Little Louis
31 mai 1921
Gare ferroviaire de TULSA
* * * 48 * * *
Le rock and roll existe depuis un moment.
Avant, on appelait ça le rythme and blues.
C'était déjà un truc formidable.
C'est devenu encore plus énorme.
On a alors prétendu qu'il exerçait une
mauvaise influence sur les jeunes.
Pour moi, le rock n'est rien d'autre
que de la musique. Et je suis persuadé
qu'il est là pour un bout de temps.
Ou bien il faudra trouver quelque
chose de très fort pour le remplacer.
Elvis Presley
* * *
Dans un bruit de ferraille, métal contre métal, Big Boy s’arrêtait péniblement. Le crissement des roues et les râles de l’énorme chaudière, résonnèrent brutalement comme si ce devait être son dernier arrêt.
Little Louis, dans son wagon, au milieu des caisses de whisky, se réveilla en sursaut. Il dormait si profondément qu’il était incapable de dire depuis combien de temps il était dans les bras de Morphée, une heure, une journée, ou plus ? Il regarda sa montre et il vit qu’il était tôt. Le soleil dehors était à peine levé et le train était arrêté.
Little Louis se leva, regroupa rapidement ses affaires et se dirigea vers l’ouverture du wagon. Il regarda discrètement de part et d’autre. Son wagon n’était pas arrêté en face du quai. Il pourrait donc descendre discrètement. Avant de sauter, son regard fut attiré par une scène, à l’avant du train, tout au bout du quai. Il y avait finalement un autre passager dans ce train. Little Louis le vit descendre et se diriger vers le chef de gare. La scène était surréaliste. Little Louis avait l’impression de jouer dans un vieux western. La gare et la loco étaient d’un autre âge. Le chef de gare était tellement âgé qu’en France il n’aurait plus été autorisé à travailler. Son costume en tissu épais était d’un gris sans raffinement, limé, usé.
L’homme descendu du train était impressionnant. Habillé en noir avec une chemise blanche. Sobre, simple, classe. Le gars, la bonne quarantaine, avait un visage carré, les cheveux gominés, tirés en arrière. Il ne donnait pas l’impression d’avoir passé la nuit dans un train. Il discuta brièvement avec le chef de gare en allumant une cigarette. Chaque mouvement était calme, posé. Cet homme en noir attirait tout autour de lui. C’était inexplicable, mais pour Little Louis, toute la route qu’il avait faite devait l’amener ici, près de cet homme en noir. La raison d’être de Big Boy devait être de les avoir amenés tous les deux, ici, dans cette ville. Il lui semblait que le chef de gare n’avait vécu ici et travaillé dans cette gare, seulement pour cet instant, pour accueillir cet homme en noir.
Pour Little Louis, c’était clair. Cette journée était le point final de ce voyage.
Quand l’homme en noir quitta le chef de gare, Little Louis entendit le bruit de ses bottes sur le quai en bois. Le rythme de ses pas était une invitation. Il le suivit du regard, jusqu’à ce que l’homme en noir disparaisse dans la gare.
Little Louis devait le suivre. Il finit de regrouper ses affaires dans son sac US et le mit sur son dos. Il sauta du train et sans se faire remarquer, se faufila entre les caisses posées au bord des rails. Il trouva un passage qui lui permit de faire le tour de la gare sans rencontrer personne. Little Louis fut surpris du manque d’activité autour de cette gare. C’était comme si cet endroit était mort. Little Louis arriva sur le trottoir. Il vit que l’homme en noir partait vers le centre de Tulsa. Il prit la même direction.
Cette partie de voyage ne ressemblait pas à ce que Little Louis avait vécu jusque maintenant. Cette ville était inquiétante. Elle sentait le feu et la fumée. Little Louis ne connaissait pas encore l’odeur du sang et de la peur, mais ces relents étaient bien présents, oppressants. Le ciel était sombre et rien dans ce qu’il voyait n’était accueillant. Cette ville ne voulait pas de lui.
En suivant l’homme en noir dans les rues de Tulsa, la peur de Little Louis ne faisait que croître. Il s’approchait des quartiers qui avaient été des lieux de combats dans la nuit. Il vit des bâtiments en flamme. Des cadavres, sur les trottoirs, des hommes, des femmes des enfants. Little Louis pleura. Il se demandait pourquoi il était ici, au milieu de cette haine. Mais il continuait de suivre l’homme en noir qui semblait savoir où il allait, qui semblait indifférent à toutes ces horreurs.
Ils finirent par arriver sur une petite place. L’homme en noir s’arrêta devant un pub, sans âge, sans charme. L’immeuble était insalubre et inhabité. Il hésita, puis finalement, comme s’il fallait faire un dernier pas avant de sauter d’une falaise, il ouvrit la porte et entra dans le Blacksnake.
Little Louis attendit quelques minutes. Il n’avait pas peur. Il n’avait plus peur. Depuis les beaux immeubles de Paname, en passant par la traversée de l’Atlantique en fond de cale, par la traversée du pays en train, et pour finir, cette arrivée à Tulsa, son idée de sa destinée avait bien changé. Ce qui importait allait se passer dans ce pub, aujourd’hui. Alors, Little Louis traversa la place vide que le soleil commençait à éclairer, effaçant doucement la rougeur sanglante du ciel de Tulsa. Il arriva devant la porte du Blacksnake. Empoigna la barre de porte, la poussa et entra.