La graine du doute

Quand l’argent cessait de couler, Cléandre ramassait son arrosoir et ses salamalecs et le duo reprenait la route sans tambour ni démon. Une fois le charlatan parti, les villageois levaient les yeux au ciel, craignant que la lune ne leur rapporte ce qu’ils avaient payé pour faire fuir. Cependant, le monstre ne revenait jamais. Étrangement.

Le bourg, vidé de ses coffres et encore debout, se mettait à espérer qu’on ne l’avait pas volé, seulement sauvé. Et ainsi, de bourg en bourg, la rumeur courait plus vite que les chevaux : un fléau étrange et un étranger aux méthodes fulgurantes. La peur préparait le terrain, l’or faisait le reste. L’arrosoir en or devenait plus précieux que la paix elle-même : il était la preuve qu’on avait eu chaud, qu’on avait bien fait de payer. Cléandre poursuivait son petit théâtre, avec aplomb, précision, et parfois même une touche de poésie dans le mensonge.

Ces nombreuses coïncidences, l’apparition du monstre suivie de peu par celle du sauveur, finirent par éveiller les soupçons, même chez les esprits les plus crédules. En tête : Miranda.

Elle ne disait rien. Pas tout de suite. Cependant, ses silences prenaient une tournure nouvelle : moins rêveuse, plus attentive. Elle observait les traces de pas dans la boue, les regards échangés à la dérobée, les mots que Cléandre pesait un peu trop avant de les lâcher.

Elle s’éveillait.

Cléandre, sans s’en rendre compte, avait cessé de jouer pour un public naïf : il jouait désormais devant un juge miniature, aux boucles emmêlées et aux sourcils froncés.

Le doute, cette graine minuscule, avait trouvé un terreau fertile.

Cléandre et Miranda traversaient un ruisseau en sautant de pierre en pierre, les bottes humides, les orteils mordus par une eau glaciale. Les flots, minces et nerveux, chantaient entre les cailloux, et l’air était saturé d’une fraîcheur vive qui piquait la peau. Cléandre avançait avec la désinvolture d’un homme habitué aux terrains piégeux, bondissant d’une roche à l’autre avec une élégance étudiée. Il avait le pas sûr, les bras dans le dos, l’allure d’un funambule qui se sait observé. Miranda, elle, n’avait d’yeux que pour le ciel. Elle observait les nuages, les oiseaux, les formes dans les feuillages, la réponse à ses questions flottant quelque part entre les branches.

Au bout d’un moment, sans le regarder, elle souffla :

— Cléandre, tu crois aux coïncidences ?

Il s’immobilisa au milieu du gué, un pied en suspens, l'air de quelqu’un à qui l’on venait de demander s’il croyait encore aux elfes de maison. Mains sur les hanches, il leva les yeux au ciel, faussement inspiré.

— Ah, bien sûr. Et je crois aussi à l’idée que les redevances sont une invention de la bonté humaine. Pourquoi ? Tu veux qu’on ouvre une boutique de miracles ? Trois pour le prix d’un, avec remise si tu as une bonne étoile tatouée sur la fesse gauche ?

Il ricana tout seul, fier de sa saillie. Miranda ne répondit pas. Elle se contenta de froncer les sourcils, les bras croisés, figée sur une dalle moussue. Cléandre, voyant qu’il n’avait pas décroché le rire escompté, haussa les épaules et reprit sa progression, les mains dans les poches, le dos tourné.

Après quelques pas, il lança d’un ton léger, curieusement attentif :

— Pourquoi ? Ça t’intrigue, les coïncidences ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle descendit d’un rocher, enjamba un filet d’eau et le rejoignit d’un pas plus rapide. Lorsqu’elle fut à sa hauteur, elle le dévisagea longuement. Son regard était grave, trop adulte pour son visage rond.

— Tu penses que c’est une coïncidence que le monstre apparaisse chaque fois qu’on arrive dans un village ?

Cléandre ralentit à peine, son sourire se figea brièvement. Il pivota vers elle et afficha une expression outrageusement candide, celle d’un voleur pris la main dans un sac qu’il prétend découvrir pour la première fois.

— Oh, évidemment ! Je suis un génie du hasard, Miranda. Il m’arrive même de prédire la couleur des chaussettes que je vais perdre dans la rivière. Vraiment, je suis un homme de science. Rigueur, observation, empirisme… et une pincée de flair de charlatan.

Il ponctua sa phrase d’un clin d’œil extravagant. La petite resta de marbre. Elle ne souriait pas. Pire : elle attendait.

— Et à partir de combien de coïncidences, selon toi, ça ne l’est plus ? demanda-t-elle enfin, avec un calme tranchant.

Cette fois, Cléandre s’arrêta net. Il leva un doigt, prit un air docte et plissa les yeux vers l’horizon.

— Eh bien… après la quarante-troisième fois, ça commence à sentir un peu le piège. Tu vois, la coïncidence, c’est comme une mauvaise herbe : ça pousse où ça veut, quand ça veut, et ça finit toujours par donner une certaine… ambiance. Un peu de mystère, un soupçon de drame. C’est ce qui fait le sel de la vie.

Il haussa les sourcils, content de sa métaphore. Miranda, elle, ne cillait pas. Elle le fixait avec cette intensité silencieuse qui le mettait mal à l’aise, cette manière d’éplucher les réponses jusqu’à trouver le pépin.

— Très bien, alors dis-moi : pourquoi chaque fois que nous arrivons dans un village, le monstre se pointe-t-il à notre porte ?

Cléandre ouvrit la bouche, prêt à sortir une énième pirouette. Aucun mot ne sortit. Il remonta son col, toussota, fit tournoyer son index dans les airs, puis s’inclina comme un tragédien déchu.

— Parce que, ma chère Miranda, il est fanatique d’humour noir. Il ne veut surtout pas manquer le spectacle. Et nous, il faut croire qu’on est sa troupe de comédiens préférée.

Il se redressa, bras écartés, attendit le rire ou l’indignation. Rien ne vint. Miranda le regardait toujours, l’air grave. Ses yeux étaient fixés non pas sur le bouffon qu’il montrait, uniquement sur la vérité qu’il tentait de dissimuler derrière.

— Si c’est ça, Cléandre… je crois que tu n’es plus qu’un comédien un peu trop sûr de lui, dit-elle d’une voix posée.

Et cette fois, il ne répondit pas tout de suite. Son sourire flancha un instant, léger frémissement au coin des lèvres. Sans vraiment comprendre pourquoi, il se sentit brusquement démasqué. Et seul.

Cléandre baissa les yeux vers les pierres humides, son reflet distordu par le courant. Elle avait raison, la petite. Pas sur tout, bien sûr, il restait encore des zones d’ombre où il aimait traîner ses bottes, assez cependant pour l’énerver. Et pire : pour l’émouvoir.

S’il voulait éviter d’éveiller en Miranda un autre monstre, celui, plus tenace, plus silencieux, de la rancœur, il allait devoir s’y résoudre. Finie la combine à l’arrosoir d’or. Finies les apparitions nocturnes au bon moment, comme si les astres eux-mêmes s’étaient ligués pour rendre sa vie palpitante. Finis les détours flous et les silences pleins de pirouettes. À ce rythme, il allait finir dévoré non par un démon, seulement par une enfant qui se souvenait trop bien.

Il inspira, se redressa, et esquissa un sourire. Pas trop franc, pas trop faux. Juste de quoi faire illusion encore un peu.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Syanelys
Posté le 12/08/2025
Tu vois, Cléandre, le vrai pouvoir pour contrôler les foules a toujours été de détenir les maux et leur remède unique. Ton arrosoir doré en fut une très belle métaphore. Hélas, le voilà troué sous le coup de la perception de ma Miranda. Elle a tellement mûri qu'elle se retrouve immunisée à ton numéro de charlatan de bas étage dans un ruisseau glacé ! Quelle pitre scène que voilà !

Dis... tu vas faire comment pour qu'elle continue de te suivre sur un malentendu ou toute autre coïncidence bonne à être exploitée ? Essaie la boutique aux miracles pour vendre les dérivés de l'arrosoir de pacotille et file vite rejoindre le moustachu de la taverne. Tout cela devient urgent, bientôt sanglant pour toi.

Amitiés.
ClementNobrad
Posté le 12/08/2025
Bonsoir Syanelys,

Ah, Miranda… Elle a percé à jour mon arrosoir doré plus vite qu’un contrôleur des impôts dans une maison aux tableaux pas assez bancals. Finie, l’époque bénie où elle buvait mes histoires comme de l’eau fraîche, même quand c’était de l’eau croupie. Maintenant, elle me regarde avec l’œil d’un juge et la patience d’un chat devant un oiseau… mais sans la tendresse du chat.

La boutique aux miracles ? Pas bête… Sauf que je risque de finir en étalage moi-même. Pour le moustachu de la taverne… si vous l’apercevez avant moi, prévenez-le que je ne paierai pas ma note. Tradition oblige. Il risquerait de vous répondre par un ... sourire ... amical.

A bientôt,

Cléandre
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