La Fin

Notes de l’auteur : "Sheep" (Pink Floyd - Animals)

Have you heard the news?
The dogs are dead
You better stay home
And do as you're told
Get out of the road if you want to grow old

La journée vient à peine de commencer que le temps est déjà lourd et suffocant. L'atmosphère chaude et sèche des journées précédentes s’est graduellement chargée d’humidité jusqu’à saturation. La météo prévoit des orages violents dans les prochaines heures. Ce seront les premiers de l’année. Un avant-goût de l’été qui s’annonce torride.

Torride de tout point de vue.

Dès l’aube, une rumeur extraordinaire s’est lancée à la conquête de la ville à la vitesse d’un signal électrique. Elle crépite à présent dans les airs comme un câble à haute-tension.

Tout a demarré avec quelques mots chuchotés à la sauvette en croisant des voisins. Ces mots ont fait leur nid au creux des oreilles léthargiques. Puis ils se sont multipliés par téléphone, avant d'essaimer sur les réseaux sociaux et dans les espaces informels, hérissant les poils des plus placides des Béats, allumant dans leurs yeux un filament d’espoir mêlé d’appréhension.

La rumeur a pris corps avec le premier métro et les premiers trains de banlieusards. Les fameux "six degrés de séparation" sont devenus cinq, quatre, puis trois. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’impensable est arrivé au centre-ville, et il a confirmé la nouvelle sans donner plus d’explications.

Pendant ce temps, dans la rue, les téléphones se sont mis à sonner, comme s'ils avaient décidé d'exprimer cette excitation que leurs propriétaires répriment. Les piétons hésitent à répondre, ils décochent des regards en biais de pigeons affolés. Il se passe un événement extraordinaire qu’ils ne veulent pas rater mais dont ils ne veulent pas être les acteurs – pas encore.

Sur les trottoirs, sur les routes, dans le métro, le flux de l’heure de pointe est moins homogène qu’à l’accoutumée, quand la routine règle la cadence.

Entre les Béats pressés de raconter à leurs collègues ce qu’ils savent ou ce qu’ils ont vu, et ceux qui lèvent le pied pour mieux prendre la température des esprits ; entre les inquiets qui tremblent à l’idée que tout cela se termine mal et les euphoriques qui n’osent pas encore sourire ouvertement ; entre les retardataires qui ont perdu du temps à interroger leur téléphone et ceux qui sont sorti de chez eux prématurément dès que la rumeur a pris corps : la grande ruée du matin est morcelée, saccadée, plus chaotique et poussive que jamais.

Les minutes, les quarts d’heure passent, et la rumeur se propage dans toutes les directions. Déjà, elle commence à perdre tout son sens, à se diluer dans le fantasme. Les Béats sont maintenant plus effrayés qu’excités, plus amers qu’embarrassés. Ceux qui se sont attardés en grillant une cigarette sur le trottoir s’engouffrent dans leurs immeubles en jetant un dernier regard sur la rue qui se rendort. C’est fini. Vite, il faut reprendre la routine. Ne surtout pas sortir du troupeau !

La Ville retourne lentement en pilotage automatique.

Une clameur enfle soudain au pied des tours. Des dizaines de personnes viennent de sortir de la bouche du métro la plus proche. Ils sont immédiatement rejoints par des badauds qui n’attendaient qu’un signal pour se montrer. Car c’est elle qu’on attendait, cette bande de Béats à l’allure volontaire, à l’aura puissante, aux regards farouches. C'est elle que la rumeur annonçait, et la voici qui débarque en chair et en os !!

Aux fenêtres des bureaux apparaissent maintenant des têtes, une par une, dix par dix, des centaines, des milliers de têtes derrières des milliers de vitres qu’on ne peut pas ouvrir par mesure de sécurité.

Puis, un peu comme un public silencieux sous le charme d’un spectacle, et qui se lève enfin pour applaudir à tout rompre, les trottoirs se repeuplent en un clin d’œil, les esplanades se remplissent de centaines de milliers de Béats et de Béates. Des patronnes, des techniciens, des secrétaires, des vendeurs, des réceptionnistes, des touristes, des infirmiers, des danseuses, des coiffeurs, des coursières. Tout le monde.

Des cris fusent çà et là, des altercations éclatent, mais la plupart des Béats font preuve de retenue et se contentent de regarder autour d’eux en se dressant sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passe un peu plus loin.

Le centre de l’attention se trouve tout près de la sortie du métro. C’est une femme brune, pas très grande, encadrée par une cinquantaine de personnes armées de bâtons ou de couteaux, et aux vêtements tachés de sang. De sang !

Le bout de femme monte sur un muret et prend la parole. On n’entend rien dans le bruit des automobiles qui s’accumulent dans les rues adjacentes, ce qui n'empêche pas les Béats les plus proches de lever les bras et de hurler des slogans vite repris par leurs voisins.

Le feu de la rumeur reprend, et cette fois rien ne semble pouvoir l'arrêter. En effet, ce n’est plus une rumeur, c’est une proclamation ! Une vérité ! Des personnes se mettent à courir, la Nouvelle se propage enfin sans ambiguïté : la chasse aux Prédateurs est ouverte !!

Les Béats rassemblées ce matin-là au centre-ville ont le sentiment de vivre un moment historique. Ils mettent de côté leur sens critique pour adhérer à ce récit extraordinaire, à cette légende qu'on déforme déjà pour lui donner la grandeur de l’instant. Un mythe fondateur est en train de naître. Rien ne peut arrêter un mythe.

En moins d'une heure, des millions de personnes savent que la femme qui s’est adressée à la foule a tué dix, non, cent Prédateurs de ses propres mains pour défendre sa peau !

Quant aux Béats qui la suivent depuis la veille, ses disciples, ils l'ont imitée et n’en sont pas morts. Bien au contraire. La Police est restée sagement à distance de ces rebelles tandis qu’une trentaine de chasseurs dépêchés en urgence rappliquaient en meute – du jamais vu – pour fondre sur ces téméraires et leur apprendre les bonnes manières.

Contre toute attente, ces Prédateurs ont été réduits en charpies.

La chasse est ouverte ! Sans se concerter, des Béats se regroupent et arrêtent des autobus, des camionnettes, des taxis pour monter dedans. Tout le monde se met à parler car tout le monde a quelque chose à dire, tout le monde croit savoir quelque chose. Des années durant, les activités, les déplacements, les habitudes de dizaines de chasseurs ont été repérées et discrètement enregistrées par des voisins que les Règles muselaient dans la terreur. C’est maintenant du passé : la chasse aux Prédateurs est ouverte !

Les rares employés qui n'ont pas rejoint la grande traque regardent nerveusement leurs montres. C’est bien beau tout ça mais le travail les attend, ils doivent appeler des clients, relancer des fournisseurs, clôturer leur comptabilité.

En vérité, ils retournent au bureau car ils s’inquiètent de ce qu’il va se passer APRÈS. Les Prédateurs vont-ils revenir, renaître de leur cendres ? L’évolution va-t-elle châtier l’Humanité dégénérescente pour avoir violé des Règles élémentaires et nécessaires à sa survie ? Est-il possible que la vie continue sans les chasseurs, sans la Mort tapie à l’ombre d’une porte, au détour d’une rue, s’invitant là où on l’attend le moins ?

Les plus religieux tremblent en songeant à la vengeance divine qui s'abattra inévitablement sur ces hérétiques qui osent s'attaquer aux Anges Régulateurs. On raconte que les églises sont les premières cibles de la foule. Des prêtres sont pendus au fronton de leur paroisse sans autre forme de procès.

*

Maria contemple la Ville depuis la terrasse luxueuse d’une tour du quartier des affaires. Un orage du soir a fini par éclater, refroidissant momentanément les ardeurs de la foule qui s’est dispersée pour se mettre à l’abri des éléments.

La pluie battante nettoie un peu les mares de sang qui se sont multipliées sur les trottoirs comme une poussée de varicelle sur le visage de la Ville. Tout le pays est concerné, si l’on en croit les médias surexcités qui décèlent déjà des foyers de Changement ailleurs dans le monde à mesure que la planète se réveille et apprend la Nouvelle. Le sang coule à flots sous toutes les latitudes, sous tous les climats.

Cette fois, il s’agit d’un sang versé par des Béats, ou plutôt par des ex-Béats, des hommes et femmes d’un nouveau genre, la nouvelle espèce humaine dominante – et bientôt unique – de cette nouvelle ère.

Il n’y aura bientôt plus de Prédateurs, plus de chasseurs, plus de Proies. Seulement la jungle. On n’en est qu’au début. Personne ne prétendra prendre la place des bourreaux, mais personne ne voudra non plus redevenir une victime.

Un nouvel Ordre va immanquablement émerger du chaos, quand chacun aura trouvé sa place et donné un sens différent à sa vie. Pour l’instant, l'heure est aux expérimentations, aux meurtres inutiles, au défoulement gratuit. Cependant les rivières de sang finiront bien par se tarir, ne serait-ce que parce qu’aucune espèce ne peut s’anéantir elle-même.

 

Lequel des univers imaginés par Alvar va-t-il devenir réel ? Maria frémit en pensant aux guerres, aux armées de tueurs, aux populations exterminées pour assouvir la soif de vengeance d’autres populations elles-mêmes victimes d’un cycle de haine perpétuelle. Non. Un tel monde serait invivable et non viable. Et pourtant… Elle en a eu un aperçu pendant cette journée de folie.

À l’opposé, peut-on imaginer un monde de paix complète, sans une once de violence, avec comme seul bourreau un Dieu tueur, ultime pourvoyeur de mort, de chagrin, d’injustice, frappant au hasard ou selon un schéma à jamais hors de portée de la compréhension des simples mortels, aux voies définitivement impénétrables ? Maria hait déjà un tel être amoral s’il existe. De la même manière qu'elle a lutté contre les Prédateurs, elle luttera contre ce Dieu jusqu’à le faire tomber de son trône céleste.

Mais la jeune femme doute d’avoir jamais à le faire. Quoi qu’il arrive, son rôle s’arrêtera là. On l’a isolée de force dans ce restaurant au sommet de la tour sous prétexte de la protéger de la violence qui se déchaîne dans la rue. La protéger, ou la retenir pour des raisons politiques, car il s’agit bien de politique maintenant que le fleuve est sorti de son lit. Seule l’ingénierie politique pourra endiguer les flots et redessiner le cours de l’humanité. La tâche sera ardue pour unir les millions d’énergies libérées, et canaliser toutes ces forces trop longtemps contenues. Quel sera sa place dans ce monde incertain, elle l'ignore encore.

Maria se tient seule sur la terrasse abandonnée, petite silhouette noyée au milieu des nappes blanches, des couverts en argent et des verres en cristal. Seule dans un décor de luxe avec vue sur la Ville. Son palais de Princesse.

 

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