Little Louis, en direction de Tulsa
Pas loin de 1939
* * * 43 * * *
Amy errait dans son appartement. Elle sortait d’une cuite après une longue période d’abstinence. Tout son corps la faisait souffrir. Vivre la faisait souffrir. Seul son amour pour la musique lui apportait du plaisir, seule la scène lui apportait du réconfort. Elle se regarda dans la glace et vit une jeune fille, maigre, dont les ailes et les rêves ont brulé sous les projecteurs du succès.
Alors elle sut que le moment était venu.
Autrefois, quand elle était enfant, elle avait rencontré un vieil homme, un noir perdu dans un costume trop grand et qui portait des chaussettes avec des étoiles dessus. Cet homme lui avait fait un cadeau, un collier et un pendentif en forme de serpent noir.
Il lui avait dit que lorsque le moment serait venu, elle pourrait l’appeler grâce à ce bijou.
Il lui offrirait alors la paix, le repos et l’éternité.
Alors elle l’appela.
Les pérégrination du Roi serpent
23 juillet 2011, Camden Town, Royaume-Uni
* * *
Ce matin-là, alors que Big Boy redémarrait tranquillement d’une gare inconnue, planqué dans son wagon, Little Louis dégustait quelques fruits et une galette de maïs qu’il avait acheté dans une épicerie. A chacun des arrêts dans les petites villes de campagne qu’il traversait, aucun voyageur ne montait ou ne descendait du train. Il n’avait jamais vu de contrôleur non plus. Il ne s’en cachait donc plus et passait son temps à regarder les paysages assis au bord du wagon, la porte coulissante grande ouverte.
La ville dans laquelle il avait acheté son repas était tout droit sortie des années trente, les rues poussiéreuses et les maisons en bois. Les hommes portaient des chapeaux et conduisaient des Ford T. Il se dit que dans cette Amérique profonde le temps ne s’écoulait pas à la même vitesse et que la modernité mettrait du temps à s’installer dans ces bourgades.
Little Louis ne savait pas exactement depuis combien de temps il avait quitté la Nouvelle Orléans. Il s’était endormi dès le départ du train, au petit matin et depuis, il ne surveillait plus le temps. Il dormait quand il avait sommeil et mangeait quand il le pouvait. Il avait tiré du stock gigantesque de bourbon une à deux bouteilles qui lui tenaient compagnie.
Il passait ses journées assis au bord du wagon à regarder le paysage. Il prenait des notes et s’essayait à la poésie. Il voulait décrire ce qu’il voyait, ce voyage et ses émotions. Le train avait traversé des champs de coton, des rizières et des champs de blé. Little Louis avait observé toutes ces scènes, tous ces gens. Encore une fois il sentit son esprit faire un bond dans le temps. La plupart des travailleurs qu’il voyait étaient des noirs souvent habillés en haillons. Il y avait des hommes, des femmes, parfois très âgés. Et il y avait également des enfants. Les champs étaient parfois si proches des rails que Little Louis pouvait plonger son regard dans celui de ces enfants. Il y lut la tristesse de l’âme, celle qui naît quand on prive un homme d’espoir et de bonheur. Il y vit la faim et la soif de liberté. Il y ressentit la douleur, celle des coups de fouet, des mains ensanglantées, celle de l’humiliation d’un peuple asservi et mutilé. Il ressentit la colère, celle qui allait libérer ces hommes et marquer les générations à venir.
Il fut frappé par l’amour des mères pour leurs enfants qui ne croyaient qu’en un Dieu absent pour les aider dans leurs prières. Il fut touché par la sensibilité des chants de gospel qui accompagnaient ces vies. Ces chants que tous fredonnaient et qui montaient dans les airs comme un appel au secours, comme une prière à l’amour, que les coups de fouet n’avaient jamais effacés. Un amour qui leur offrirait la liberté.
Plus tard, après quelques errements et rêveries, alors que le soleil brillait à son zénith, le train s’arrêta dans une petite ville. La gare, faite de vieilles planches pourries était délabrée et Little Louis eut l’impression que les vibrations dues au passage de Big Boy allaient provoquer son écroulement.
Little Louis observait les alentours et entendit dire par des hommes au bord de la voie que le train ne repartirait que le soir. Little Louis décida de roder dans cette ville et de trouver un endroit où il pourrait manger quelque chose de consistant. Discrètement il descendit de son wagon et se dirigea vers la gare. Il n’y avait personne sur le quai et, encore une fois, Little Louis n’avait vu personne descendre de ce train. Dans la gare il y avait un type, en salopette de jean en train de passer le balai. Little Louis se dirigea vers lui pour lui glaner quelques renseignements.
– Bonjour m’sieur !
L’homme s’arrêta de balayer et fixa le jeune homme.
– Salut mon gars, qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?
– J’ai quelques heures devant moi et j’aimerais manger quelque chose. Vous savez où je peux aller en ville ?
Le type regarda Little Louis d’un air curieux.
– Tu viens d’où mon gars ? Tu as un drôle d’accent.
– Je suis français m’sieur. Je voyage pour découvrir le pays et aller à Tulsa.
– Français ! Nom de Dieu ! Je n’ai jamais rencontré de Français. Tu ne vas quand même pas aller manger dans une gargote de cette ville. Je finis mon service dans une heure. Si tu veux bien m’attendre, je t’emmènerai manger à la maison. Tu goûteras un bon plat cuisiné par la meilleure cuistot du pays : ma femme. Et puis, appelle moi Luther, c’est mon prénom.
Little Louis ne put refuser cette proposition. Après tout à quoi sert un voyage si ce n’est pour faire des rencontres. Alors, il attendit tranquillement son hôte dans un coin de la gare en regardant passer les voyageurs. Il en profita pour prendre quelques notes sur son périple et ses rencontres. Chaque idée, chaque sensation pourrait être utilisée plus tard, pour quelques textes ou tout simplement pour se souvenir.
Quand Luther eut fini de balayer le hall et de sortir toutes les poubelles, il alla chercher Little Louis et ils partirent ensemble vers une petite maison à quelques minutes à pied. La maison était faite toute de planche. Elle aurait pu être fabriquée par Luther lui-même. Une fois à l’intérieur, Little Louis se retrouva dans une grande pièce qui servait de pièce commune et de cuisine. Il y avait une grande cheminée, vide, car les journées de ce mois de mai étaient déjà chaudes. Au fond de la pièce, deux portes devaient mener dans des chambres. Devant l’âtre, un petit garçon, d’une dizaine d’années jouait avec des personnages en bois. Il s’arrêta de jouer pour fixer Little Louis, comme s’il voyait un étranger pour la première fois. Little Louis eut l’impression d’être anachronique avec ses cheveux long et bouclés (tous les hommes qu’il rencontrait avaient les cheveux très courts), ses converses rouges, sa veste en jean qui recouvrait son tee-shirt en coton imprimé à l’effigie des Stones et son sac à dos US.
Martin présenta Little Louis à sa femme, Alberta, qui l’accueillit chaleureusement et à son fils, qui portait le même prénom que son père, et qui le regardait toujours avec un air curieux et méfiant.
Le petit groupe se mit à table et pendant le repas, Luther et Alberta assaillaient Little Louis de questions sur la France et sur son voyage. Une fois le repas terminé, le couple débarrassa la table et ils commencèrent à laver la vaisselle. Ils envoyèrent le petit Martin faire ses devoirs sous le porche de la maison et servirent un café à Little Louis qui rejoignit le garçon. Little Louis s’assit à la même table que Martin. Il s’aperçut qu’au lieu de faire ses devoirs, le petit Martin lisait la bible. Il l’apprenait par cœur. Martin n’avait pas dit un mot du repas et n’avait cessé de dévisager Little Louis. Ce dernier décida qu’il était temps d’entamer une conversation avec ce petit garçon.
– Salut Martin, qu’est-ce que tu fais ?
– Je lis la Bible, m’sieur.
– Ne m’appelle pas monsieur. Je ne suis pas beaucoup plus vieux que toi, tu sais !
– D’accord.
– Ca te plait de lire la bible ? Little Louis n’avait jamais été porté sur la religion et cet attrait pour ce texte par un si jeune garçon l’étonna.
Martin répondit.
– Oui je veux devenir pasteur.
– Pasteur ! A ton âge tu sais déjà ce que tu veux faire. C’est cool !
– Qu’est-ce que ça veut dire « cool » ?
– C’est une expression de chez moi. Ça veut dire que c’est bien.
A vrai dire, Little Louis était sceptique sur cet engouement pour la religion, mais il tenait à encourager le garçon. C’était difficile à expliquer, mais ce qu’il voyait dans ce pays, la misère des campagnes, la pauvreté des gens qui y vivaient, les peines des travailleurs qu’il croisait par le rail et la douleur dans les regards des hommes de couleurs, le poussaient à envisager que ce pays et cette époque qui ne ressemblait pas à la sienne, avaient besoin d’un élan. D’un élan positif, un de ceux qui feront lever les foules et changer le monde.
– Dit Louis ?
– Oui ?
– J’ai lu quelque part qu’en France vous aviez écrit une déclaration des droits de l’homme qui dit que tous les hommes naissent libres et égaux. Est-ce que c’est vrai que dans ton pays tous les hommes naissent libres et égaux ?
– Bien sûr bonhomme ! Et ça fait un bail que c’est comme ça !
– Les noirs peuvent vivre avec les blancs ? Manger dans les mêmes restaurants, voyager dans les mêmes bus ?
– Oui, bien sûr !
Le gamin parlait en prenant plus d’assurance à chaque parole.
– Parce qu’ici ce n’est pas comme ça. Quand je vais en ville avec mes parents, je ne peux pas m’asseoir où je veux. Et nous sommes obligés d’aller dans des restaurants réservés aux noirs. Ce n’est pas grave car les plats y sont encore meilleurs, dit-il en riant, mais j’aimerais bien, de temps en temps, me sentir comme tout le monde. Et puis, on craint toujours de ne pas respecter les bonnes règles. Par ici, il y a souvent des lynchages parce qu’un blanc a décidé qu’un noir n’avait pas suffisamment obéi et les blancs ne sont jamais punis quand ils font du mal. Ce n’est pas normal !
Little Louis ne savait pas vraiment quoi répondre à ce jeune garçon qui semblait avoir déjà vécu, beaucoup plus que lui-même, et savoir ce qu’il voulait du haut de ses dix ans.
Dans son quartier parisien, des années soixante-dix, Little Louis avait souvent assisté à des petites bagarres de bandes, mais même si quelques insultes fusaient, le racisme n’en était jamais la cause.
– C’est pour cela, Louis, que j’apprends la Bible. C’est parce qu’elle explique que tout le monde a le même Seigneur et donc, que nous devrions tous être aimés de la même façon. C’est pour cela que je veux être pasteur, pour aller expliquer ça au monde entier. Même au président des États Unis annonça le garçon fièrement.
Martin et Little Louis rirent de bon cœur en s’imaginant aller dire au président que tous les hommes doivent être aimés de la même façon. Il passèrent le reste de l’après-midi à discuter de religion et de combat pour la liberté. Martin était heureux de discuter de son rêve avec quelqu’un qui ne craignait pas de parler de liberté. Martin et Little Louis s’amusèrent à rédiger un discours qui expliquerait toutes les idées du futur prédicateur. Martin n’avait jamais eu l’idée d’écrire ses propres textes, ses pensées et ses idées et remercia chaleureusement Little Louis de l’avoir aidé dans cette direction.
Les parents de Martin ne s’étaient pas beaucoup montrés durant l’après-midi. La discussion enflammée des deux garçons les dépassait et ils étaient effrayés, craignant que Martin n’aille trop loin dans ses idées de liberté.
A la fin de la journée, Martin et son père raccompagnèrent Little Louis à la gare. Little Louis fit ses adieux au jeune garçon et à son père.
– Aller petit bonhomme, je dois te quitter, mais je te souhaite d’arriver à ce que tu souhaites. Je trouve que pour un gamin de dix ans, tu en as dans la caboche ! ADieu Martin !
– ADieu Little Louis !
Après un dernier adieu, Little Louis remonta dans son train pour une dernière nuit de voyage. Demain il serait à Tulsa.