La graine de fleur

Gustave venait de perdre ses parents. Ils étaient morts tous les deux, coup sur coup, à une semaine d’intervalle. Le père d’abord, après une longue maladie, et tout de suite après la mère, épuisée par les soins qu’elle avait prodigués à son époux et par le poids de son chagrin. Une vie au service de sa famille l’avait laissée exsangue au décès de son conjoint. Elle n’avait pas surmonté le choc de la disparition de son compagnon de toujours, car ils s’étaient connus très jeunes, et s’était éteinte discrètement, comme une bougie qui se serait complètement consumée.

 

Gustave était l'aîné. Il avait pris en charge l’organisation des obsèques et payé les frais de la sépulture. Une fois ses parents enterrés et le caveau refermé, il ne comptait pas sur son frère Jules pour l’aider à régler les problèmes de succession. Jules était marié et vivait dans une ville à l’autre bout du pays. Il n’avait aucunement l’intention de se déplacer pour s’occuper de liquider les biens de leurs géniteurs. Il avait l’habitude de dire qu’il faisait une totale confiance à Gustave pour tout gérer, et avait une remarquable capacité à se faire oublier pour toutes les démarches qui lui pesaient.

 

Gustave et Jules ne se voyaient pas. Ils se téléphonaient rarement, parfois pour se souhaiter leurs anniversaires respectifs, et encore pas tous les ans. Pour le reste, ils vivaient chacun leur vie de leur côté sans s’intéresser à ce qui arrivait à l’autre. Ils n’étaient pas fâchés, simplement indifférents.  

 

Bien que surchargé de travail, car il dirigeait sa petite entreprise d’outillage pour ateliers de mécanique, Gustave prenait toujours le temps de venir voir ses parents quand ils étaient en vie. Il avait un profond esprit de famille et était un homme de devoir. Il leur rendait visite dans la grande maison familiale et se préoccupait constamment de leur santé et de leur bien-être. Depuis toujours il les avait soutenus financièrement et moralement. Ils vivaient isolés dans une ancienne ferme à la campagne, où ils s’étaient retirés depuis que le père avait pris sa retraite. Gustave avait fait réaliser des travaux pour aménager l’habitation, afin qu’elle fût confortable pour des personnes âgées et malades. Ses parents étaient reconnaissants, mais ils pensaient simplement que la sollicitude de leur fils était normale, comme un juste retour des choses. Gustave ne leur en voulait pas, il était habitué à ne pas être considéré depuis son plus jeune âge et n’y prêtait plus attention. Celui qui avait concentré l’amour de ses parents n’était plus là depuis longtemps.

 

Car il y avait eu un drame dans la famille, de nombreuses années auparavant.  Hector, le benjamin, était mort jeune dans un terrible accident. Il était le fils préféré des parents. Ceux-ci avaient toujours pensé qu’Hector était le plus intelligent des trois frères et qu’il réussirait merveilleusement sa vie. Il avait un heureux caractère et avait fait la joie de son père et de sa mère dès sa naissance. Il surpassait en tout Gustave et Jules, il était beau, aimable, vif d’esprit, doué et promis à un avenir radieux. Sa mère l’adorait et l’horreur de sa disparition l’avait auréolé de toutes les qualités. Quoi qu’ils fissent, ses frères ne pouvaient pas lutter pour le remplacer ni pour se hisser à son niveau. Alors Jules s’était éloigné le plus possible de sa famille pour ne plus supporter la déception de ses parents. Et Gustave était resté près d’eux, remplissant le rôle d’aîné attentionné qu’on attendait de lui.    

 

Gustave n’était pas beau. Avec les années, il avait pris un peu d’embonpoint qui lui donnait la prestance qu’il n’avait jamais eu auparavant. Ses cheveux avaient commencé à grisonner, mais dans l’ensemble il avait une allure agréable. Il gagnait bien sa vie et s’habillait élégamment dans de beaux magasins. Il s’était marié jadis, mais il était veuf depuis longtemps. Sa femme était décédée après des années de dépression. Ils avaient eu un fils. Gustave ne l’avait pas vu depuis des mois car il avait toujours une bonne raison pour privilégier ses rendez-vous d’affaires avant toute autre chose. Eugène avait fait des études à l’étranger qui avaient coûté une fortune à son père. Mais désormais il travaillait à l’international dans une grande entreprise, dans des postes de direction. Gustave était relativement fier de la réussite de son fils. La plupart du temps, il préférait la solitude, il n’avait pas besoin des autres, Par la force des choses, il avait appris à ne compter que sur lui-même. Il habitait un bel appartement où il vivait seul, car il n’avait jamais éprouvé le besoin de se remarier  ni même de trouver une nouvelle compagne.  

 

Pour les besoins de son entreprise, il avait embauché cinq ans auparavant une jeune fille sans diplômes, qu’il avait formée et qu’il employait comme secrétaire de direction. Marie avait désormais vingt huit ans. Il l’avait choisie car il avait remarqué lors de leur premier entretien qu’elle avait beaucoup de bon sens. Il lui semblait que c’était une qualité essentielle pour le poste qu’il offrait. Par la suite, il avait réalisé qu’elle était très efficace et très discrète et il s’était félicité de l’avoir retenue. Elle lui était reconnaissante de lui avoir donné sa chance. Gustave ne lui avait jamais posé de questions sur sa vie personnelle et il ne savait rien des contraintes de Marie. Celle-ci habitait encore chez ses parents et subvenait aux besoins de sa famille avec son salaire. Jamais elle ne se plaignait et se rendait toujours disponible pour venir en aide à Gustave. C’était une personne précieuse dont il aurait du mal à se séparer. 

 

Lorsque Gustave contacta le notaire de famille pour la succession de ses parents, il prit conscience qu’il ne souhaitait pas conserver la maison où ils habitaient. Trop de souvenirs douloureux s’y rattachaient. Et puis il s’agissait d’une vieille maison qui coûtait une fortune à entretenir. Personne ne voudrait jamais s’y rendre, alors à quoi bon ? Il dut se résoudre à contacter son frère pour connaître son avis. Jules s’en moquait totalement, il répondit que Gustave pouvait tout liquider, il ne voulait rien récupérer, aucun meuble, aucun tableau, pas même quelques photos de leur enfance ou de leurs grands parents.    

 

Pour une fois, parce qu’il y avait beaucoup d’affectif autour de ce sujet, Gustave ne se sentit pas capable d’assumer la tâche tout seul. Il eut soudain une idée. Il proposa à Marie de venir l’aider à vider la maison familiale, en échange d’une grosse prime pour la dédommager. Il mettrait ensuite la propriété en vente et partagerait l’argent avec son frère Marie réfléchit quelques instants et accepta, elle ne pouvait naturellement pas refuser une somme d’argent supplémentaire et inattendue. Sa famille avait toujours de nouveaux besoins qu’elle peinait à satisfaire. Cette opportunité qui lui était offerte l’aiderait à être généreuse. 

 

Gustave prit une semaine de congés et Marie prétexta qu’elle partait dans sa famille pour soigner une tante malade. Il fallait éviter que le personnel de l’entreprise ne se méprenne sur leur absence simultanée. Gustave vint chercher Marie à la gare et ils partirent dans la grosse berline qu’il conduisait. Le voyage se déroula agréablement. Après une partie du trajet sur l’autoroute, ils prirent des petites routes de campagne. Elles suivaient les reliefs des collines et des vallons, tournant, montant et descendant au milieu des bois et des champs. C’était le printemps, les haies étaient fleuries, les vergers couverts de nuages blancs floconneux et partout les talus et l’herbe étaient verts. Le paysage était un enchantement. Gustave, que peu de choses surprenaient habituellement, souriait de voir l’émerveillement de Marie devant l’éclosion de la nature. 

 

Pour créer une diversion, Marie parlait de ses dossiers en cours. Mais elle finit par cesser son bavardage car Gustave ne répondait pas à ses questions ni à ses suggestions. 

 

– Laissons cela, voulez-vous ? dit-il, ce n’est pas le sujet de notre voyage. Je suis trop préoccupé par le vidage de la maison pour penser aux problèmes de cash-flow ou de stock excédentaire.

– Bien, répondit-elle en tournant la tête pour se concentrer sur la vue. Comme il  vous plaira.

 

En haut des côtes, la perspective se déroulait jusqu’à l’horizon. Ce n’était que bosquets et prairies qui ondulaient de tous côtés, dans une myriade de teintes. La lumière jetait ici et là des éclats clairs et vibrants, ou son absence plongeait les lieux dans une ombre mystérieuse. Au loin, des bourgs se recroquevillaient autour d’un clocher et parfois des corps de fermes apparaissaient au détour d’un virage. 

 

La voiture roulait à bonne allure, Marie voyait que Gustave connaissait parfaitement la route. Ils étaient partis tôt le matin, et l’heure du déjeuner approchait. 

 

– Nous arrivons, fit Gustave alors que la berline ralentît à l’entrée d’un village. 

 

Ils passèrent le long de murs de pierre qui cachaient des maisons cossues, traversèrent la rue principale et tournèrent sur un chemin non goudronné. Au bout de l’allée, les grilles du portail étaient ouvertes et la voiture avança jusque devant la bâtisse.

 

Le jardin qui entourait le bâtiment était en friche. Les massifs n’étaient plus entretenus, les haies n’avaient pas été taillées et le gazon avait trop poussé. Sur le perron se tenait une vieille femme un peu forte vêtue d’un tablier.

 

– C’est la domestique, Louison. Elle était la femme de charge de mes parents, elle faisait tout à la maison, car ils étaient devenus incapables de vivre seuls. Alors elle envisage mal ce que nous venons faire, car elle régnait ici en maîtresse, précisa Gustave. Elle ne sait pas encore que je veux vendre la demeure. Il faudra aussi penser à son avenir. C’est une très brave femme, un peu revêche mais elle a un cœur d’or.

 

Marie ne disait rien. Elle absorbait toutes les informations qui la submergeaient depuis leur départ. Le voyage, l’arrivée dans cette propriété de famille où elle n’avait aucune attache, cette femme qui les regardait d’un œil peu engageant et qui la haïrait probablement quand elle saurait pourquoi elle était là, tout la bouleversait. Elle se sentait un peu comme une fossoyeuse et regrettait presque d’avoir accepté la mission. Toutefois, le fait qu’elle serait payée pour ce qu’elle allait faire atténuait sa responsabilité, ce ne serait qu’une forme de travail après tout.  

 

Gustave sortit de la voiture et vint ouvrir la portière de Marie. Il prit les valises dans le coffre et s’approcha du porche pour saluer chaleureusement Louison. Ils pénétrèrent dans un couloir très sombre et Gustave entraîna aussitôt Marie vers l’escalier au fond du passage qui menait aux étages supérieurs.

 

– Je vais vous montrer votre chambre, dit-il.

 

Marie le suivit le long des marches de bois ciré, jusqu’au palier. Il s’ouvrait sur un corridor qui desservait plusieurs portes. 

 

– Louison vous a préparé la chambre tout au bout du couloir, il y a une salle de bain attenante. Vous aurez ainsi votre liberté. Pour moi, je suis à l’étage du dessus, dans la petite chambre mansardée où je couchais déjà quand j’étais enfant. 

 

Il ouvrit la porte de la chambre de Marie et la laissa entrer la première. Il avait toujours été courtois, et Marie trouvait cela agréable même si c’était vieux jeu. Gustave déposa les valises sur le sol et se retira. Marie se retrouva seule dans la pièce, qui était trois ou quatre fois plus grande que celle qu’elle partageait chez ses parents avec sa sœur. Il y avait un énorme lit ancien, avec un édredon rebondi en satin rouge. Pas de couette mais des draps de coton épais et une couverture de laine. Le dessus de lit avait été replié au pied. La fenêtre donnait sur le jardin et, au-delà sur les collines et les champs, elle aperçut au loin les reflets d’un lac ou d’une rivière. Elle déballa ses affaires qu’elle pendit et rangea dans une vieille armoire de bois sombre. A l’intérieur, des petits coussins de lavande dégageaient un parfum subtil. La salle de bain contenait une douche, un lavabo et des toilettes, tout avait été refait à neuf mais avait visiblement peu servi. La chambre sentait l’encaustique et les vieilles choses surannées, les petits rideaux aux fenêtres étaient charmants mais d’une autre époque. Marie soupira et fit un brin de toilette avant de se préparer à descendre.

 

Gustave avait allumé un feu de bois dans la cheminée de la salle à manger et Louison avait préparé le repas. La pièce sentait bon, il y régnait une chaleur douce et le craquement des bûches après le long voyage semblait une musique propice à la rêverie. 

 

Après le déjeuner, Gustave proposa une visite du jardin et des alentours. Ils se promenèrent une partie de l’après-midi, et Marie s’imprégna davantage de l’atmosphère des lieux. Plus elle marchait aux côtés de Gustave, plus elle se rendait compte de l’amour profond qu’il ressentait pour la maison et le village. Elle se demandait à quoi rimait cette idée de vendre cette demeure à laquelle il était visiblement très attaché.

 

Leurs pas les menèrent au village, où Gustave lui montra les différents commerces et maisons remarquables. Ils finirent par arriver au cimetière. Gustave voulut voir la tombe de ses parents et Marie l’accompagna.

 

Lorsqu’ils rentrèrent à la maison, Louison leur prépara du thé et coupa des parts de tarte aux pommes. Gustave donna carte blanche à Marie pour commencer la mission le lendemain.

 

– Mes parents avaient une vieille voiture, elle est garée dans la remise à l’arrière, ajouta-t-il. Vous pourrez l’utiliser pour vous déplacer, pour aller porter des choses à la déchetterie notamment. On est loin de tout ici, ce sera une bonne chose que vous puissiez conduire.

 

Marie avait passé son permis de conduire avec succès. Cependant elle avait rarement eu l’opportunité de pratiquer après sa formation car ses parents ne disposaient pas d’un véhicule. Elle avait peur de ne pas être à la hauteur, mais réalisa que piloter la voiture des parents de Gustave serait justement pour elle l’opportunité de se perfectionner. Elle était sans cesse obligée de recadrer ses pensées car elle abordait les sujets toujours selon un mauvais angle. Elle devait voir cette mission comme une chance de progresser et non pas comme un test de ses compétences ou une revue de ses incompétences.  

 

Gustave essayait de la mettre à l’aise sur tout un ensemble de choses qu’elle ne connaissait pas et ne maîtrisait pas. C’était difficile pour elle, elle faisait tant d’efforts qu’elle se déclencha une migraine et demanda à aller se coucher sans dîner. Gustave fut un peu contrarié, mais finalement il éprouva une certaine satisfaction à retrouver sa chère solitude. Il s’installa devant le feu de bois dans un fauteuil en cuir et se laissa bercer par la vision des flammes qui dansaient devant ses yeux. Il avait sur les genoux un livre qu’il ne lisait pas et laissa dériver ses pensées, ravivant ses souvenirs. Il fut bientôt submergé par des images anciennes. Il se vit enfant, courant dans l’herbe, pourchassant ses frères dans les champs, puis revenant à bout de souffle dans la cuisine pour le goûter préparé par sa grand-mère. Les odeurs et les textures affluaient, réveillant ses sens endormis. Apaisé enfin, il s’assoupit, la tête sur le côté du fauteuil et se réveilla glacé en pleine nuit. Le feu s’était éteint et seules quelques braises rougeoyaient encore dans l’âtre, au milieu de l’amas de cendres.

 

Il alluma la lampe de son téléphone et monta se coucher dans son petit lit, l’esprit encore rempli de ses rêves d’enfant. A peine eut-il posé la tête sur l’oreiller qu’il s’endormit et rejoignit ses souvenirs.

 

Dès le lendemain, Marie se mit au travail. Elle prit son petit déjeuner très tôt. Louison était déjà levée et avait préparé les boissons et les brioches. Il y avait du beurre frais et de la confiture de mûres faite à la maison. Marie n’avait jamais rien mangé d’aussi bon. Sa migraine était envolée, et le beau soleil du matin l’encourageait à démarrer sa tâche.

 

Elle avait heureusement apporté des vieux vêtements usés. Elle commença par répertorier les denrées périssables et les vieux journaux. Elle descendit à la cave et remonta des monceaux de quotidiens et de publications obsolètes et moisis. Elle remplit le coffre de la voiture des parents de Gustave, dont Louison lui donna la clé. Louison lui indiqua où se trouvait la décharge pour les papiers, les cartons, le verre, les déchets. Quand Marie eut casé tout ce qu’elle pouvait dans le véhicule, elle tenta de démarrer le moteur. 

 

Louison qui n’avait pas de voiture utilisait la vieille guimbarde de ses maîtres quand ils étaient en vie, pour les emmener chez le médecin ou pour faire des courses. Le moteur ronronna dès que Marie tourna la clé et elle passa la première. Après quelques cahots impressionnants pour sortir de la remise, la voiture bondit en avant et Marie trouva la sensation merveilleuse. Elle roula sur les graviers de l’allée, sortit du jardin par le portail et s’élança vers le village. Elle tremblait un peu et passait les vitesses avec précaution. Mais au bout de quelques kilomètres, elle se lâcha et se mit à chanter à tue-tête. Elle avait besoin d’évacuer la tension nerveuse qu’elle éprouvait depuis son arrivée dans la maison. L’atmosphère était lourde, silencieuse, elle ressentait un certain malaise dont elle n’arrivait pas à discerner l’origine. 

 

Elle trouva aisément la déchetterie et vida la voiture. Lorsqu’elle revint, Gustave s’était enfin levé et il prenait son petit déjeuner dehors, sur la terrasse à l’arrière de la maison.

 

– Vous avez déjà fait un aller et retour ! s’exclama-t-il en voyant Marie. Je savais que vous étiez la bonne personne pour m’aider à vider cette maison. 

 

Elle sourit. Elle était charmante dans ses jeans trop larges, son gros pull tricoté et ses baskets. Il réalisa qu’elle était très jeune. Ses cheveux étaient à peine coiffés, ils étaient attachés en une espèce de chignon à l’arrière de sa tête et plein de mèches rebelles s’échappaient de l’élastique qui les retenait. Il la reconnaissait à peine, elle qui était habituellement habillée strictement d’un tailleur veste jupe et de chaussures à talons, coiffée impeccablement et légèrement maquillée. 

 

Marie continua toute la journée à trier et à remonter de la cave des vieux magazines déchirés, des bouteilles de vin ou des pots de confiture vides, des boîtes de conserve ou des condiments dont la date de validité avait été dépassée depuis longtemps, des objets abîmés, des vêtements et des chiffons posés ça et là, tout un bric-à-brac plein de poussière et de toiles d’araignées. Elle se contenta d’un sandwich à midi, préparé par Louison avec du pain de campagne et du fromage frais écrasé avec des herbes. Chaque fois que la voiture était pleine, elle partait la vider à la décharge. Elle n’avait plus peur de conduire la vieille automobile. Bien au contraire, elle accélérait dans les virages et s’amusait à entendre crisser les pneus sur l’asphalte. Les routes étaient si désertes que personne ne la voyait avoir ses petits accès de folie.

 

En fin d’après-midi, elle était épuisée. Gustave descendit à la cave pour constater tout ce qui avait été fait. La plupart des étagères avaient été débarrassées, les entassements de vieux papiers et chiffons avaient diminué. Il fut impressionné. Ils remontèrent du sous-sol et vinrent dans la cuisine pour boire un thé chaud. Après quelques minutes, Marie retrouva de l’énergie et commença à faire des listes. Elle avait dans l’une des vastes poches de son pantalon un carnet et un crayon où elle notait ses idées pour les soumettre à Gustave. Assis en face d’elle, il la regardait, fasciné par son énergie et sa créativité. Elle ne cessait de bouger, d’envisager des solutions, de proposer des scénarios. Il murmurait qu’il devait prendre l’avis de son frère qui ne lui répondait pas ou évasivement.

 

Au bout de deux jours, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas compter sur lui. Il était envahi par ses souvenirs d’enfance, incapable de faire quoi que ce soit d’utile. Il se contentait d’allumer des feux de bois et de se promener toute la journée. C’était elle qui faisait tout. Louison l’avait bien remarqué elle aussi. Mais ce qui comptait pour Marie et qui la motivait pour continuer était qu’elle serait payée pour ce travail.

 

La semaine passa, les choses avançaient lentement car Marie était seule et elle commençait à être fatiguée. Elle avait vidé les placards des parents, rassemblé leurs affaires pour les donner à des associations charitables. Elle avait cherché des adresses un peu partout et se renseignait dans le village où on la connaissait bien maintenant. Louison par ses bavardages l’aidait indirectement à progresser.

 

Gustave souhaitait prolonger l’aventure de quelques jours, pour finir et mettre la maison en vente. Il appela son numéro deux dans l’entreprise pour indiquer qu’il restait encore un peu en congés. Il expliqua qu’il se sentait épuisé par tous les événements qu’il avait vécu. Cela était vrai. Marie appela de son côté la responsable du personnel et s’excusa d’être encore un peu absente. Elle régulariserait à son retour. 

 

Un soir, alors qu’ils se reposaient en silence devant la cheminée, Marie tournait les pages d’un magazine sans regarder les images ni lire les textes et Gustave semblait plongé dans ses rêveries. Gustave leva les yeux sous ses lunettes posées sur le bout de son nez et regarda Marie. Dans la douce lumière du feu qui crépitait, il l’apercevait devant la cheminée, penchée sur le journal. Son profil en contre jour était presque diaphane. Elle prenait une douche le soir avant de descendre et s’habillait pour le dîner. Elle portait une robe noire  très simple et seyante. Ses cheveux étaient remontés sur sa nuque et bien coiffés, mais des petites mèches sauvages bouclaient dans son cou et attrapaient les rais de lumière. Il était vieux, mais ses sens s’éveillaient enfin et il la voyait comme il ne l’avait jamais imaginée. Elle était belle, sa silhouette fine se découpait sur la lumière du feu. Sa présence emplissait totalement la pièce et à elle seule elle créait l’atmosphère de la maison. Il fallait qu’elle reste ici et devienne la maîtresse de ces murs. Elle leur redonnerait la vie. Il l’appréciait avant, mais il réalisait soudain que ses sentiments avaient évolué, il ne pouvait plus se passer d’elle. Il connaissait ses gestes, ses mots, son rire. Elle était vivante et sa pétulance irradiait autour d’elle. Dès qu’elle touchait quelque chose, la magie opérait et elle donnait vie aux objets, aux murs, aux meubles, et surtout, elle le rendait vivant, lui qui était mort depuis si longtemps. 

 

Mais son humeur se renfrogna. Il avait vingt cinq ans de plus qu’elle. Ce n’était pas possible. Il retournait sa vision dans tous les sens et celle-ci lui apparaissait comme la seule possibilité d’un avenir pour elle comme pour lui. Malgré tout. Malgré la différence d’âge. Petit à petit, plus il réfléchissait, plus il s’éprenait d’elle. Il finit par envisager de l’épouser. Ils avaient un peu bavardé et Gustave avait compris que tout son salaire était reversé à sa famille. Un mariage avec un homme riche serait donc une manne pour elle et les siens. Mais il voulait que ce fût un mariage d’amour et non pas une union arrangée.            

 

Comme il était au fond très timide, les jours passaient et il ne disait rien. Marie poursuivait sa tâche sans faiblir. La maison se vidait au fur et à mesure de tout le superflu, elle n’en était pas encore arrivée au gros mobilier lourd. Mais elle aimait les armoires et les tables de bois, les commodes arrondies aux coins sculptés, les vieux tableaux qui représentaient des paysages et des fleurs, les portraits d’ancêtres. Gustave lui avait enfin parlé du drame qui avait endeuillé la famille, la mort de son petit frère. Marie avait compris toute la frustration de Jules et de Gustave, car leurs parents avaient idéalisé celui qui ne reviendrait jamais et traité avec indifférence ceux qui restaient. Plus elle découvrait la véritable personnalité de Gustave, plus elle l’appréciait. Il n’était pas un patron insensible mais un homme blessé par la vie, le désintérêt de sa famille, et les décès d’êtres chers, et il n’arrivait pas à surmonter son passé.

 

Puis un midi, Eugène, le fils de Gustave, arriva à la maison. Lui aussi conduisait une grosse berline luxueuse. Il arrêta son bolide devant le perron et descendit de voiture. Habillé plus élégamment que son père, athlétique et dynamique, il ne passait pas inaperçu dans le jardin de la vieille ferme. Transformée par cet événement inattendu, Louison descendit les marches péniblement et l’accueillit comme le fils prodigue. Elle lui demanda aussitôt s’il était venu avec sa femme. C’était une plaisanterie entre eux.

 

Homme d’affaires avisé, Eugène passait tout son temps à travailler et n’avait encore jamais pris le temps de chercher une épouse. En réalité, il ne regardait même pas les femmes, trop occupé à gagner chaque jour davantage d’argent, entraîné dans une spirale infernale qui finissait par lui faire perdre le vrai sens des choses. Il se contentait de rencontres brèves avec des jeunes femmes indifférentes sans se poser de questions.

 

A peine eut-il aperçu Marie, vêtue de ses vieux jeans et de son pull, les cheveux en désordre et couverte de poussière car elle explorait le grenier, qu’il tomba éperdument amoureux d’elle. Elle descendait l’escalier du perron, une caisse de carton dans les bras. Leurs regards se croisèrent un instant. Ce fut pour lui une vision extraordinaire et un véritable coup de foudre. Elle lui apparut dans cette maison morte comme une lumière qui éclaire tout, comme une fleur qui s’épanouit et irradie la beauté partout autour d’elle. Il aimait la demeure de ses grands-parents et ne voulait surtout pas qu’elle fût vendue. Il avait l’intention de s’opposer à toute décision en ce sens. Mais quand il vit Marie, il oublia toutes ses résolutions. La seule chose dont il fut capable, lui le businessman, fut d’aider Marie à porter ses paquets dans la vieille voiture des grands-parents en balbutiant des mots d’excuse. 

 

Eugène venait pour quelques jours. Il avait appris la démarche de son père et voulait l’arrêter à tout prix. Bien sûr, il n’était pas trop tard, Gustave n’avait rien entrepris.

 

Ils prirent les repas ensemble. Eugène voulait bien aider Marie à débarrasser la maison, mais comme elle, il ne voulait pas laisser partir les meubles, les photos, les ustensiles de cuisine, ni même la vieille voiture. Et un soir, alors qu’Eugène montait se coucher, il croisa Marie dans le couloir du premier étage. Elle avait oublié quelque chose en bas. Vêtue d’une simple chemise de nuit, elle était si belle qu’il en fût tout retourné. Ils s’arrêtèrent l’un en face de l’autre, essoufflés, haletants. Elle aussi était sous le charme de ce beau garçon arrivé à l’improviste. Tous ses principes avaient volé en éclat, elle n’avait jamais ressenti ces émotions pour personne, mais elle était trop pure pour mettre un nom dessus.

 

Ils s’approchèrent jusqu’à se toucher et s’embrassèrent dans la pénombre. Pour l’un comme pour l’autre, cet instant fut une révélation. Eugène murmura à l’oreille de Marie qu’il ne la laisserait plus jamais partir et elle écouta ses paroles comme la plus belle musique qu’elle eût jamais entendue. 

 

Dès le lendemain, Eugène et Marie devinrent inséparables aux yeux de tous. Si Gustave éprouva de la jalousie ou un pincement de regret au cœur, il n’en montra rien.

 

Eugène rompit avec son ancienne vie. Il voulait s’installer dans la maison avec Marie, ne pas licencier Louison qui pourrait rester avec eux aussi longtemps qu’elle le voudrait et travailler à distance. Il voulait même conserver la vieille voiture car la maison ne serait pas tout à fait la même sans la vieille guimbarde. Et Marie adorait la conduire.

 

La famille de Marie approuva son choix et tous vinrent goûter aux plaisirs de la vie à la campagne pendant les vacances. Sa petite soeur dut prendre le relais pour assurer les revenus et nourrir les siens. Marie l’aida en cachette et nul n’en sut jamais rien, sauf Eugène qui fut encore plus généreux qu’elle.

 

Gustave racheta la part de l’héritage de son frère Jules et légua la maison à Eugène. Eugène et Marie se marièrent très vite et vinrent habiter la maison. Marie avait si souvent songé à l’aménagement de la demeure si elle lui appartenait qu’elle transforma en un rien de temps la triste bâtisse en un lieu chaleureux et confortable. Comme Gustave l’avait imaginé.

 

Gustave devint rapidement grand-père. Il revendit son entreprise et vint s’installer dans le village près de la maison. Il remerciait la providence de ne pas s’être ridiculisé en demandant la main de Marie. Son rêve s’était réalisé en quelque sorte. Il restait émerveillé devant Marie, elle était une fée qui avait redonné la vie à cette famille moribonde.

 

Elle avait planté une graine de fleur dans le jardin desséché et tout avait poussé, comme par magie. 

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