Quand la mort frappe

Par Bruns

Le pasteur Terry, Californie 

1974 

* * *      49      * * * 

Gomorrhe : 

De la faiblesse à la luxure 

De la perversion à la démesure 

La vengeance par le feu 

De la main de Dieu 

* * * 

 

Le pasteur se retrouva devant la porte de la prison. Sa valise à la main, il était prêt à reprendre la route et retourner à la gare en marchant. Son travail au pénitencier était terminé et il était maintenant temps pour lui de passer à sa prochaine épreuve. 

 

Plus tôt dans la journée, il avait accompagné un groupe de prisonniers sur un chantier. Au retour, le directeur de la prison l’avait rapidement remercié pour son travail et lui avait proposé qu’on l’accompagne à la gare. Le pasteur avait refusé. Il devait faire son chemin seul pour trouver le salut. Seul avec son repentir et son Dieu, qui guidait ses pas depuis quelques années. 

Ce chemin devait lui permettre de trouver l’absolution. De se pardonner une vie passée, une vie de débauche parsemée d’abus, d’alcool, de drogue, de sexe interdit et surtout qui avait amené son épouse à mettre fin à ses jours. Accompagné de sa foi, il cherchait d’église en église, de sacrement en sacrement, de prière en supplice, le pardon de son âme. 

Alors qu’à chaque épreuve il pensait avancer vers la rédemption, les quelques heures passées dans ce pénitencier l’avaient ébranlé. Sa rencontre avec son vieil ami l’avait ramené aux plaisirs enivrants des nuits rythmées de blues, de rock’n’roll, arrosées au whisky, des nuits qui avaient parfois duré plusieurs jours. La discussion avec Bo Lloyd l’avait ébranlé encore un peu plus. Ce condamné avait marché vers la potence, sans peur. Protégé par sa foi et son ignorance, il avait massacré sa famille dans l’espoir de leur donner une vie meilleure, proche de son Seigneur. Bo Lloyd avait révélé au pasteur la cruauté de sa religion ou tout au moins la violence de l’exercice de la religion par ses condisciples. Au pied du désert, le pasteur se demandait s’il avait choisi le bon chemin pour sauver son âme ? Le coup de grâce à son âme avait été donné plus tôt dans la journée. Il avait observé cette fille de ferme qui s’était amusée de l’excitation des prisonniers. Sans le vouloir elle avait réveillé les pires démons du pasteur.   

De la faiblesse à la luxure. 

De la perversion à la démesure. 

La vengeance par le feu. 

De la main de Dieu. 

Il fallait que périsse cette incarnation de Sodome. Cet être et ceux comme elles qui avaient charmé et poussé tant d’hommes, si faibles, à commettre l’irréparable ! Tant d’hommes qui n’avaient pu résister aux démons et à leurs tentations!  

 

Le pasteur se trouvait à un carrefour. Ses convictions s’ébranlaient. Le combat entre son âme, son cœur et son esprit le brûlait. Ses émotions s’entrechoquaient et ses réflexions se perdaient sur les différents chemins qui s’offraient à lui.  

Sans prendre de décision, le pasteur prit sa valise et alors que le jour étouffant commençait à tomber, il se mit à marcher. 

Après une marche dont il n’aurait su dire ni le temps ni la distance, le pasteur se retrouva devant la ferme de Mary-Lyne. Le destin avait décidé. Il serait l’exécuteur du châtiment. 

 

« Heureux l'homme que Dieu châtie ! Ne méprise pas la correction du Tout Puissant. »1 

 

Encouragé par les psaumes qu’il avait appris par cœur, il refoula toute autre idée que celle pour laquelle il était venu ici. Mais quelque part au fond de son cœur, subsistait une idée de rédemption. Peut-être que cette fille méritait d’être aidée et pardonnée si elle acceptait son aide. Peut-être n’avait-elle pas besoin d’être châtiée. 

La ferme était calme et silencieuse. La nuit tombait et le paysage n’était éclairé que par la lune gibbeuse, rouge sang. Le froid glaçant du désert fit frissonner le pasteur et la maison en mauvais état, dont les alentours étaient encombrés de déchets et de vieux matériels en fin de vie avaient un air lugubre. 

Le pasteur avança lentement au milieu des déchets.  Il s’approcha de la porte équipée d’une moustiquaire. Avant d’entrer dans la maison, il se demanda une dernière fois ce qu’il faisait là. Il n’avait jamais tenu le rôle de l’ange punisseur et fit appel à Kushiel pour lui demander la force d’exécuter la volonté du tout puissant. Malgré le froid qui le faisait frissonner après cette journée de chaleur écrasante, le pasteur suait à grosses gouttes, terrifié par ce qu’il allait faire. 

De sa main droite, moite, il ouvrit la moustiquaire et saisit la poignée de la porte qu’il tourna sans problème. Après une courte hésitation il poussa la porte lentement. Alors que celle-ci n’était qu’entre-ouverte il entendit le son, faible, de la radio qu’il avait sans doute déjà entendu cet après-midi. Ce son, qu’il avait joué si longtemps, tant de fois et qui avait fait de sa vie un enfer. Il pénétra un peu plus dans la maison, sans un bruit. L’entrée donnait sur une pièce sombre. Elle n’était pas grande et elle était surtout très désordonnée. Des vêtements traînaient sur les chaises et le canapé, complétement usé. Des canettes de bière vides étaient éparpillées sur le sol. Sur sa droite, il aperçut une porte à demi fermée par laquelle fuyait un halo de lumière. C’est de cette pièce que venait la musique. Chaque pas qu’il faisait le rapprochait du dénouement et son stress ne fit que grandir. Il pensait agir pour son Seigneur, mais jamais il ne s’était senti aussi seul.  

Le pasteur était suffisamment proche pour entendre la fille chantonner sur la musique du poste de radio. Perdu, sans savoir comment procéder, le pasteur pénétra dans la pièce. 

Il s’agissait bien de la chambre. Certainement celle de la jeune fille car des vêtements était étendus sur le lit de Mary-Lyne. Elle se tenait devant une commode surpeuplée de bijoux et de maquillage. Mary-Lyne était en petite tenue et dansait, lentement, sur la musique, les yeux mi-clos. Elle semblait être en train de se préparer à sortir, comme l’aurait fait n’importe quelle fille de son âge. Le pasteur l’observait, incapable de bouger tel une gargouille noire, figée. Le temps s’était arrêté, la radio chantait et Mary-Lyne, heureuse et insouciante, dansait, un intrus dans sa maison. Simplement dévêtue, la jeune fille longiligne, était d’une grande beauté. Fine et jeune, elle laissait son corps se mouvoir, doucement, sensuellement sur les accords de musique, sans malice, sans provocation cette fois. Elle laissait la vie passer en elle. La vie, la musique et l’amour. Elle vivait ! 

 

Sur un accord tonitruant, la musique s’arrêta. Mary-Lyne stoppa son déhanchement et quand ses paupières s’écartèrent, ses yeux plongèrent dans le regard d’un fou. 

 

Quelques minutes plus tard, le pasteur fuyait la maison en flammes, il marchait d’un pas rapide sur cette route de campagne, éclairée seulement par la lune gibbeuse, rouge sang. Cette lumière embrasait le paysage qui flamboyait autour du pasteur vengeur. Derrière lui, plus loin, la ferme en feu rougeoyait encore plus le paysage et lui criait ses méfaits.  

Quand Mary-Lyne se fut aperçue de la présence du pasteur dans sa chambre, elle hésita un instant. Cet homme vêtu comme un prêtre avait l’apparence d’un mendiant, sale, barbu, usé. Il avait l’apparence du danger. Quand le pasteur fit un pas en avant, Mary-Lyne comprit. D’une façon ou d’une autre, cette apparition voulait son âme et rien de bon ne pourrait arriver. Prise de panique elle se mit à crier et tenta de fuir par la porte bloquée par le pasteur. Ce dernier fut surpris par ses cris et attrapa la jeune fille afin d’essayer de lui faire entendre raison. Mais Mary-Lyne se débattait de plus en plus fort, frappant et griffant son agresseur. Puis ils tombèrent au sol et le pasteur se retrouva allongé sur ce corps à moitié nu. Il sentait les rondeurs de la jeune fille qui hurlait et se débattait, dans ce corps à corps, réveil de la tentation. 

 

« Heureux l'homme qui tient bon face à la tentation car, après avoir fait ses preuves, il recevra la couronne de la vie que le Seigneur a promise à ceux qui l'aiment. »2 

 

Ce verset apparu comme des lettres de feu dans l’âme du pasteur. Il devait résister. Résister et appliquer le châtiment divin. Alors s’écrasant un peu plus sur Mary-Lyne pour l’immobiliser, il porta ses mains au cou de la jeune fille et il serra en priant. Il serrait le plus fort possible pour ne plus entendre les cris. 

Le corps de Mary-Lyne se relâcha alors qu’elle expulsait son dernier souffle. Inerte, le visage masqué par ses cheveux, elle n’avait plus rien de la tentatrice qu’il avait observée plut tôt dans la journée ! 

Le pasteur se releva sans un regard pour sa victime. Il quitta la chambre et se dirigea vers la cuisine.  Il alluma le gaz du fourneau et enflamma un vieux journal qui traînait sur la table. Il posa le journal enflammé sur la réserve de bois de la maison et toujours sans se retourner, il quitta la ferme et prit la direction de la ville la plus proche. 

 

Le pasteur avait hâte de se retrouver dans le train. Les voyages, dans ces wagons impersonnels, au milieu d’inconnus qui n’attendaient rien de lui étaient ses seuls moments de répit. Il s’asseyait au fond d’un wagon, près de la fenêtre et il pouvait enfin se laissait aller au gré des paysages. Il se laissait conduire sur les rails qui ne lui laissaient aucun choix. Il ne fallait que suivre, sans question, sans réflexion. Les rails et les gares rythmaient ses voyages et les claquements métalliques des contacts roue rail le berçaient et le rassuraient. Combien de fois s’était-il endormi en paix, bercé par la sécurisante musique de cette puissante machine. 

 

Le pasteur marchait, d’un pas rapide dans cette campagne rougeoyante. Il avançait sans réfléchir ni à ses derniers actes, ni aux événements passés durant ces quelques jours dans cette prison. Il fallait avancer, rien d’autre n’importait.  

Il fallait quitter cette région maudite. Ce lieu embrasé des flammes de ses méfaits, brûlant sa repentance. Les flammes de la corruption qui pourrissait et noircissait cette terre, qui enfermait les hommes dans leur misère.   

Peu à peu, miles après miles, il laissait derrière lui les tempêtes embrasées et le calme sombre de la nuit qui l’entourait. 

– Oh mon Dieu, tu me laisses quitter le feu des enfers pour m’abandonner dans le vide et le silence. Tout est si sombre que je peine à trouver mon chemin. J’ai eu chaud et maintenant j’ai froid. Il n’y a plus de lumière pour me guider. Plus d’étoile pour me donner de l’espoir. Oh mon Dieu, parle-moi ! Guide-moi et ne me laisse pas dans ce trou noir ! 

 

Plus loin, il commençait à apercevoir un point lumineux, rougeoyant. Ce devait être un carrefour équipé d’un lampadaire. Ils étaient peu nombreux dans cette campagne. En s’approchant il vit que c’était effectivement un carrefour, mais un détail l’intrigua. Garée au bord du carrefour, une voiture massive l’attendait, moteur et phares allumés. Buck reconnu immédiatement le véhicule. 

 

Une Cadillac Sedan Deville modèle 1959. 

 

La carrosserie de trois mètres trente, équipée de deux immenses ailerons sur lesquels brillaient intensément deux feux rouges, brillait sous la lune gibbeuse. On devinait aisément la lumière à l’intérieur du véhicule, mais les vitres fumées empêchaient toute indiscrétion. Malgré l’état de cette route de campagne, la carrosserie était immaculée et les chromes des calandres brillaient malgré l’absence de clair de lune. Le pasteur ne se fit aucune illusion sur la raison de la présence de la Cadillac à ce carrefour. Elle était ici pour lui. 

Quand il s’approcha suffisamment, la porte avant gauche s’ouvrit et un géant noir, habillé en costume noir et chemise blanche descendit de la Cadillac et sans un regard pour Buck il ouvrit la porte arrière. De la fumée de cigarette s’échappa du véhicule et disparut en volutes blanches et rouges. En même temps que la fumée, de la musique se fit entendre. Elle venait de l’intérieur du véhicule. C’était un blues, classique, mais puissant comme si un groupe jouait à l’intérieur de la Deville. D’un signe de tête le black mastard ordonna à Buck de monter dans le véhicule.  

Il hésita un court instant puis se glissa dans la Deville. L’intérieur paraissait immense par rapport à la taille du véhicule. La banquette en cuir noir aurait pu accueillir au moins quatre personnes. Face à la banquette, deux fauteuils trônaient, un derrière le siège du chauffeur, l’autre derrière le siège passager.  L’arrière de la Cadillac était si grand, qu’entre les deux fauteuils, il y avait encore la place pour un petit meuble avec une porte vitrée et illuminée de l’intérieur, dans lequel trônaient des verres et des bouteilles de whisky. Tout autour du toit de la Cadillac, des néons brillaient d’un bleu métallique et le sol était recouvert d’une moquette blanche la plus épaisse que le pasteur n’ai jamais vue.  

Jaha Lenna était assis au fond de la banquette arrière. Il portait encore son costume trop grand et son Homburg. Ses jambes croisées, faisaient remonter son pantalon laissant tout le loisir au pasteur d’admirer les chaussettes étoilées du musicien.  

 Buck s’assit face à Jaha Lenna. C’était la seconde fois en deux jours, et certainement la seconde fois depuis bien des années. 

– Salut Buck ! Cette fois il semble que tu aies vraiment besoin d’aide. 

Jaha Lenna ouvrit le bar et servit deux whiskies. Il en tendit un au pasteur qui refusa, mais après quelques secondes, Buck accepta le verre sans un mot, à la fois perdu et honteux de se montrer ainsi devant son ancien ami. 

– Cette fois Buck, je ne te laisse pas le choix ! Je vais t’emmener dans un endroit où tu sauras retrouver ta voie. Allons à Tulsa ! 

 

Jaha Lenna fit un simple geste de la main et le black mastard qui attendait encore dehors ferma la porte. Il remonta dans la Deville, se remit au volant et fit hurler les 325 bourrins de la Cadillac, direction Tulsa, 31 mai 1921. 

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