La Proie

Tomas feuillette le manuscrit avec une moue dubitative. Ses sourcils froncés dénotent un intense effort de concentration, la sueur perle à son front lisse. Le jeune homme ressemble à un mauvais acteur surjouant la perplexité. Il tourne sèchement les feuilles comme s’il voulait en tirer les froissements les plus sonores possibles, à la limite de la déchirure. Ses yeux passent d’une page à l’autre, se fixent quelques instants sur les extraits que Maria a surlignés en jaune fluo. Pour la forme, il se force à déchiffrer une phrase çà et là.

« J'y crois pas un instant. C’est du pipeau ce truc. » lâche-t-il enfin en rendant l’épaisse liasse à Maria. Son ton est sentencieux, et sa sentence sans appel : il n’en lira pas plus.

Les bras croisés, son amie ne fait aucun geste pour reprendre le manuscrit. Elle le toise sans ciller.

« C'est pourtant la stricte vérité. Tout est là-dedans.  Tout. Il suffit de te lancer. En vérité, tu as peur de savoir. »

Tomas soupire bruyamment. Il regarde à nouveau le paquet de feuilles. Nom d’un chien, Maria lui demande l’impossible ! Il a entre les mains l’original de ce qui aurait pu devenir un livre, un truc épais, brillant, avec la photo de l'auteur derrière, un objet qu’on achète dans des endroits pleins de gens snobs – les "librairies". Quelle horreur ! C'est comme s'il tenait dans sa paume un oisillon rosâtre et qu’on lui disait qu'il s'agissait d'un aigle royal. Même si c’était vrai, ce n'en serait pas moins dégoûtant.

Il n’a jamais porté les livres dans son cœur. Il assimile ces choses grosses comme d’antiques boîtiers VHS à une punition particulièrement inhumaine, un parcours d’obstacles pour son esprit et ses yeux qui doivent suivre une ligne minuscule de gauche à droite, de bas en haut, sans rien sauter sinon boum !! – on ne comprend plus rien. Pour lui c’est une épreuve sans fin : quand la page est enfin vaincue, il faut tout recommencer avec la suivante, et encore, et encore…

Mais là c'est pire que tout. Il découvre qu'il y a des gens encore plus fous que ceux qui lisent de leur plein gré : il y a ceux qui écrivent !!

Tomas jette la liasse sur la banquette en ricanant nerveusement.

« Des Béats qui s’entre-tuent ? Allons ! C'est du grand n'importe quoi ! Tu exagères pour me faire réagir, comme d’habitude.

– Alors lis ce texte en entier, si tu doutes de moi ! » insiste Maria sur la défensive.

Elle connaît pourtant l'aversion de son copain pour la lecture. Pourquoi se fatigue-t-elle ? Jamais il ne relèvera le défi.

« Certainement pas ! J’ai mal aux yeux rien qu’à y penser ».

La réaction de Tomas était prévisible. Il peut avoir mal n’importe où quand ça l’arrange. Maria se lève pour aller récupérer le manuscrit éparpillé entre les coussins.

« Par contre, je veux bien que tu me racontes, reprend le jeune homme après quelques secondes de silence.

– Ça t’intéresse vraiment ?

– Non, ça ne m’intéresse pas. Mais est-ce que j’ai le choix ? Tu as un tatouage, alors qu’hier tu n’avais rien, nada ! Alors excuse-moi de m'inquiéter pour toi. Moi aussi j’ai fait ma petite enquête. J’ai entendu parler du type refroidi dans le parc. Personne ne savait que c'était un Préd'. Évidemment, j’ai fermé ma gueule. Et cette nuit, au boulot, j’ai réfléchi – oui, j’ai réfléchi, pas la peine de sourire comme une conne – et j’ai commencé à croire que tu t’étais transformé en Prédatrice. Je me suis demandé si j’allais pas faire mes valises. Maintenant c’est pire que tout. Tu es devenue une Proie de Collectionneur ! Une Proie !!

– Merci de me le rappeler. Je peux me débrouiller toute seule, si ça te fait peur.

– Et comment tu comptes faire ? En lisant d'autres saloperies de ce genre ? (Il montre le manuscrit). Hein ? D’ailleurs, c'est peut-être à cause de ça que tu t'es transformée en gibier à la peau de luxe. T’as pensé à ça, toi qui te crois si maligne ? »

Maria ne répond pas. Bien sûr que l’idée lui a traversé l’esprit. Son petit monde s’est écroulé en quelques jours. Dorénavant, plus rien ne lui semble impossible.

Le silence de la jeune femme perturbe Tomas. Il semble sur le point de renoncer à entendre l’histoire d’Alvar. C’est sans compter sur son orgueil. Par deux fois, Maria a utilisé le mot "peur". Il sait qu’elle le manipule, mais personne ne pourra dire qu’il a peur d’une liasse de feuilles.

– Oh, et puis merde, vas-y, raconte ! On verra bien si je deviens tatoué, fanfaronne-t-il.

– Tu acceptes de prendre le risque ?

– Mouais... Je suis sûr que c’est du flan, ton bouquin. Mais disons que je suis curieux. Dépêche-toi avant que je change d’avis. »

Maria reprend les feuilles de papier. Elle vérifie rapidement qu’elles ne sont pas mélangées. Puis elle s'installe sur un accoudoir du canapé et commence à résumer chaque page, souvent de mémoire, parfois en lisant en diagonale quand elle cherche un détail ou un mot de cet étrange vocabulaire "militaire" .

*

Ravel le fils-à-papa, la guerre qui fait rage au loin – Tomas l’interrompt pour savoir ce qu’est la "guerre", elle lui demande de patienter.

Le coup de foudre, la passion qui devient malsaine, le mari, le duel, la condamnation au front, les combats, les massacres, les honneurs, et enfin la disgrâce aux yeux de celle que Ravel appelle son "étoile polaire".

Tout cela prend une bonne heure. À la fin, Tomas se lève pour aller se chercher une bière au frigo. Il n'a pas ouvert la bouche, mais ça ne saurait tarder. Maria n’attend que des commentaires négatifs. Elle est quand même surprise qu’il l’ait écoutée jusqu’au bout sans glousser, sans commenter. Sans se mettre en colère devant l’obscénité de certaines scènes, devant l’absurdité et l’incohérence du monde décrit par Alvar.

Après un long moment Tomas revient dans le salon avec sa bière ouverte. Sans un mot, il allume la télévision et zappe jusqu’à ce qu’il tombe sur un documentaire animalier. Encore la scène archi classique d'une battue dans la savane, avec la mort de l’antilope béate et la curée des fauves affamés. Maria n’a jamais compris pourquoi ces reportages sanglants fascinaient à ce point les gens. À toute heure de la journée, dans les actualités, les programmes pour enfant, les talk-shows, les émissions sportives, culinaires, économiques, historiques… on passe et on repasse la mise à mort de gazelles, de buffles, de moutons, dans une mise en scène si réaliste qu’on peut se demander si les proies "sauvages" ne sont pas livrées en pâture à leurs chasseurs dans le seul but d’obtenir des images chocs.

Sortant enfin de son mutisme, Tomas montre l'écran du téléviseur.

« Imagine un peu… Les lions qui réuniraient les troupeaux d’antilopes pour les précipiter du haut d’une falaise. Ou qui les égorgeraient toutes une par une, sans interruption, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus une seule dans la savane… Tu trouverais pas ça stupide de leur part ? Contre-nature ?

– Ce n’est pas comparable. La guerre décrite par Alvar oppose…

– Non non non non, je te vois venir avec tes arguments, "des  hommes contre des hommes", mais tu sais aussi bien que moi que l’évolution a permis l’émergence d'une classe humaine de Prédateurs pour… euh… "palier l’absence de prédation naturelle chez l'Homme".

– Si tu t’entendais ! Tu récites le baratin qu’on t’a appris à l’école. Ce sont des mots que tu ne comprends même pas ! s’emporte Maria.

– Faut pas exagérer, madame l’intellectuelle. Je suis pas si con que ça. J’étais pas mauvais à l’école, et si j’avais pas été en charge de ma famille j’aurais pu…

– Je connais ton histoire. Si un Prédateur n’avait pas tué ton frère (la voix de Maria se voile à se souvenir)... tu ne passerais pas tes nuits à compter les étoiles dans un parking désert, avec ton chien crétin qui court après les rats !

– Laisse mon chien en dehors de ça, tu veux ! » gronde Tomas.

Il prend son expression sévère qui signifie "fin de la discussion".

À la télévision il ne reste plus rien de l’antilope, sauf des boyaux sanguinolents que se disputent les hyènes. Le jeune homme en colère se remet à zapper rageusement. Il y en aura plein d’autres sur d’autres chaînes, des massacres de proies.

Trois jours plus tôt, Maria aurait abdiqué devant le ton menaçant de son compagnon. Tomas prend souvent le dessus de la pire manière qui soit : en la frappant. Rien de très violent, évidemment, c’est un Béat. De simples taloches du bout des doigts. Ce genre de comportement est pourtant considéré comme révoltant par la société. Une déviance indigne d’un Béat civilisé. Mais maintenant qu’elle a goûté au plaisir de le remettre à sa place en ripostant plus fort, Maria ne compte plus céder aussi facilement

« Tomas ! Tu as oublié pourquoi je t’ai raconté cette histoire ? Mon… tatouage ? »

Il la foudroie du regard. Elle comprend alors que son silence n’est pas de l’indifférence, mais qu’il traduit son impuissance à changer quoi que ce soit. Posant sa bière sur la table basse, il remonte son t-shirt à moitié et lui crie :

– Qu’est-ce que tu vois, là ? Rien !! Ton histoire de Béats tueurs n’a rien à voir avec ton tatouage. Tu as ce dessin sur la peau uniquement parce que tu as… (il baisse la voix) … parce que tu as buté un putain de Violeur !! Pas parce que tu as lu ce bouquin à la con. Tu réalises dans quelle merdier tu t’es fourrée ?

– Tomas, l’interrompt doucement Maria. Je veux savoir ce que tu penses VRAIMENT de ce livre. Je ne veux pas mourir, pas plus que toi. Mais je suis convaincue que mon salut se trouve dans ce "bouquin à la con" comme tu le dis si bien. Alors dis-moi FRANCHEMENT si ça n’a pas… remué quelque chose en toi. »

Tomas redescend son t-shirt, lentement, cherchant ses mots. Elle a raison.

« Remué ? Mouais… Choqué, oui ! Ce bouquin est dégueulasse. Frappé. Ça… banalise la mort… C’est… dangereux…

– Subversif ?

– Si tu veux dire par là que ça donnerait envie de changer les choses, d’imiter ces salauds de Prédateurs, alors oui... et non en même temps. Les éliminer, oui, mais pas nous massacrer entre nous ! Avec de genre d’idées on risque de… »

Le jeune homme s’arrête soudainement.

« Dis donc, tu es sûre que tu n’aurais pas lu ce torchon avant de rencontrer le Violeur dans le parc, et que ça t’aurait pas monté à la tête quand il a essayé de …

– Non ! Non ! NON ! Tu prends les choses à l'envers ! C’est PARCE QUE j’ai tué le violeur que je suis allée voir Alvar, pas l'inverse. J'ai pourtant été claire sur ce point !

– Et ton histoire de princesse tordue, et tout ça ? C’est le même écrivain, non ?

– C’est du passé. La Princesse Clara est une pauvre fille qui n’existe même pas. Moi, je suis réelle. »

Tout en parlant, Maria s’est déplacée sans réfléchir vers la fenêtre qui donne sur la rue. Elle s’est postée derrière les voiles transparents qui s’agitent dans la brise.

« Oh non ! C’est pas vrai !!

– Quoi ? »

Tomas se lève d’un bond pour la rejoindre. Maria l’empêche d’ouvrir les rideaux.

« Ne fais pas ça ! Il va nous repérer !

– Mais qui, bordel ??

– Le type, là-bas, près de la camionnette verte, celui qui a l’air de chercher quelqu’un… C’est le chasseur que j’ai croisé avant-hier en sortant du métro !

– Quoi ?? Quel chasseur ?? Tu passes ta vie à les fréquenter ou quoi ? Et qu’est-ce qu’il te veut, celui-là ?

– À ton avis ? lui répond Maria sur un ton glacial. Il veut ma peau !

– Oh merde merde merde merde… »

Et c’est reparti. La phase de panique précédant l’Acceptation. Tomas se met à danser d’un pied à l’autre, les yeux hagards, les mains serrées sur sa poitrine. Maria, comme tous les Béats, sait reconnaître cet état mental. Dès la maternelle on apprend aux enfants à se ressaisir. À faire face avec dignité.

« Tomas ! Calme-toi ! Tu m’entends ? Regarde-moi quand je te parle, imbécile ! »

Le vigile s’arrête aussi vite qu’il a commencé. Il a passé des nuits complètes à surveiller seul des entrepôts, au risque d’être pris pour cible par un chasseur – on prétend que les Prédateurs aiment sortir quand il fait noir. Il attrape le poignet de Maria.

« Qu’est-ce que tu vas faire, hein ?

– Je n’ai rien demandé, mais toi, arrête de paniquer ! Tu ne risques rien, ou presque. Le chasseur n’est pas encore là. On a l'avantage de le voir sans qu’il sache où on est. Et puis, rien ne prouve que c’est moi en particulier qu’il recherche.

– Mon cul ! Un Collectionneur te reniflerait à dix kilomètres !

– De toute façon, ça n’a plus d’importance. Hasard ou pas, il est sous notre fenêtre. Il faudra bien que je sorte à un moment donné, et il va me tomber dessus. Si ce n’est pas ce soir, ce sera demain, ou après-demain…

– Il y a des gens qui trimballent leurs tatouages pendant des années avant de se faire cueillir, fait Tomas avec une lueur d’espoir dans le regard.

– Ne compte pas là-dessus. Je ne veux pas faire profil bas toute ma vie. Et puis basta ! Tu as raison : ce chasseur est forcément sur mes traces.

– Ravi que tu l’admettes. Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

Tomas s’est repris très vite. Il en est le premier étonné. Il faut dire que le calme de Maria l’impressionne.

La jeune femme, quant à elle, ne se fait guère d'illusion. Elle sait que son compagnon n'envisage pas un seul instant une issue heureuse. Il a d’ores et déjà accepté qu’un Collectionneur va bientôt traverser la rue, monter à l’étage, ouvrir la porte et fondre sur Maria pour la tuer en sifflotant. Ainsi va la vie.

S'il parle d'agir, c'est uniquement pour changer la manière dont l’exécution va se dérouler. On peut toujours retarder l’échéance. Se cacher. Voire s’enfuir, crime grave qui exposerait Tomas à l’ire des Prédateurs. Ou au contraire on peut faciliter le travail du Collectionneur pour éviter les souffrances inutiles.

Maria fouille dans son sac qui traîne sur le canapé. Le couteau… Le putain de couteau qu’elle transporte depuis vingt-quatre heures, son pass pour ouvrir toutes les portes ! Elle le sort et le pointe vers Tomas qui roule aussitôt des yeux affolés.

« Tu m'as demandé ce qu’on allait faire ? On va crever ce salopard ! » siffle-t-elle avec une détermination que son compagnon ne lui a jamais vue. « J’ai tué un violeur, tu n’étais pas là mais crois-moi, le plus dur c'est de se décider. Après ça, c’est facile : ces types ne se défendent pas. Ils ne comprennent pas ce qu’il leur arrive. Ils sont pires que des Béats ! Veux-tu m’aider ?

– Non !! Certainement pas !! »

C’est un "non" qui vient du fond du cœur, ou plus précisément du cerveau reptilien : un réflexe de survie ne demandant aucune réflexion, un programme action/réaction qui s’enclenche et court-circuite toute pensée logique. Un "non" existentiel. Tomas se remet aussitôt à trembler.

« De quoi as-tu peur ? lui demande Maria qui a du mal à cacher son mépris.

– Je veux pas mourir. C’est pourtant facile à comprendre !

– Alors comme ça, tu ne veux pas mourir ? Et si cette nuit un Dépeceur vient te rendre visite dans ton entrepôt, tu feras quoi ? Comme tous les Béats, tu fermeras les yeux !! Et tu mourras comme… comme une gazelle merdique. Crois-moi : la meilleure façon de survivre, c’est en se défendant !

– Ça ne marche pas comme ça…. gémit Tomas en montrant vaguement la télévision.

– Pas encore pour toi, mais pour moi, si ! Je ne peux plus redevenir une Béate qui se laisse découper en rondelles par des malades mentaux. Alors, vas-tu me suivre OUI ou NON ?

– S'il te plaît Maria, tu peux me demander n’importe quoi, mais pas ça… C’est de la folie pure !! Si tu descends, il va te tuer !!

– Peut-être. Mais j’y vais quand même. »

La jeune femme relève son chandail pour glisser le couteau entre son ventre et l’élastique de son pantalon. En voyant subrepticement la fine ligne de duvet brun qui rejoint le nombril de Maria, Tomas a une révélation. Dans une poignée de minutes, la fille qu’il aime sera morte, gisant à moitié dévêtue sur le trottoir crasseux. Ses vêtements seront découpés ou déchirés, sa jolie peau sera exposée aux regards des Béats fascinés, et au rasoir d’un Collectionneur incapable de pitié et encore moins d’amour. Tandis que lui, Tomas, sera debout au deuxième étage, à regarder par l’encadrement de la fenêtre le Prédateur charcuter sa proie. Il ne pourra pas changer de chaîne, il ne pourra pas hausser les épaules et dire : « C’est la Nature, ainsi va la vie ».

« Non, non…. Je ne peux pas ! » fait-il d’une voix déchirée.

Prenant la réponse de Tomas pour un refus définitif, Maria hausse les épaules avant de sortir de l’appartement sans se retourner.

Une silhouette se tient devant la porte, dans le couloir mal éclairé (plusieurs ampoules sont grillées depuis des mois). La jeune femme réprime un cri en voyant l’ombre qui recule vivement. Mais ce n’est que la voisine du fond du couloir, la snobinarde avec ses fringues de marque. Qu’est-ce qu’elle fout là ?

Maria hésite à avancer. La fille svelte s'avance alors dans la lumière.

« Euh… désolée… je ne voulais pas… J’ai entendu des éclats de voix, alors… Bon, excusez-moi, je dois aller faire mon cardio… Hi hi ! Avec toutes ces émotions, je n’en aurai peut-être pas besoin ! »

Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Maria pensait que l’autre était une idiote, mais pas à ce point. Interdite, elle regarde la sportive filiforme se diriger vers les escaliers en trottinant comme si de rien n’était.

Je rêve, ou elle écoutait à la porte ?

Soudain Tomas passe la tête par-dessus son épaule et se met à crier : « Simone ! Empêche-la de faire une connerie ! ». Le caïd du dimanche a des sanglots dans la voix.

Tiens, se dit Maria, il connaît le prénom de cette tartignole qui tord du cul dans les escaliers ? Elle verra ça plus tard. Elle a d’autres chats à fouetter. Un chat, pour être plus précise, et un gros. Avec un soupir d'exaspération, Maria passe devant ladite Simone qui s'est arrêtée en entendant la voix de Tomas. La cruche sourit gauchement comme une gamine de cinq ans qui va se faire engueuler.

« Elle veut se battre avec un Prédateur ! Elle veut le… le tuer ! » continue Tomas qui vient de sortir sur le palier.

Simone voit alors le grand couteau que tient Maria. Subjuguée par le regard féroce de sa jeune voisine, elle n’avait pas remarqué l’énorme lame étincelant dans le noir. Elle comprend aussitôt que Tomas dit la vérité. Mais elle sait aussi que Maria n’est pas folle, pas plus folle qu’elle-même en tout cas (ce qui n’est pas un gage de santé mentale, Simone est prête à le reconnaître).

Sans hésiter, elle emboîte le pas à la brunette qui est en train de dévaler les escaliers au pas de course. Simone se sent comme une disciple derrière sa maîtresse. Elle a enfin trouvé sa voie.

*

Il la sent ! La femme est quelque part dans l'un de ces immeubles grisâtres dont le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques et des restaurants.

Pour la première fois de sa vie, le Collectionneur est capable de percevoir une Proie les yeux fermés. Au mieux, il a déjà été capable de deviner la présence d’un Béat déviant au beau milieu d’une foule, rien qu’en se fiant aux mouvements d’ensemble du troupeau. Mais jamais avec une telle acuité. Jamais à travers les murs.

Ce soir il est au sommet de son art. Les épisodes de la grange puis du garçon à vélo sont déjà oubliés. Des erreurs de parcours sans conséquence. Le Collectionneur va maintenant se lancer corps et âme dans la traque de cette tueuse de Prédateurs. Son intuition lui souffle qu’en ajoutant la brune à sa collection les choses redeviendront comme avant, et même mieux qu’avant ! Il deviendra une légende chez les Prédateurs ! Il recevra certainement la médaille de l’Apex Predator de la main même du président !

Encore faut-il dénicher l’oiselle qui se terre dans une de ces termitières miteuses. Ce n'est qu'une question de temps. Il suffit de faire des cercles de plus en plus petits, de localiser l’entrée exacte puis de ...

Soudain il la voit traverser la rue. Il la reconnaît aussitôt à sa chevelure brune volumineuse et à sa démarche volontaire. Déjà ? La jubilation du chasseur se mêle à la déception : il aurait aimé faire de cette traque un modèle du genre, qui serait passé à la postérité pour les futures générations de Collectionneurs. Mais ce sentiment mitigé est de courte durée. En moins d’une seconde, il fait place à de l’inquiétude, puis à de la peur. Les fantômes sont ressortis de la grange. Au mépris des Règles les plus élémentaires, la fille est en train de se diriger droit sur lui, sans la moindre hésitation, et surtout… elle ne le quitte pas des yeux !! Malgré la distance il peut voir la détermination qui brûle dans son regard. Elle vient se jeter de son plein gré dans la gueule du loup. Pas à la manière de ces Béats suicidaires qui veulent en finir au plus vite. Oh que non ! Plutôt comme une Prédatrice qui chasse sa propre proie !

Le Collectionneur se ressaisit. Elle n’est qu’une Béate, folle peut-être, mais une Béate tatouée qu’il va éplucher comme les autres. Pour ce qui est du viol, il va laisser tomber. Il ne veut pas courir de risque inutile avec une psychopathe qui a déjà étranglé un Prédateur. Dommage, elle était sacrément mignonne.

Attention, elle n'est pas seule ! Elle est talonnée par un grand escogriffe qui semble être au bord de la syncope, et par une autre jeune femme. Cette dernière, aussi maigrichonne que la brune est enveloppée, met beaucoup d'agressivité dans sa façon de fouler le bitume. Bizarre… Ces Béats ne sont définitivement pas normaux. Il ne doit surtout pas les laisser prendre l’initiative !

Le Collectionneur ouvre son sac à dos avec une fébrilité inhabituelle. Jamais il n'a eu besoin de chercher une arme dans l’urgence. D’habitude, les Proies attendent le coup de grâce en pleurnichant ou en fixant leurs pieds. La brune et ses deux comparses marchent toujours vers lui à grands pas. En essayant d'ôter le chiffon enroulé autour de la lame, le Prédateur laisse tomber son couteau encore poisseux du sang du gamin. Merde ! Il aurait dû nettoyer son outil avant. Pas professionnel, tout ça...

Trop tard pour ramasser son arme : la femme est déjà sur lui, brandissant un couteau encore plus grand que le sien. Le Collectionneur recule instinctivement. Reculer devant des Béats… le monde à l’envers ! Il tend la main tout en restant hors de portée de la folle qui s’est arrêtée à quelques mètres.

« Donne-moi ça, ma belle. Tu pourrais te blesser. »

À sa grande honte, sa voix est mal assurée, presque geignarde. Ce détail n’échappe pas à Maria qui est en train de se demander de quelle manière elle doit porter son attaque.

La jeune femme n’a aucune idée des techniques utilisées par les Prédateurs pour tuer efficacement leurs victimes. Par contre, elle se souvient très bien des combats au poignard dans le bouquin d'Alvar. L’écrivain n’est pas avare de détails. Frapper la lame en avant, en tenant fermement le manche, dans un mouvement rapide et tendu, à la manière d’un joueur de bowling qui se fend en pliant la jambe. Alvar appelle ça de "l’escrime". Droit au cœur, ou dans le ventre. Elle s’attend à devoir frapper plusieurs fois. Cette idée la dégoûte, évidemment, mais elle sait qu'elle ne doit pas laisser ses émotions interférer. Seule la haine lui permettra de surmonter l'épreuve.

Maria réalise alors que le Collectionneur n’a rien d’effrayant. Encore mieux : il a l’air effrayé ! Elle décide de temporiser.

« Je vois que tu t’es coupé avec ton joujou », ricane-t-elle en montrant le poignard rougi de sang sur le trottoir.

Le Collectionneur est stupéfait par cette audace. Sa peur monte encore d’un cran. S’il avait le moindre doute là-dessus, il est maintenant convaincu que cette Béate n’a pas tué le Violeur par accident ou sur un coup de folie. Non. Elle l’a tué avec la même résolution qu’un chasseur quand il égorge sa proie dans le caniveau, et avec une motivation nouvelle, qui va au-delà de la nécessité et de la satisfaction du travail bien fait : elle l'a tué par défi. Un défi aux Prédateurs, à l’ordre naturel. Un défi au Destin.

Cette femme appartient à une nouvelle espèce, une espèce extrêmement dangereuse. Il émane d’elle une telle assurance que le Collectionneur sent ses propres certitudes se fissurer. Le malaise qui le ronge depuis longtemps déjà, et qui s’est révélé au grand jour à la Campagne puis au parc, ce malaise se transforme en crise aiguë, en prise de conscience de ce qu’il est en vérité : un monstre ! Le gamin avait raison. Les Béats méprisent les Prédateurs. Et ils ont soif de vengeance.

Sauf que. Le Collectionneur admet peut-être l’injustice du système, cependant il réalise aussi que sa propre vie est en jeu, et qu’il préfère encore vivre et tuer dans un monde injuste que de mourir pour ses propres crimes dans le meilleur des mondes.

Il se penche vivement en avant pour saisir le poignet de la femme surprise par la rapidité du geste. D’une clé de bras douloureuse, il la force à pivoter avant de lui arracher son couteau. Moins d'une seconde plus tard il est dans son dos et la maintient d’une poigne de fer. La lame tranchante est posée sur la gorge offerte de la Béate. Plutôt que de la tuer sur-le-champ, comme son instinct le presse de le faire, il ne peut s’empêcher de glisser un mot à l’oreille de la brunette dont la chevelure parfumée lui remplit les narines.

« Désolé, chérie… J’aurais aimé te connaître dans d’autres circonstances, mais ainsi va la vie : je vais te tuer, parce que c’est tout ce que je sais faire. C’est dans ma nature ! »

Maria sait quelle ne pourra pas se débarrasser du chasseur. La lame est si fortement pressée contre son cou qu’elle sent battre sa carotide sous le fil du métal. Au moindre faux mouvement sa gorge s’ouvrira comme un zip.

La jeune femme attend la mort. Putain de Princesse qui l’a mise dans cette situation !

Ponctuant le mot "nature", le chasseur bande ses muscles pour exécuter son geste de boucher. Mais la lame ne bouge pas d’un millimètre. L'homme se cambre soudain en hoquettant. Maria en profite pour repousser vivement le bras devenu mou. Elle se retourne juste à temps pour voir son agresseur s’effondrer comme un sac vide, son propre couteau de Prédateur planté droit dans la colonne vertébrale.

Simone se tient juste à côté. Elle regarde sa main vide d’un air halluciné.

Dans la rue, les piétons qui avaient ralenti leur allure pour mieux profiter du spectacle se sont arrêtés. Leurs visages expriment tous la même stupéfaction.

Aux fenêtres les rideaux s’écartent et dévoilent les voyeurs qui se cachaient derrière. Des dizaines de faces se collent aux vitres.

Des voitures ralentissent, des gens sortent des boutiques les plus proches, des salons de coiffure, des épiceries.

Lentement, une petite foule converge sur le trio composé de Maria qui a retrouvé sa posture de guerrière, de Simone qui est toujours en transe et de Tomas qui ne peut détacher son regard du Prédateur mort.

Pour dissiper tout malentendu, Maria crache sur le chasseur et crie aux Béats qui forment un cercle autour d’eux :

« Je suis une Béate, comme vous ! Hier soir j’ai tué un Violeur, et Simone que voici vient de vous prouver qu’un Béat n'est pas un mouton destiné à l’abattoir ! Nous ne sommes pas des saloperies d’antilopes, et les Prédateurs ne sont pas des lions !!! Ce ne sont que des hommes et des femmes de la pire espèce, des monstres qu’il faut détruire pour les empêcher de nuire !! Nous ne sommes plus des proies, mais des chasseurs, et ce soir la grande Chasse va commencer ! »

Le cercle s’est encore resserré. Les regards brillent. Maria comprend avec tristesse qu’elle ne pourra jamais briser des millénaires de conditionnement.

Un poing fermé se lève, un deuxième, un autre encore…

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