La rencontre

Par Bruns

L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake 

31 mai 1921 

* * *      42      * * * 

J. Morrison : « Je suis le roi Lézard !» 

G. Youngblood : « Morrison est un ange,  

un ange exterminateur » 
 
« Aucun des deux n’a raison !  

Jim sera également un Dieu Serpent.  
Celui que l’on craint quand il apparaît  
car il nous montrera nos peurs intimes.  

Mais cette histoire sera celle d’un autre songe. » 

Jaha Lenna à BOBY et King,  
lors d’une discussion bien arrosée. 

* * * 

 

Le temps passe. Je regarde une fois de plus cette vieille horloge plantée au mur, au-dessus des bouteilles. Les aiguilles tournent sans perturbation, inlassablement, sans se poser de question. Je me demande à quoi peut bien servir cette horloge, car le temps dans ce bar ne change pas. A part ma présence et les quelques mouvements de Johnny, il ne se passe rien. Nous sommes en fin de journée. J’imagine que dehors le soleil va bientôt se coucher et je suis assis, ici, à ce bar depuis ce matin à discuter avec Johnny, boire du café et manger des œufs au bacon.  

 

Je lui ai raconté mon histoire et il m’a raconté la sienne. J’ai bien compris qu’il attendait quelque chose de moi, ou plutôt que cet endroit, ce bar, à Tulsa, attendait quelque chose de moi. Mais j’ignore ce que je peux encore donner. Toute ma vie, j’ai donné, par mes chansons, par mes concerts, j’ai voulu chanter ce que j’avais à dire, ce que j’avais sur le cœur. J’ai passé mes années d’adulte sur la route entre les concerts et les enregistrements. J’ai le sentiment, maintenant, d’avoir tout donné. Je suis vide et je cherche dans les drogues et l’alcool de quoi remplir ce vide, trouver des réponses. Mais je comprends maintenant que les drogues n’aident pas à donner le meilleur de soi-même. Elles ne m’ont jamais permises de trouver en moi ni l’inspiration ni des émotions. Elles remplissent bien l’espace et le temps de rêves et d’illusions mais elles m’emportent dans des abîmes tourmentées, dans une noirceur insondable, m’obligeant à chercher d’autres drogues pour en sortir, pour retrouver ma lumière.  

J’avais du succès, mon public était heureux en écoutant mes chansons. Mais plus j’avais du succès, plus j’étais perdu dans ce monde. A tout donner et ne rien recevoir, je me suis usé. Bien sûr, j’ai gagné beaucoup d’argent et le public m’a nourri de sa force et son amour. Mais quand je retournais dans ma loge ou dans ma chambre d’hôtel, jamais la même, je retrouvais toujours une femme, jamais la même et finalement, seule la solitude m’attendait. Elle était dure cette solitude après tant de partage, de cris, d’applaudissements, après avoir tant donné, elle m’agressait, elle me sautait à la gorge. Elle m’empêchait de respirer et de vivre. 

 

Une fois de plus, je jette un œil à cette vieille horloge, seule référence temporelle de cet endroit. Je vois que la journée tire à sa fin. Je n’ai pas vu passer le temps, dans cet endroit, comme je n’ai pas vu passer le temps dans ma vie.  

Je me retourne pour regarder une fois de plus la salle. Elle est toujours vide. Les quelques tables sont toujours vides. La scène est toujours vide. Je suis seul avec Johnny qui passe son temps entre s’affairer derrière son bar et lire son journal. Le silence est omniprésent. C’est curieux pour un endroit qui est censé regrouper les hommes par la musique et le blues.  

Cet endroit reste un mystère. Il est hors du temps. Rien dans les meubles et la décoration ne permet de définir une date, une période. La salle ressemble à une salle de vieux film de western, en noir en blanc, légèrement sépia. Mais je suis certain qu’au fin fond des campagnes, je suis passé par des salles qui ressemblaient à celle-ci. L’éclairage faible, atténue les couleurs qui pourraient se révéler à la lumière. Sur la scène vide, trône un pied qui supporte un micro rond et brillant au bout duquel pend un fil électrique qui se faufile vers en vieil ampli Bassman, increvable, comme Johnny assis au bout de bar plongé dans son journal. 

Bien qu’il m’ait raconté son histoire, comme cet endroit, ce type est un mystère. Si j’en crois ce qu’il m’a dit, il devrait être beaucoup plus vieux que ce qu’il ne paraît. Il devrait même être mort ! 

Et puis il y a ce tatouage sur son visage. Ce serpent noir qui vous dévisage quand Johnny vous regarde. L’œil partagé entre Johnny et le serpent donne le sentiment qu’il y a toujours deux personnes derrière cet œil. Il y a Johnny Blaksnake, le barman, enfant de la piste des larmes qui passe sa vie dans cet endroit, et je n’ai pas encore compris pour quelle raison. Et il y a ce serpent, maître de la nature, ancienne divinité guérisseuse des âmes, vénérée par les hommes, son esprit gardien protégeait nos nuits et nous gardait dans le droit chemin, symbole de sagesse et de fertilité. 

Ce tatouage ma ramène quelques années en arrière. Beaucoup d’années en arrière, lorsque j’étais un gamin, pauvre, dont les seuls loisirs ne pouvaient être que le rêve, le chant, et la pèche. 

 

A l’époque j’étais heureux. Pauvre et heureux, mon père buvait un peu et nous corrigeait de temps en temps, mais j’étais heureux. Ma mère était belle, surtout quand elle nous chantait des chansons. Nous n’avions rien, mais nous étions heureux et tout ce que je voulais, c’était grandir en restant heureux, en chantant des chansons comme ma mère, en chantant l’amour et la joie. Je voulais chanter comme ces chanteurs de blues et de gospel que nous voyions de temps en temps errer sur les routes et chanter de village en village. Je voulais leur ressembler. Ils étaient élégants dans leurs vieux costumes noirs, souvent râpés, avec leurs chemises blanches, leurs cravates et leurs chapeaux. Ils étaient souvent miséreux, mais tous voulaient être bien sapés, comme des milords, pour plaire au public, pour plaire aux femmes. Bien que je voulais leur ressembler, j’étais souvent surpris lors des concerts, car la musique qu’ils chantaient n’était pas une musique d’amour et de joie. Ils chantaient leurs peines, le désespoir des vies sans espoirs et ce qui me plaisait le plus, c’est quand ils chantaient, l’alcool, les femmes et le sexe. 

 

Une journée d’automne, alors que je devais avoir une dizaine d’années, mon père m’avait autorisé à aller pêcher.  Avec les années, j’avais oublié peu à peu cette journée, mais aujourd’hui, à Tulsa, les souvenirs de ce moment me paraissent clairs, comme si j’avais à nouveau dix ans. 

 

Je me baladais au milieu des champs de maïs. Cette année-là, ils étaient en retard. Les maïs étaient plus grands que moi et je me promenais dans un labyrinthe végétal. Les champs dans ce coin du comté, étaient immenses. Pour les traverser il fallait courir et parcourir de longues routes de terre brune, de longues lignes droites à perte de vue, croisées à angle droit par d’autres longues lignes droites. Alors avec ma canne à pêche, parfois je courais, parfois je marchais et il me fallait une bonne demi-heure pour atteindre mon coin à poissons. Assis à ce bar, dans la pénombre, je sens à nouveau le soleil d’automne caresser ma peau, les odeurs de champs et de terre sèche emplissent l’air autour de moi. A un moment, j’aperçu à un croisement, dans l’angle mort du champs de maïs, une forme noire, bizarre. Plus j’avançais, plus cette forme devenait importante. Et puis je me rendis compte qu’il s’agissait d’une voiture, mais différente de toutes celles que j’avais déjà vues dans le coin. Celle-ci était énorme, et son coffre se terminait par des sortes d’ailerons diaboliques, qui lui donnaient une allure de vaisseau spatial, comme dans les comics, que ma mère nous offrait de temps en temps. J’étais encore assez loin, mais j’entendais un bruit sourd. Ce n’était pas un bruit de moteur, mais plutôt une musique. Elle semblait « énorme ». Le terme est peut-être mal choisi, mais je trouve qu’il convient bien. Cette musique emplissait tout l’espace. Elle faisait vibrer l’air autour de moi, dans mes oreilles, sur ma peau, l’air que je respirais et qui entrait dans mes poumons. Je n’avais pas peur car cette musique m’était familière, comme un cœur qui bat, comme si elle me reliait à cette voiture par une longue corde, une corde de guitare.  

Je continuais d’avancer et je vis alors l’avant de la voiture. La porte arrière gauche était ouverte et un vieil homme était assis, les deux jambes à l’extérieur. Il était habillé tout de noir, avec un chapeau et des lunettes noires. Je n’oublierai jamais cette allure, avec cette cravate noire étoilée et ces chaussettes assorties. A l’avant de la voiture deux hommes, également tout en noir, énormes, faisaient les cents pas en fumant des cigarettes. 

Alors que je m’approchais du véhicule, le vieil homme tourna la tête vers moi et me fit un signe de la main, me demandant d’approcher. Le vieil homme souriait malicieusement en me regardant, je n’avais aucune raison de me méfier. Je sentais que nous étions liés. Je sentais que la musique, rythmée comme un battement de cœur, nous reliait l’un à l’autre. 

Je me souviens qu’il m’avait posé quelques questions assez banales, comme un adulte qui s’intéresse à la vie d’un jeune garçon. Et puis à un moment, il me prit la main gauche, avec sa main droite en la serrant assez fort pour que je ne puisse pas me libérer de cette étreinte sans effort. C’est alors qu’il me demanda si j’aimais la musique. Je lui répondis que j’aimais beaucoup ça. Alors qu’il me serrait la main de plus en plus fort, il me dit que je devais grandir en aimant de plus en plus fort la musique, que je devais apprendre à jouer et à chanter et que je devrai chanter de plus en plus fort la musique qui me fera vibrer, pour qu’un maximum de personnes puisse l’entendre et en profiter. En me disant ces paroles, il serrait toujours ma main de plus en plus fort. Pendant qu’il parlait je vis un serpent noir sortir de sa manche, il s’enroulait autour de nos poignets. Ce n’était pas un vrai serpent. Il était comme dessiné sur la peau du vieil homme, mais il semblait bien vivant. Le serpent continuait de sortir de la manche de chemise et de s’enrouler, autour de nos bras. Au premier contact avec ce serpent, je ne sentis rien de physique, mais j’eus soudain l’impression de découvrir un nouveau monde, tout autour de moi. La musique tonitruante qui nous entourait me parlait, elle me montrait le chemin de ma vie. Elle me disait que je ne pourrai pas faire autre chose que d’essayer de jouer, moi aussi cette musique. Alors que les paroles du vieil homme tournaient dans ma tête, emporté par cette musique, le serpent noir continuait son cheminement. Sa tête était déjà passée sous ma chemise, alors que sa queue traînait encore dans celle du vieil homme. Nous étions liés à jamais. Petit à petit, le serpent noir disparut complétement sous ma chemise. Alors le vieil homme me lâcha la main et me dit, simplement, que je pouvais partir à la pêche et que nous nous reverrions un jour, dans une taverne, à Tulsa.  

 

Sans rien dire, je le quittais, et continuais mon chemin vers mon coin à poissons. Dès que je fus seul, je retirais précipitamment ma chemise pour vérifier où pouvait se cacher le serpent. Mais je n’en trouvais aucune trace. Le serpent avait disparu. Jamais je ne le revis, avant ce matin, avant que je ne rentre dans cette taverne et que je ne croise le regard de Johnny Blacksnake. 

 

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