Cléandre, vagabond égocentrique par excellence, n’accordait aux révolutions qu’un haussement de sourcil distrait, quand il en avait le temps. Il se moquait bien des remous politiques qui secouaient les provinces qu'il foulait. Tout son esprit avait été absorbé par son arrosoir en or ; le cliquetis des pièces avait étouffé pour lui rumeurs et soupirs du peuple. Un trio venu d’un autre monde aurait repoussé l’envahisseur. Ils étaient acclamés par les foules. Cléandre, lui, n’en avait cure.
La liberté, disaient-ils, allait renaître. Était-elle donc perdue ? Pour Cléandre, elle n’avait jamais vacillé. Il n’avait de maître que son ventre, de loi que son caprice. Rois, chefs, insurgés ou libérateurs : il les regardait tous avec le même détachement poli, cette indifférence élégante de ceux qui n’ont besoin de personne pour tracer leur route. Le monde pouvait bien changer de visage, tomber, se relever, hurler victoire ou misère, lui poursuivait son errance, libre d’un genre que les soulèvements ignorent, inaltérable et désinvolte, semblable au vent qui passe et ne s’attarde nulle part.
Quand les cloches sonnèrent la délivrance, quand les drapeaux changèrent de couleur et que les foules se pressèrent sur les places, brandissant des slogans neufs avec l’ardeur des convertis, Cléandre ne s’arrêta même pas pour regarder. Il avait aperçu un rayon de soleil tomber sur une grappe de mûres sauvages, et cela valait mieux, à ses yeux, que cent discours sur l’avenir.
Il croqua dans la baie, jeta un coup d’œil au ciel, s’épongea le front avec la manche. La liberté, la vraie, ne portait ni insigne ni bannière. Elle se logeait dans l’ombre d’un chemin creux, dans le goût simple d’une baie volée, dans la possibilité de disparaître sans explication, de changer de nom, de direction, d’envie. Que les autres célèbrent leurs libérateurs. Cléandre, lui, n’avait jamais été prisonnier.
Il errait sans but précis, les lèvres encore tâchées de jus, quand une agitation dans les fourrés, au bas d’un coteau, attira son attention. Un gamin, pas plus haut que Miranda, filait ventre à terre, serrant sous le bras un paquet grossièrement ficelé. Derrière lui, deux hommes en armes juraient, trébuchaient, pestaient contre les haies trop serrées et les enfants trop vifs.
Cléandre s’arrêta à peine, plissant les yeux pour mieux voir.
— Rien de nouveau sous le soleil des peuples émancipés, dit-il en s’essuyant les doigts sur son pantalon.
Miranda, qui mâchait une mûre trop verte, le regarda puis désigna le garçon au loin.
— Pourquoi il court ?
— Pour les mêmes raisons que nous, en général : parce que quelque chose grogne derrière.
Ils restèrent un instant là, silencieux, comme devant un spectacle convenu. Le gamin trébucha, se releva, disparut derrière un rocher. Les poursuivants suivirent, bruyants, maladroits.
Miranda fronça les sourcils.
— Tu crois qu’ils vont l’attraper ?
Cléandre haussa les épaules.
— S’ils courent plus vite que lui, sans doute. Sinon, non. La vie est bien faite.
Elle hocha la tête, songeuse, puis leva les yeux vers lui.
— On va l’aider ?
Cléandre, déjà reparti sur le sentier, jeta un regard en arrière.
— Il court encore. C’est bon signe.
Puis, changeant de ton, presque attendri :
— Viens. Y a un figuier un peu plus loin, et ce genre de butin se défend mieux qu’un pli scellé.
Ils allaient reprendre leur marche quand Miranda tira doucement Cléandre par la manche.
— Regarde.
Il se retourna, suivant la direction de son doigt. Sur le sentier, là où le garçon avait trébuché, quelque chose brillait faiblement entre deux pierres plates. Une sorte d’enveloppe, épaisse, scellée d’un cache rouge cireux à moitié fendu. Le gamin l’avait perdue en chutant. Et les deux molosses, dans leur élan, n’avaient rien vu.
Cléandre plissa les yeux.
— Ah, le fameux pli scellé. Le trésor du moment, l’étincelle autour de laquelle s’agitent les moustiques armés.
Miranda s’avança d’un pas, intriguée.
— Tu crois que c’est important ?
— Sûrement. Pour quelqu’un d’autre.
Il s’agenouilla avec lenteur, à la manière d’un rôdeur flairant un sol peut-être piégé.
— Un pli qu’on poursuit à l’épée, c’est rarement une invitation à dîner, dit-il. Encore moins une lettre d’amour. Sauf si c’est une lettre d’amour révolutionnaire, ce qui est pire.
Miranda observa l’enveloppe avec une sorte de fascination craintive.
— On la prend ?
Cléandre soupira et tira sur son col.
— Prendre, c’est s’engager. Prendre, c’est choisir un camp. Prendre, c’est...
Elle le fixa.
— Tu vas le prendre, hein ?
Il grimaça.
— Évidemment.
Prendre serait donc choisir ? Mais choisir c'est renoncer dirait une certaine Illya ! Tu imposes à la petite la voie du pli scellé ! Serait-ce, par hasard, à toute chance utile, une nouvelle coïncidence pour débuter un nouvel arc narratif ? Nan, Cléandre... laisse la lettre d'Ombelyne sur le sol. Tu ne l'intéresseras point et la Miranda, vraie démone de formation, n'est pas encore prête pour retrouver les autres sosies, là.
Continuez votre route vers les villages émancipés, il vaudrait mieux...
Ah, ces trois-là… non, ils ne se sont pas échappés d’un autre monde, malheureusement. Ça m’aurait arrangé de croire qu’ils venaient d’une contrée lointaine où l’on ne me connaît pas, histoire de pouvoir faire mes petits tours en paix. Mais non : ils partagent bien le même sol que moi, respirent le même air et piétinent probablement les mêmes occasions de profit.
Cette lettre… non, ce n’est pas celle qu’Ombelyne reçoit ailleurs, mais son contenu risque fort de faire lever un sourcil à certains lecteurs avertis — surtout à toi. Tu y reconnaîtras une rérérence à un épisode que tu as déjà lu et vu se dérouler, ailleurs dans un autre récit. Moi ? Je l’ouvre quand même. Pas par témérité, non… mais parce que j’ai appris que, dans ma vie, je n'ai d'autres choix que de me retrouver impliqué dans les histoires des autres !
A très vite fidèle lecteur,
Cléandre