouge et la plaça devant la demi-lune factice pendant quelques secondes avant de la retirer énergiquement dans un geste théâtral pour dévoiler un homme grimé en félin qui avait une moustache guidon.
Il s’agissait d’Howard Chalmers.
Une fois encore, la foule accueillit cette apparition par de chaleureux applaudissements.
-Votre Majesté ! s’exclama Chalmers à l'égard de Simons tout en adressant une révérence. Vous m’avez fait mander ?
-Chat du Cheshire ! clama Simons en désignant du bout de son sceptre les rosiers. Regardez ! Un misérable a souillé mes roses d’un vulgaire rouge !
-Diantre !
-Si je découvre l’immonde vermine qui a commis cette scélératesse, je lui ferais immédiatement couper la tête ! poursuivit-elle en mimant le geste de la décapitation à l’aide de son sceptre.
Sofia se tourna vers Aidan. Si son cousin avait été le responsable de ce crime, la Reine n’aurait eu nul besoin de lui couper la tête, cette dernière étant déjà en train de lui faire perdre.
Le Chat du Cheshire se tourna vers le public et clama d’une voix puissante :
-Mesdames et Messieurs ! Honorables citoyens du Pays des Merveilles ! Nous nous devons de rendre justice à notre Reine et de retrouver la crapule ayant commis cet ignoble affront !
Pour toute réponse, de nombreuses clameurs d’enthousiasme s'élevèrent parmi la cohue.
Puis tout se passa très vite.
Sofia se sentit poussée sur une chaise et la seconde plus tard, elle fut hissée sur près de deux mètres, comme si on la soulevait.
-Nous avons trouvé la coupable votre Majesté ! cria une voix. C’est elle !