Une rencontre par hasard

Je voyageais dans un pays du Sud où il faisait chaud. Trop chaud. Pour m’immerger dans une atmosphère plus fraîche et mieux respirer, je pris un bateau pour aller sur une île. Je rêvais de vent doux et de bruine humide. Le trajet sur un ferry vieillot et crachotant ne m’apporta pas les effets escomptés. Débarquée sur la minuscule terre qui se dressait au milieu des flots, je trouvai pour me loger un hôtel en dehors de la ville principale. Il était construit sur un escarpement et surplombait la mer. Une fois installée, je descendis sur la plage au pied de l'auberge par un sentier creusé dans les rochers. C’était le premier soir et je sentis déjà les brises salvatrices venues du grand large emplir mes poumons d’air frais. Je m’approchai tout près du rivage. Je fus soudain éclaboussée par l’écume des vagues qui m’enveloppa enfin d’une brume bienfaisante et éclatai de rire. 

 

Dès le lendemain matin, poursuivant mon exploration du pays, j’établis un petit circuit  pour visiter les différents endroits remarquables. Une presqu’île reliée à l’île par une étroite bande de terre était le lieu le plus étonnant mentionné sur tous les guides touristiques. Je m’y rendis le jour même.

 

Le gros bus gris qui desservait tous les arrêts de l'île me déposa au bout de l’isthme qui séparait la partie maîtresse de la presqu’île. Je parcourus à pied la route qui longeait la langue de terre. Plus j’approchais du but, plus la presqu’île m’apparaissait dans sa majesté. J’en distinguais les moindres détails tant la visibilité était nette. C’était une terre rocheuse qui s’élevait comme un éperon biscornu au-dessus de la mer. Elle abritait une ville construite sur les hauteurs de ses contours. Des remparts bordaient la presqu’île de tous côtés et protégeaient la cité des assauts des vagues. 

 

Les voitures pouvaient y accéder mais en nombre limité. Seuls les habitants et les livreurs étaient autorisés à circuler sur l’isthme comme l’indiquaient les panneaux. Les vélos, plus maniables et peu volumineux, étaient privilégiés par les autochtones comme par les touristes. Ils pullulaient sur la route et envahissaient l’intérieur de l’enceinte. Je les voyais nettement se dessiner au-delà des remparts, abandonnés un peu partout dans les ruelles en pente par les cyclistes pressés. Ils formaient un imbroglio indescriptible de roues et de guidons colorés. 

 

J’arrivai enfin au bout de l’isthme et pénétrai par un pont levis dans la petite ville bijou. C’était une merveille d’architecture. Toutes les maisons étaient anciennes et entretenues. Il y avait des fleurs partout, pendant aux balcons ouvragés ou plantées dans des pots de terre cuite, sur les promenades en bord de mer ou au coin des rues. Une sensation d’authenticité émanait des lieux, comme si tout était resté tel quel depuis la nuit des temps. Des boutiques et des échoppes d’artisans animées se succédaient le long des venelles, sous les arcades fraîches ou dans l’ombre des passages. Des palmiers et des cyprès centenaires poussaient au pied des vieux murs de pierre, imposant dans les rues leurs silhouettes déformées par les ans. 

 

Dans la ville basse, des tables en fer forgé étaient disposées aux devantures des nombreux petits cafés. Une foule cosmopolite et gaie profitait de l’ombre sous les tonnelles en buvant des boissons fraîches et en parlant avec volubilité. Après la marche en plein soleil, je vins m’asseoir à une table et commandai un citron pressé. J’écoutais parler les gens. C’était reposant de paresser et de regarder autour de soi sans penser à rien dans un lieu aussi paradisiaque. 

 

Comme il était bientôt l’heure de déjeuner, j’avisai une petite épicerie à proximité et m’y rendis pour faire des courses. Je voulais manger frugalement et rapidement. Je pourrais ainsi continuer à faire le tour de la presqu’île et repartir avant le soir pour regagner l’hôtel. Avant d’entrer dans la boutique, j‘explorai l’assortiment des fruits présentés dans des caisses à l’extérieur. Il y avait un magnifique étalage rempli d’abricots, pastèques, citrons, melons, pêches, raisins, et figues. Comme je regardais les marchandises pour faire mon choix, je heurtai par inadvertance une autre cliente arrêtée devant les melons. Elle les soulevait et les soupesait, humant leur odeur et grimaçait parfois en reposant au fur et à mesure ceux qu’elle rejetait définitivement. Ces gestes éveillèrent en moi une sensation de déjà vu. Par un réflexe incontrôlé, je me tournai vers la femme et la regardai.

 

En voyant son profil, mon regard se figea. Plus je l’observais, plus j’étais certaine de la connaître. Mon esprit était en pleine ébullition et je cherchais frénétiquement où je l’avais rencontrée. Avec un peu de chance, j’allais retrouver qui elle était. C’était autrefois. Il y avait fort longtemps … 

 

– Eliza ! m’écriai-je brusquement. 

 

Son nom m’était revenu d’un seul coup et je le prononçai sans réfléchir. Le souvenir de son visage avait jailli de l’oubli comme une révélation. Soudain une foultitude de scènes que j’avais enfouies dans les profondeurs de ma mémoire défilaient devant mes yeux comme dans un film. Je revoyais des images effacées depuis longtemps qui réapparaissaient au grand jour. 

 

Je reconnaissais la fille qui avait été ma meilleure amie pendant des années. Elle avait finalement peu changé. Elle avait toujours les cheveux courts mais teintés désormais. Les lunettes de soleil qui dissimulaient ses yeux n’avaient pas pu cacher la courbe de son nez. C’était bien elle. A mon cri, elle se tourna vers moi et m’examina avec étonnement en fronçant les sourcils et en baissant sa monture. 

 

– Eliza ! s’exclama-t-elle au comble de la surprise, en reculant lorsqu’à son tour elle me reconnut, c’est bien toi ! Mais que fais-tu ici ? 

 

Nous portions le même prénom, ce qui nous avait rapprochées pendant l’enfance et l’adolescence. Comme deux soeurs, comme deux facettes d’une même personne, nous ne pouvions pas nous passer l’une de l’autre. L’avis de l’une était nécessaire pour que l’autre prenne une quelconque décision. Nous respirions le même air et restions toujours à proximité par peur de nous perdre si nous nous égarions trop loin. Nous avions besoin de nous voir et de nous parler cinquante fois par jour et nous étions d’accord sur tout. Et étrangement, nous nous étions perdues de vue. Nous n’avions plus échangé de nouvelles depuis un soir banal où, sans savoir pourquoi, nous étions parties chacune de notre côté. Nous n’étions même pas fâchées, peut-être juste lassées l’une de l’autre. Nous avions dû petit à petit nous éloigner sans nous en apercevoir, sûrement pour gagner enfin notre autonomie et notre liberté. Et à partir de ce moment précis, il y avait dix ans exactement, d’un commun accord jamais exprimé, nous n’avions plus jamais chercher à nous voir.

Et le hasard, qui ne laisse jamais les choses se terminer banalement, venait de nous pousser à nouveau l’une vers l’autre, sur cette île perdue en plein océan.

 

– Et toi, repris-je vivement, tu es en vacances ?

– J’habite ici, répondit Eliza. Je me suis installée sur l’île il y a cinq ans. Et j’ai appris la langue.

– Quelle curieuse circonstance après toutes ces années, murmurai-je pour moi-même. 

 

J’étais si surprise par cette rencontre inopinée que je me pinçais à peu près toutes les dix secondes pour me convaincre que je n’étais pas en train de rêver.

 

– Que fais-tu donc ici ? demanda-t-elle à nouveau.

– Je suis en vacances, dis-je, je venais visiter la cité en explorant les différentes curiosités de l’île.

– Veux-tu venir chez moi prendre un thé ? proposa-t-elle.

 

Cette invitation me rappela nos goûters d’adolescentes qui se terminaient toujours devant une tasse de breuvage brûlant. Nous avions adoré discuter pendant des heures en sirotant à petites gorgées un thé parfumé et en émiettant un biscuit croquant.

 

– Je termine mes courses et nous y allons, ajouta-t-elle en sélectionnant enfin un melon qu’elle déposa dans son panier.

 

Je l’attendis dehors sur un banc de pierre, sous un plumbago bleu ciel et un jasmin odorant qui tombaient en grappes du balcon juste au-dessus. 

 

– Je t’ai pris un jus de grenade frais, me dit-elle en sortant de la boutique et en me tendant un verre de carton plein d’un liquide pourpre. Il vient d’être pressé. C’est une spécialité d’ici.

 

Nous remontâmes lentement le long des ruelles sombres et je l’aidais à porter ses lourds sacs de provisions. Nous nous arrêtâmes devant une porte en bois sculptée, percée d’une petite grille qui devait laisser passer un léger courant d’air. Eliza déverrouilla la serrure avec une grosse clef en fer. A l’intérieur, nous pénétrâmes dans un patio qui ressemblait à un minuscule cloître, au centre duquel se trouvait une fontaine de pierre. L’eau coulait doucement dans le bassin en faisant un petit bruit cristallin. Les murs étaient couverts de carreaux de faïence peints en bleu et les colonnades de pierre formaient des arcades gracieuses tout autour de la cour. Des bougainvilliers roses tombaient en volutes luxuriantes depuis l’étage supérieur. 

 

– J’ai tout liquidé pour venir ici, expliqua Eliza. Cette maison appartenait à une amie de ma mère qui me l’a léguée quand elle est décédée. Elle n’avait pas d’héritiers. Tu te rends compte de la chance que j’ai eue ? Cet endroit est un véritable paradis. Depuis que je suis arrivée sur l’île, j’ai trouvé un sens à ma vie. 

– Pourquoi as-tu choisi de venir vivre ici ? demandai-je.

– Pour tout recommencer, tout changer, répondit-elle rêveusement. Hélas, on a beau aller ailleurs, tout finit par être pareil. Seule la mer parvient à apaiser mes tourments. 

– Tu disais que tu avais trouvé la paix ici, commençai-je, étonnée par cet aveu de tristesse et ce fatalisme.

– Je le croyais, mais on est vite rejoint par ses démons. Tiens, va t’asseoir là-bas derrière la fontaine pendant que je prépare le thé.

 

Je trouvai une table en fer peinte en blanc entourée de chaises, au milieu de pots de fleurs et de plantes aromatiques. Des piles de livres voisinaient avec un pichet en terre cuite et un vase de valérianes bleues. Un rideau de coton blanc à moitié relevé était artistiquement attaché sur une colonnade. A l’arrière, je vis une pièce qui devait être une chambre et dont la fenêtre ouverte donnait sur la mer d’azur. Une brise douce agitait le rideau et les fleurs penchées.  

 

Eliza revint avec une théière en porcelaine. De la vapeur s’échappait par le bec. Elle prit deux tasses sur une étagère à côté de la table qu’elle posa sur la table. Elle versa le thé brûlant et l’après-midi devint un enchantement. Comme si le passé heureux resurgissait entre nous et que tout le reste n’avait jamais existé.

 

Nous étions assises l’une en face de l’autre, mangeant des tranches de gâteau au cédrat confit et buvant notre thé. Nous nous racontions notre jeunesse, sans aborder la période où nous ne nous étions pas vues. De toute évidence, Eliza ne voulait rien dévoiler de son existence passée. J’appris peu de choses sur sa nouvelle vie. Elle donnait différentes sortes de cours pour s’occuper mais en réalité elle n’avait pas besoin de gagner sa vie. Elle m’expliqua que la vieille dame qui lui avait laissé sa maison était riche et qu’elle disposait de sa fortune. Nous revenions sans cesse à nos vieux souvenirs qui seuls semblaient l’intéresser. Le temps passait comme autrefois en bavardages futiles, sans que nous nous rendions compte des minutes qui s’écoulaient. 

 

Puis le soir tomba. Eliza proposa que nous fassions un tour jusqu’au sommet de l'île, puis que nous descendions en ville. Nous irions dîner dans une taverne où l’on mangeait toutes sortes de poissons frais grillés. Il y avait une petite fête foraine sur une place tout près, le quartier était pittoresque et animé. J’aurais la sensation délicieuse de faire partie des habitants de l’île pendant quelques heures. J’acceptais. 

 

Pendant tout l’après-midi, je m’étais posé des questions sur ce qui était arrivé à Eliza. Je me demandais d'où provenait cette alliance qu’elle portait à son doigt. Mais bien sûr je ne posais aucune question. Avant de partir, elle m’indiqua où se trouvait la salle de bains pour que j’aille me laver les mains. Je traversai sa chambre où je vis sur la commode des cadres disposés négligemment. Sur les photos, Eliza se tenait à côté d’un bel homme âgé que je n’avais jamais vu. Sur l’une d’elles, elle portait une robe blanche et tenait à la main un bouquet de fleurs. Au-dessus de son lit, un portrait à l’huile représentait ce même inconnu dans une pose figée. Il avait le visage émacié, une barbe blanche et son attitude était rigide. Il ne souriait pas, comme s’il portait un poids trop lourd à assumer sur les épaules.

 

Lorsque je revins, Eliza me lança un regard interrogateur et vit que j’avais plus ou moins compris son histoire. Elle passa son bras sous le mien et nous sortîmes dans la ruelle. Après avoir fait le tour du haut de la cité et admiré le point de vue sur la mer au soleil couchant, nous descendîmes vers la ville basse. Eliza avait donné rendez-vous à des amis que nous retrouvâmes à l’auberge. Ainsi elle avait mis fin volontairement à notre dialogue. Nous n’aurions plus l’opportunité de nous parler seule à seule. 

 

Le repas fut gai, tous les convives parlaient en même temps. Une musique festive parvenait à nos oreilles depuis l’extérieur, se mêlant subtilement au bruit des conversations. Après le repas, nous marchâmes jusque sur la place où se déroulait la fête. Il y avait des lampions et un petit orchestre installé en hauteur dans un kiosque jouait des airs typiques. Des enfants riaient et criaient en jetant en l’air des poignées de confettis qu’ils puisaient dans des sacs. Des gens dansaient au son des chansons devant le kiosque. Parfois, le rythme était endiablé. Nous regardâmes les danseurs pendant un long moment avant de nous asseoir à une terrasse pour commander à boire. Le temps s’étira lentement jusqu’à la nuit noire. 

 

Lorsque la soirée se termina, chacun rentra chez soi. Nous échangeâmes nos adresses et nos numéros de téléphone. Nous savions tous que personne ne contacterait personne une fois que nous serions séparés. Je dis au revoir à Eliza et repris à pied la route de l’hôtel. Avant de passer sous le pont levis, je me retournai une dernière fois. Je la regardai s’éloigner vers la ville haute, bavardant avec ses amis. Elle ne m’adressa pas un regard. Sans doute m’avait-elle déjà oubliée.

 

Ainsi vont la vie et les rencontres, elles sont passagères et éphémères. 

 

Le lendemain je finirais de visiter l’île et je reprendrais le bateau. Peut-être reverrais-je un jour Eliza, si le hasard le décidait.

 

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