Ce jour-là, je visitai l’usine désaffectée. C’était ainsi qu’on l’appelait depuis très longtemps, et dans l’imaginaire des habitants de la ville, elle conserverait toujours ce nom. Pourtant, les choses avaient changé. Les lieux avaient été réhabilités pour devenir un musée. Auparavant, les bâtiments en ruines qui se dressaient au milieu de terrains en friche étaient interdits au public. Les murs menaçaient de s’écrouler à tout moment car ils n’avaient pas été entretenus depuis des décennies. Une haute cheminée de briques s’était penchée petit à petit avant de tomber sur un entrepôt et d’en casser le toit de tuiles. A l’époque, je la voyais parfaitement depuis la petite fenêtre de ma chambre et j’avais suivi son déclin et sa chute. A partir de cette date, le squelette de poutrelles métalliques qui avait soutenu la toiture apparut à l’air libre. Sa silhouette anguleuse se détachait sur le ciel, menaçante et décharnée. Je l’observais surtout la nuit, quand l’atmosphère était sombre et incertaine. Sous l’éclat changeant des rayons de lune, les nuages cotonneux ou filiformes passaient nonchalamment ou furieusement autour des grandes tiges noires. Ils révélaient ou dissimulaient des formes fantastiques qui semblaient s’étirer et se mouvoir dans l’immensité céleste. C’était un spectacle dont je ne me lassais pas.
Dans la journée, les promeneurs faisaient le tour des palissades et des barbelés qui les empêchaient de pénétrer dans le périmètre dangereux. Les femmes et les hommes poussaient des landaus ou défilaient avec leurs sacs à provisions, et les grands-mères et grands-pères s’exerçaient à marcher avec des cannes. En passant, ils levaient la tête pour tenter d’apercevoir un mouvement derrière les parois prohibées. Mais il n’y avait rien à voir, ce qui ne faisait qu’alimenter les hypothèses les plus fantaisistes. Cependant, après tant de temps où aucun événement ne s’était produit, la curiosité demeurait intacte. Que se cachait-il de mystérieux dans ce qui restait de cette usine, dont plus personne ne savait ce qu’on y avait fabriqué lorsqu’elle était en activité ?
Pendant les années de fermeture, des jeunes audacieux avaient dépassé les limites autorisées et franchi les barrières pour explorer l’intérieur de l’enceinte. Quelques accidents avaient eu lieu, dont certains furent très graves et eurent des conséquences dramatiques. Mais cela n’avait pas arrêté les plus téméraires qui se lançaient encore et encore dans des expéditions périlleuses. Cependant, malgré les tentatives répétées, personne n’avait rapporté d’informations intéressantes. L’endroit était juste une vieille fabrique morte. J’étais moi aussi allée faire un tour une nuit avec une bande d’amis. Nous nous étions habillés en noir, collants, pulls et bonnets, rêvant d’aventure et de frissons. Hélas, aucun souvenir ne subsistait de l’existence passée. Nous ne trouvâmes pas de traces de mystère dans les bâtiments désertés. Tout avait été vidé, il n’y avait plus de machines, plus de chaînes de montage, plus de bureaux, plus d’archives, rien que quelques clous et des ressorts rouillés, et parfois une chaise cassée ou un vieil annuaire obsolète qui pourrissaient au milieu d’une épaisse couche de poussière. Nous étions revenus de notre escapade déçus mais certains qu’il n’y avait pas de manifestations surnaturelles dans la vieille usine. Notre fantasme avait vécu, dorénavant le sujet ne nous intéressait plus. L’endroit gardait son cachet et semblait se bonifier avec le temps, même si l’état des ruines empirait à chaque saison.
Pourtant un jour des camions arrivèrent. Des palissades plus hautes que les précédentes furent élevées et derrière les murs de fer, on entendit des engins creuser, abattre puis reconstruire. Des moteurs tournèrent pendant des jours et des jours. Des bennes pleines de sable et de matériaux arrivèrent, d’autres remplies de gravats repartirent en un ballet incessant. Des coups de marteaux, des sifflements indéterminés, des bruits de scies et de perceuses retentirent. Un échafaudage fut dressé contre le portail pour apposer une large plaque dont le texte resta secret.
Depuis ma fenêtre au dernier étage, j’apercevais sans cesse des curieux qui espionnaient les progrès des travaux par les fentes et les interstices entre les clôtures. Je voyais ce qui se passait de l’autre côté grâce à ma position en hauteur. Je constatais simplement que les murs étaient consolidés, les fenêtres remplacées, les toitures refaites. Quant à ce qui se passait intra muros, rien ne filtrait. De nombreux passants qui connaissaient ma maison savaient que je bénéficiais d’une vue directe lorsque j’étais à la fenêtre. Discrètement ou non, ils m’interrogeaient pour en savoir plus sur la nature et l’avancement des réparations.
Enfin un beau matin, les palissades tombèrent. Dans les boîtes aux lettres, les habitants reçurent un tract qui expliquait que l’usine devenait un musée consacré à l’industrie. Ils étaient invités à venir la visiter au plus vite. Elle avait été entièrement restaurée grâce à des capitaux anonymes apportés par un généreux donateur. Cet endroit désormais sécurisé et embelli devenait le joyau de la ville. Il serait un lieu de promenade pour tous, les écoles pourraient s’y rendre avec les classes, il y avait beaucoup de choses à y apprendre. Les touristes venus d’ailleurs auraient maintenant une raison de faire une étape en ville et d’enrichir leurs connaissances.
La curiosité retomba aussitôt. Néanmoins, avant de passer à autre chose, les habitants décidèrent de faire le tour de la fabrique et de vérifier qu’il n’y avait vraiment rien de dissimulé derrière les murs. C’était exactement ce qui leur était proposé.
Je m’inscrivis pour la visite comme tous les autres, curieuse de voir quelles transformations avaient été opérées depuis ma visite nocturne. Le grand jour arriva enfin, les battants du portail s’ouvrirent sous la plaque qui affichait fièrement ‘Musée de l’Industrie’. Je me faufilai dans le rassemblement de gens impatients qui s’apprêtaient à pénétrer dans la manufacture rénovée.
Après avoir franchi les lourdes grilles d’entrée, le groupe traversa un jardin nouvellement planté, rempli d’arbustes à fleurs et gazonné. Nous formâmes une file ininterrompue qui passa sous un porche puis avança dans un couloir très sombre. Des spots fichés çà et là dans les parois baignaient d’une pâle lumière les murs de béton noircis qui se dressaient de chaque côté. L’aspect vieilli avait été conservé, probablement pour donner un certain cachet aux lieux et une légitimité à la création d’un musée.
Tout était gigantesque, la hauteur sous le plafond, l’épaisseur des murs, la profondeur du corridor qui s’apparentait presque à un tunnel. Je me sentais toute petite au milieu de cette immensité.
Alors que je levai les yeux pour observer les proportions hors normes du couloir, j’entendis soudain vibrer mon téléphone portable au fond de ma poche. Je pris aussitôt connaissance du message. On me proposait par sms de m’inscrire pour commander un café en ligne pendant la visite. L’application à télécharger pour le faire était mise à disposition. Je récupérerai mon expresso un peu plus tard, quand je serai arrivée dans la grande salle. Je compris pourquoi on avait exigé que je fournisse mon numéro de téléphone quand j’avais pris mon billet pour le musée. Il servait déjà à me pister.
Néanmoins j’acceptais l’offre, attirée par la perspective d’une boisson chaude. Pendant ce temps, la file avait continué à avancer et nous parvînmes à une grande salle froide soutenue par d’énormes piliers. C’était sûrement l’endroit où je pourrais trouver mon café. Je longeai les colonnades et me dirigeai vers le mur du fond, occupé par un comptoir où évoluait quelqu’un que je pris pour un barista. Mais il n’y avait pas de percolateur ni de tasses derrière le bar, et l’homme n’était pas là pour servir. Je lui demandai où récupérer mon café. Le faux barista réclama mon numéro de téléphone pour vérifier mon inscription.
– Vous êtes la seule, dit-il.
Que voulait-il dire par ces mots énigmatiques ?
– Expliquez-vous, répondis-je, je ne comprends pas.
– Vous êtes la seule à avoir droit à un café, ajouta-t-il.
– Mais c’est stupide ! m’écriai-je, scandalisée. A quoi cela rime-t-il ? Tout le monde dans cette salle devrait avoir droit à une boisson. Pourquoi faire de la discrimination ?
Le faux barista haussa les épaules sans répondre.
A cet instant, un autre homme arriva près de moi. Il me fit signe de le suivre. Je comprenais de moins en moins ce qui se passait. Mais je ne risquais rien à l’accompagner, il y avait plein de monde dans l’usine. Peut-être en apprendrais-je ainsi un peu plus sur les raisons de tous ces mystères. Nous marchâmes le long de couloirs et nous enfoncâmes dans les profondeurs du sous-sol. Je ne savais pas pourquoi je n’éprouvais aucune peur. Sans doute comptais-je sur ma jeunesse et ma rapidité. J’étais prête à faire volte face et à m’enfuir en courant au moindre soupçon de danger.
Tout était vide, partout. Quel était ce musée qui n’avait aucune collection à présenter aux visiteurs ? J’essayai en vain d’interroger mon guide, il ne répondait pas à mes questions. Bien que je m’efforce de garder mon sang froid, je commençais à perdre patience.
Nous arrivâmes enfin devant une porte close. L’homme l’ouvrit et s’effaça pour me laisser passer. Je pénétrai dans un bureau dans lequel deux énormes fauteuils se faisaient face. Le guide me fit prendre place dans l’un d’eux et je m’asseyais tandis qu’il s’éloigna quelques instants vers une table où trônait une machine à café. Il fit couler le breuvage dans un petit gobelet en acier qu’il m’apporta.
– Votre café, dit-il en me tendant la tasse brûlante. Bonne dégustation.
Aussitôt j’humai le parfum exquis et le remerciai. Il me regarda avec un sourire satisfait, fit un signe de tête et s’éclipsa sans bruit. A peine eût-il quitté la pièce qu’une femme entra et vint s’asseoir sur le deuxième fauteuil. Elle était vêtue très élégamment et s’enfonça dans les profondeurs du siège en croisant ses longues jambes gainées. Ses collants satinés étincelaient sous la lumière électrique. Elle laissa négligemment pendre son escarpin au bout de son pied. Elle était très sûre d’elle. Et tout de suite elle me mit mal à l’aise avec son air supérieur et son petit sourire méprisant.
Serrant la tasse de café entre mes mains, je la portai à mes lèvres et dégustai une gorgée du merveilleux liquide.
– C’est si précieux et si rare, murmurai-je. Ce café est un délice et une perfection. Amer et mousseux, exactement comme je l’aime. Je n’en ai pas bu depuis longtemps.
– En effet, répondit la femme, c’est un café d’exception. Mais parlons de votre présence dans cette pièce. Vous devez vous demander ce que vous êtes venue faire ici.
Je hochai la tête en signe d’assentiment, et en même temps je bus avec délectation une deuxième gorgée du nectar qui se trouvait dans la tasse.
– Je vois que vous appréciez, ajouta la femme. Je vais tout vous expliquer. Nous vous avons identifiée lors de la traversée du jardin, car vous êtes la seule personne dans la queue des visiteurs qui a humé une fleur dans un arbuste.
– Ah oui ! m’exclamai-je, c’était du lilas, une odeur tellement subtile ! Mais ce n’est pourtant pas la saison du lilas, cela m’a intriguée d’en voir en fleurs. Mais je n’ai pas pu m'empêcher de les sentir, rien que pour le plaisir.
– Nous avons placé des caméras le long du passage pour filmer les visiteurs, dit-elle. C’est comme cela que nous vous avons vue vous approcher du lilas. Inutile de vous préciser que nous avions planté ces arbustes odoriférants pour identifier les personnes qui s’intéresseraient aux parfums de leurs fleurs.
– Ah ! fis-je sans vraiment être surprise par cet aveu, de nos jours nous avons l’habitude d’être espionnés en permanence dans tous nos faits et gestes.
– Savez-vous que la très grande majorité des humains a quasiment perdu le sens de l’odorat ? reprit la femme.
– J’en ai vaguement entendu parler, articulai-je sans conviction.
– Très peu l’ont conservé. Et visiblement vous faites partie de ceux qui ont la chance de pouvoir encore profiter des parfums des fleurs. Ou de tout autre fragrance.
Je l’écoutais, médusée. Je m’attendais à tout sauf à cela. Je la regardais continuer à débiter son discours. Il était évident qu’elle avançait à petits pas pour atteindre son objectif tout en ménageant ses effets. J’en concluais qu’elle avait besoin de moi. Je me demandais bien pourquoi.
– C’est pourquoi vous avez été sélectionnée parmi les visiteurs. Nous vous avons envoyé un sms pour que vous vous rendiez au bar pour prendre un café. Puis vous avez été guidée jusqu’ici, poursuivit-elle sans trahir la moindre émotion.
– Mais pourquoi ? questionnai-je en pensant que cette femme était un robot.
– Nous vous proposons de devenir un ‘nez’, répondit-elle..
– Un ‘nez’ ? Vous voulez dire devenir une créatrice de parfums ? m’étonnai-je.
– Absolument. Nous souhaitons promouvoir la rééducation de l’odorat des humains en fabriquant des fragrances, dit-elle. Il n’y a presque plus personne qui est capable de le faire, et encore moins de l’enseigner.
– Mais qui vous dit que je saurais le faire ? demandai-je.
– Vous saurez le faire mieux que quiconque, beaucoup de gens sont incapables de sentir quoi que ce soit aujourd’hui, expliqua-t-elle. Votre mission sera à but thérapeutique, et pour sauver le patrimoine humain. A force de maltraiter l’atmosphère, de polluer l’air et de subir des pandémies dévastatrices, les hommes se sont déshabitués des bonnes odeurs pour se protéger des mauvaises. Nous avons oublié ce que c’est de sentir ou comment fabriquer des parfums. Mais le constat est pire encore. Notre muqueuse olfactive a perdu toute sensibilité. Suite à des mutations désastreuses, elle se révèle aujourd’hui incapable de capter et d’interpréter les substances odorantes. Les neurones et le cerveau ne savent plus décoder les messages. Nous partons de très loin. Venez avec moi, je vais vous faire visiter notre laboratoire. C'est là que nous tentons de créer et de synthétiser des parfums.
Nous parcourûmes un dédale de couloirs souterrains et arrivâmes devant les baies vitrées d’une salle ultra moderne et sophistiquée. Nous revêtîmes des combinaisons de protection et traversâmes un sas avant de pénétrer dans le sanctuaire. Des laborantins en tenue blanche évoluaient comme des danseurs au milieu de matériels de haute technologie. Ils les manipulaient visiblement avec grand soin et dextérité.
– A quoi sert cette usine ? demandai-je. Ce n’est pas un musée ?
– C’est un laboratoire de recherche comme vous pouvez le constater, répondit-elle. Le musée n’est qu’une couverture. Car nous voulons que nos études demeurent secrètes.
– Mais pourquoi ? m’étonnai-je. Vous ne souhaitez pas que tous les hommes retrouvent le sens de l’odorat ?
– Cela coûterait beaucoup trop cher, avoua-t-elle. Il est impossible d’envisager une solution industrielle pour résoudre ce problème.
– Alors qui bénéficiera de ce traitement de guérison ? murmurai-je, mais je connaissais déjà la réponse à la question.
– Ceux qui pourront payer, avoua la femme sans sourciller.
– Donc si je vous comprends bien, seuls quelques happy few pourront profiter des parfums que j’aurais réussi à créer ? insistai-je. Si j’y arrive.
– Oui. Ainsi va l’humanité qui est capable de détruire ce dont elle a hérité depuis la nuit des temps, dit-elle. C’est horrible mais c’est comme ça.
Elle poursuivit en détaillant l’offre de salaire mirobolante qui était prévue pour moi si j’acceptais le marché et la mission.
J’hésitais, mais ma décision était déjà prise. Je regardais le laboratoire et j’imaginais ce qui m’attendrait si je signais la proposition. Je ne vivrais cette existence de rat emprisonné que pour rassurer quelques privilégiés. C’était totalement absurde et injuste. Alors je refusai.
La femme me regarda avec des yeux ronds. Elle ne pouvait ni croire ni comprendre que je renonce à un si bel avenir.
– Rien ne vous fera changer d’avis ? demanda-t-elle en sachant exactement ce que j’allais répondre.
– Non, rien, fis-je. Merci pour le café, il était délicieusement parfumé..
– Nous allons vous raccompagner à la sortie, dit-elle sèchement. Mais avant de partir, vous signerez un document stipulant une clause de confidentialité afin que vous ne divulguiez rien de ce que vous avez vu ici.
Sur le chemin du retour, je réfléchissais déjà. Ils trouveraient quelqu’un d’autre pour remplir la mission. Quelqu’un qui accepterait d’être très bien payé pour fabriquer des fragrances. Puisque la solution serait de toute façon réservée à peu de personnes, je résolus de me mettre à faire la cuisine pour ma famille et mes voisins, et de leur transmettre mon savoir sur les odeurs. Mes petits plats seraient pour mes proches l’occasion de réapprendre à sentir les parfums. Et je planterais des fleurs dans des pots qui s'aligneraient sur ma fenêtre. Des herbes aromatiques, de la lavande, du muguet, … J’expliquerais les odeurs naturelles, je n’avais pas besoin de créer des parfums sophistiqués pour parler des merveilles de la nature. J’allais faire découvrir des trésors de beauté que personne ne soupçonnait plus, car j’avais un pouvoir dont je pouvais faire profiter les autres. J’avais au moins découvert cela en visitant l’usine désaffectée. Et chacun petit à petit pourrait à son tour porter la bonne parole à sa famille et ses voisins.
Le soir à ma fenêtre, je regardais la fabrique maudite. Je cherchais des yeux l’emplacement où se trouvait autrefois la cheminée de briques et la toiture qui recouvrait les poutrelles d’acier à l’âme fantomatique. Je regrettais le temps où les lieux étaient innocents. Désormais ils masquaient une véritable noirceur dont l’odeur de pourriture ne tarderait pas à remonter du laboratoire souterrain pour envahir la ville.