Lorsque la silhouette aperçut Sofia, elle fit immédiatement demi-tour et s’enfuit dans la direction opposée.
Sans véritablement réfléchir, Sofia s’engagea alors à la poursuite de la mystérieuse fuyarde en s’élançant dans le couloirs. Tableaux, voûtes luxueuses ou encore statues en marbres défilaient à grande vitesse sous ses yeux tandis que la fugitive tentait de lui fausser compagnie et ne cessait de tourner dans une multitudes de corridors.
Mais alors que Sofia tourna dans ce qui lui semblait être le millième couloir, celui se trouvait être sans issue. Et vide de celle qu'elle venait de traquer.
La silhouette encapuchonnée avait complètement disparu !
Comment donc était-ce possible ? Le couloir était une impasse. La fugueuse n'avait tout de même pas pu se volatiliser ?
"Peut-être as-t-elle emprunté un passage secret ?" pensa Sofia..
Elle inspecta alors le couloir au peigne fin. Ses doigts parcoururent les bordures des cadres dorées à la recherche d'un bouton qui aurait pu ouvrir une porte secrète. Elle examina les murs afin de voir s'ils ne dissumaient pas de passage dérobé. Elle scruta attentivement une statue sur laquelle était inscrit un sceau en forme de rose, qui représentait certainement l'emblème royal. Mais aucun passage n'apparut sous ses yeux. C’était incompréhensible.
C'était comme si elle venait d'assister à un tour de passe-passe de la compagnie Cie & Chalmers.
Mais cette disparition, aussi surprenante soit-elle, n'était pourtant pas ce qui avait le plus déstabilisé Sofia.
Ce qui l'avait vraiment stupéfaite, c'était que cette silhouette qu'elle avait pourchassé dans les couloirs lui était étonnement familière.
***
Le regard désespérément accroché sur le cadran de sa montre à gousset, elle attendait fébrilement que la grande aiguille se positionne sur le chiffre douze avant de pénétrer dans la pièce. Il fallait attendre huit heures du soir. Pas une minute d’avance mais surtout, surtout, pas une minute de retard ! Elle se devait d’avoir l’attitude professionnelle la plus irréprochable possible, comme respecter rigoureusement la ponctualité. Avec ces personnes, il valait mieux ne pas faire quoique ce soit qui était de nature à dégrader leur patience.
Tandis qu’elle attendait dans ce couloir éclairé à la faible lueur des torches accrochées aux murs, elle s’efforça de maîtriser sa respiration. Mais plus encore, elle devait tempérer les battements de son cœur qui cognaient à lui fendre la poitrine.
« Respire. Tout va bien. Tu n’as aucune raison de craindre quoi que ce soit. Le travail a été accompli. » pensa-t-elle.
Mais malgré tout, cela ne suffit pas à modérer les insupportables « boums » martelant sa cage thoracique.
La sadique aiguille se positionna au point culminant, indiquant à la jeune femme que son calvaire était imminent.
En se contorsionnant, elle franchit alors le seuil de l’angoisse et rentra dans le bureau de Beethoven.
Dans la pièce flottait une odeur de cuir ciré. Elle retira sa capuche, dévoilant sa chevelure bouclée et s’avança d’un pas timoré vers le bureau en acajou derrière lequel était assis son supérieur, tout en respectant une honorable limite de distance que la bienséance imposait entre le subalterne et le commanditaire.
-Bonjour, dit-elle.
Tandis qu’elle attendait une réponse à son expression de politesse, un silence glaçant retentit à la place. Beethoven la sonda du regard avec une lueur froide logée au creux des pupilles, ce qui eut pour effet d’accroître sa peur. A travers ce regard impassible, elle put y lire une question tacite : « Alors, c’est fait ? ».
-C’est fait Monsieur, répondit-elle à la question muette.
Bien qu’elle s’efforçât de calquer l’assurance de son interlocuteur, elle était terriblement mal à l’aise. Beethoven dégageait une telle aura d’effroi.
-Ca s’est passé dans les règles ? demanda-t-il.
La symphonie des « boums » tambourinant reprit alors de plus belle dans la poitrine.
La question qu’elle redoutait tant.
Il ne fallait pas qu’il sache. Il ne fallait pas qu’il sache que, malgré la sale besogne effectuée, il y avait une des règles qu’elle n’était parvenue à honorer.
-Affirmatif, mentit-elle.
Il ne dit rien pendant une petite poignée de secondes. Une petite poignée de secondes chargées d’une tension palpable. Le regard scrutateur, c’était comme s’il essayait de percer une faille chez elle pouvant lui indiquer un quelconque signe de mensonge.
-Bien, conclut-il.
Il…Il la croyait ?
Un soulagement sans précédent s’empara alors d’elle. Elle n’en revenait pas de sa chance. C’était inespéré.
Beethoven avait la réputation d’avoir un détecteur d’émotion incrusté dans le cerveau. Tout le monde redoutait d’être exposé à son regard inquisiteur. Et pourtant, il n’avait pas décelé son absence de sincérité.
-A présent, voici les nouvelles instructions auxquelles vous devrez vous soumettre.
Beethoven lui apprit alors le nom de leur prochaine victime et expliqua à la jeune subordonnée le plan qu’elle devrait exécuter pour réussir son objectif. Une fois le stratagème énoncé, elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
-Bien Monsieur.
-Vous pouvez disposer, conclu-t-il en plongeant le bec de sa plume dans l’encrier.
Mais alors qu’il s’attendait à la voir prendre congés, il constata avec contrariété qu’elle resta plantée devant lui. La pointe resta suspendue au-dessus du parchemin sur lequel il s’apprêtait à écrire.
-Autre chose ? demanda Beethoven d’une voix teintée d’impatience.
-C’est que…Je…Je voulais savoir…Quand est-ce que je toucherais…euh…Et bien…vous savez…Etant donné que ma situation actuelle est vraiment calamiteuse…Que j’ai absolument tout perdu…
Elle avait parlé d’une toute petite voix, presque comme si elle n’avait pas voulu être entendue.
-Le Croupier saura récompenser votre investissement et vos résultats dans les délais appropriés. Pour l’heure, contentez-vous d’appliquer les directives que nous vous attribuons.
-Oui, bien sûr…Bien sûr. Toutes mes excuses…, s’empressa-t-elle de répondre, comme pour se racheter de la perte de temps que sa question avait occasionné chez Beethoven. Je ne vous dérange pas plus longtemps, Monsieur.
Après une légère révérence, elle pivota et se dirigea vers la sortie, impatiente de quitter cet endroit et de ne plus être confronté au regard glacial de cet homme. Mais alors qu’elle n’était qu’à quelques centimètres du seuil libérateur…
-Un instant, dit Beethoven.
Le tambour retrouva une cadence effrénée au sein de sa cage thoracique. Elle se retourna.
-Oui, Monsieur ?
-Quelle est cette chose que vous n’osez pas me dire ?
Elle se statufia sur place, glacée de terreur.
Mais comment…comment pouvait-il savoir…?
-Je vous ai tout dit Monsieur, mentit-elle à nouveau avec un malaise beaucoup plus palpable.
-Je ne pense pas.
Les « boums » atteignirent alors leur paroxysme et créèrent en elle une confusion sans pareille.
Comment avait-t-elle pu être assez stupide pour croire qu’elle pourrait le duper, lui ?
La réputation de Beethoven n’avait pas été bâtie sur du vent. Il était effectivement d’une perspicacité défiant toute concurrence. Si le Croupier l’avait choisi comme second, ça n’était pas sans raison. Elle n’osa plus lui mentir car, de toute évidence, il s’en apercevrait et elle ne tenait pas à aggraver son cas. Mais d’un autre côté, lui avouer qu’elle avait failli à l’un des aspects importants de sa tâche lui paraissait inconcevable. Déstabilisée, elle resta mutique. Désespérément mutique. Ne sachant que faire.
-Miss, je tiens à vous informer que si nous découvrons que vous nous avez menti ou caché quelque chose qui avait matière à être portée à notre connaissance, cela ne sera pas sans conséquences fâcheuses.
Boum, boum, boum, boum…
Le tambour était infernal, douloureux à en donner le vertige.
Ca y’est. Elle allait y passer. Elle en était sûre. Personne ne pouvait mentir impunément au bras droit du Croupier et, indirectement, au Croupier lui-même. Un châtiment exemplaire ne pouvait que succéder à cet affront.
S’il restait une seule, infime petite chance de sauver son cas, alors il fallait tout avouer maintenant, en essayant du mieux qu’elle pouvait de faire passer cela pour de la bonne foi
-Eh bien…c’est vrai qu’en y repensant…il y a eu… un…léger petit imprévu…dans l’exécution de ma tâche…
Les mots étaient incroyablement difficiles à extraire de la gorge. C’était comme essayer de pousser un gros bloc de pierre avec la seule force de ses deux mains.
-Quelle est la nature de ce « léger petit imprévu » ?
-Croyez bien Monsieur que j’ai usé de toute la discrétion possible. Autant que faire se peut. J’ai tenté d’être la plus précautionneuse pour…
Epargnez-moi vos circonlocutions et venez-en au fait.
Boum, boum, boum, boum…
-Naturellement, Monsieur…Eh bien…Lorsque je suis sortie de ma cachette au Parlement, juste après avoir exécuté ma tâche…Il y a…une jeune personne qui était présente dans les couloirs…Et qui m’a aperçu.
Boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum…
Ca y’est. La faute avait été énoncée.
-Une jeune personne ?
-Oui Monsieur. Une jeune femme.
-A quoi ressemblait-elle ?
-Elle avait de long cheveux blonds, ondulés et débraillé. Vingt ans, pas plus.
-As-t-elle vu votre visage ?
-Non, j’étais trop loin pour qu’elle puisse m’apercevoir distinctement. Et puis j’avais ma capuche aux raz des yeux.
Elle lui expliqua ensuite que cette mystérieuse jeune femme l’avait poursuivi au sein du Parlement mais qu’elle était parvenue à lui fausser compagnie grâce à un passage secret.
-Vous débordiez d’assurance pourtant il y a peine quelques instants lorsque vous certifiez que tout s’était déroulé dans les règles. Règles qui comprenaient celle que vous ne deviez en aucun cas vous faire repérer. Pourquoi ne pas avoir mentionné ce détail immédiatement ?
Boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum…
C’était trop fort. Elle était à deux doigts de s’évanouir, submergée par l’épouvante.
-J’ai…omis de vous le préciser Monsieur…Je vous prie de m’en excuser…
-Je vois. Il n’y a rien d’autre cette fois que vous auriez omis de me faire part ?
-Non, Monsieur. Il n’y a rien d’autre.
Il savait qu’elle ne mentait pas. Enfin, qu’elle ne mentait plus. Il n’avait plus aucune raison de la retenir.
-Vous pouvez disposer.
La perplexité envahit la jeune femme. Il n’allait donc pas la supprimer ? Il avait vraiment cru à l’hypothèse de l’oubli involontaire ? Non…C’était à peine croyable…
Elle avait pourtant appris que des personnes avaient été exécutées sur ordre du Croupier pour bien moins que ça. Mais préférant profiter de sa clémence avant qu’il ne change d’avis, elle ne chercha pas à s’attarder davantage. Elle effectua une légère révérence en signe de respect et pivota, se dirigeant à nouveau vers la porte de sortie. Jamais de sa vie une porte ne lui était apparu comme la plus belle chose qu’elle avait vu au monde.
-Oh et à l’avenir, j’ose espérer qu’il n’y aura plus la moindre omission de votre part lorsque vous m’exposerez la réalisation de vos tâches. Ai-je été assez clair ?
Le ton de Beethoven était d’une grande froideur. Une façon de faire comprendre à sa subalterne qu’il était hors de question qu’elle s’en tire aussi facilement.
Elle déglutit douloureusement.
-Très clair Monsieur, répondit-elle sans se retourner.
Puis elle ouvrit la porte et s’arracha enfin à cette insupportable ambiance anxiogène.
Beethoven déposa sa plume dans l’encrier et joignit ses mains, se livrant à une profonde réflexion.
Bien entendu, il n’avait pas été dupe un seul instant au sujet de cette soi-disant omission. Il savait que sa subordonnée avait délibérément passé sous silence l’impair qu’elle avait commis. Naturellement, il ne laisserait pas son manque de sincérité impunie. Il en référait au Croupier lors du prochain conseil des Hauts Rosers et conviendrait avec lui du châtiment qui s’impose à une telle félonie. Pour l’heure, il estimait qu’il devait continuer à la laisser accomplir les tâches. Elle était la personne la plus apte à les réaliser. De plus, son plan était réglé au millimètre près et il ne pouvait pas se permettre de le retarder en cherchant à remplaçer sa subordonnée. De plus, Beethoven était convaincu que sa remontrance envers la jeune femme suffirait cette fois-ci à redoubler la vigilance de cette dernière et ainsi, lui faire éviter de nouvelles bévues.
Mais en cet instant, plus que le mensonge de sa subordonnée ou l’impair que cette dernière avait commise, c’était la présence de cette mystérieuse inconnue qui tracassait l’esprit de Beethoven.
Qui était cette jeune femme ? Allait-elle parler de ce qu’elle avait vu à la police ?
Mais une autre question se forma inexorablement en lui, chevauchant ces deux dernières :
S’agissait-il de Sofia Snow ?