Dude, Lieu inconnu
Date, inconnue
* * * 24 * * *
Le pire pour un musicien n’est pas la mort.
C’est l’oubli.
Vous avez déjà vaincu l’oubli ?
Je vous aiderai à vaincre la mort.
Le Dieu Serpent
* * *
L’histoire raconte que Dude rencontra le démon à ce carrefour, que ce démon, lui avait offert une guitare à sept cordes et qu’il lui offrit un don en échange de son âme. Mais le démon peut avoir beaucoup de formes différentes, il peut avoir des desseins non démoniaques, il pourrait même nous aider quand nous en avons besoin. Il se pourrait que le démon n’existe que dans nos craintes les plus profondes. Que nous soyons nos propres démons.
L’histoire raconte encore que Dude, pendant l’année qui suivit, alla travailler son jeu dans un lieu inconnu. L’histoire ne nous explique pas la raison. Était-ce pour vaincre son démon ou tout simplement pour être au calme. Personne ne saurait le dire.
Ce que nous savons, c’est qu’à son retour à Robinsonville, un an plus tard, Dude remonta sur scène devant Tommy Everyoung. Son jeu avait changé. Au premier douze barres, le public se tut. Au second douze barres, Tommy Everyoung s’arrêta de rire et se tut. Au troisième douze barres, le public se prit de passion pour ces accords et commença à danser.
Plus personne ne se moqua jamais de Dude.
La suite fut des plus classique. Son succès grandit, ses disques passaient sur les radios. L’argent arrivait peu, car à cette époque, les musiciens noirs étaient payés pour leur enregistrement et n’avaient aucun droit sur leur musique. Mais Dude vivait comme un prince. Il portait les plus beaux costards, toutes les scènes lui étaient ouvertes, les bras et les cuisses des plus belles femmes également.
Jusqu’à cette soirée, de sa vingt-septième année, où Dude disparu.
Ce soir-là, en sortant d’une boîte, Dude aperçu de l’autre côté de la rue, la « chose » qu’il avait déjà croisée quelques années auparavant. Il n’avait jamais oublié cette rencontre et cette chose. Sans qu’il les ait vu venir, il s’aperçu que BOBY et King se tenaient à ses côtés. BOBY tendit le bras et invita Dude à traverser et à se rendre dans le véhicule. Dude les suivit, inquiet. Il était peu croyant et doutait de l’existence de Dieu, mais son éducation était construites par les superstitions. Dude savait que rien n’était gratuit et que cette rencontre avec Jaha Lenna quelques années plus tôt, l’amenait directement à ce moment.
Quand Dude s’approcha de la Deville, une ouverture se fit sur son côté et Dude entendit à nouveau ce son stridents, rythmé, saturé. Il se baissa et entra dans la chose. Tout comme la première fois, il vit un homme en costume noir, rayé de liserés blancs. Il était toujours aussi âgé, mais pas plus. Il se cachait toujours derrière de grosses lunettes noires et était coiffé du même Stetson Homburg noir. Il portait également sa cravate avec des étoiles dessus et était toujours aussi perdu dans son superbe costume.
– Salut Dude !
La voix n’avait pas changé non plus. Cette voix d’outre-tombe, travaillée au whisky et au tabac, chaude et agréable. Il parlait en rythme comme s’il chantait un blues. Cette voix réconforta Dude. En deux mots, ce vieil homme montrait à Dude qu’ils étaient liés. Ensemble, ils partageaient le même monde, celui de la solitude de ceux qui sont uniques, de ceux dont le talent isole et rend différent, et qui effraye le commun des mortels, les vous-et-moi, les sans-talents, ceux qui ne savent pas d’où peut venir ce génie qui paraît souvent simple, évident, mais que seules quelques personnes parviennent à exprimer. Avec ces deux mots, Dude comprit qu’à eux deux, ils étaient l’âme du blues !
– Salut, dit Dude timidement.
Cela faisait un moment qu’une personne ne semblait pas impressionnée en le rencontrant. En cet instant, Dude était redevenu le débutant à la recherche du succès.
– Comment tu vas Dude ?
– Je vais bien, merci.
Et comme le vieil homme ne disait rien, Dude demanda :
– Dites-moi ! A notre première rencontre, je n’ai pas eu le temps de vous le demander. Mais qui êtes-vous ? Et quelle est cette chose dans laquelle nous sommes assis ?
– Cette chose ? C’est une Cadillac Deville, de 1959.
– 1959, mais ce n’est pas possible ! Nous ne sommes qu’en 1869.
– Ne t’effraye pas, Dude. Cette Cadillac me permet de voyager où je veux, et quand je veux.
– Vous savez monsieur, j’ai du mal à vous croire, mais je suis bien obligé de croire ce que je vois ! Mais pour voyager dans cette … Deville, vous devez être un démon ?
Le vieil homme rit, d’un rire grave et caverneux.
– Ah, non Dude, je ne suis pas un démon, je suis Jaha Lenna, juste Jaha Lenna et je viens te chercher.
– Mais que me voulez-vous ? Vous voulez reprendre votre guitare ?
– Non Dude. C’est toi que je viens chercher.
Dude commençait à comprendre. Il se rappela les vieilles légendes du bayou qui racontent comment certains démons passent des pactes avec des hommes pour leur accorder quelques faveurs et ensuite leur réclamer leur âme. Dude comprit que ce soir il allait peut-être perdre lui aussi son âme.
– Vous voulez mon âme, c’est cela ? En échange du succès que vous m’avez accordé ?
– Non Dude, encore une fois tu te trompes. Je ne suis pas un démon qui demande un échange. Tu ne me dois pas ton succès. Je t’ai juste montré le chemin, mais tout ce que tu as créé était bien en toi, Dude. Et personne ne pourra te le prendre. Moi, Dude, je ne fais que proposer des choix. Je mets les gens à un carrefour et je les observe, en espérant qu’ils prennent la bonne direction. Parfois, je leur donne un petit coup de pouce - Jaha Lenna rit malicieusement - quand ils le méritent.
– Mais qui êtes-vous, alors ?
– Je te l’ai dit. Je suis Jaha Lenna, et aussi Hope, celui qui crée des légendes.
Sur cette dernière phrase, le ton de Jaha Lenna devint beaucoup plus sérieux et son regard, bien que ses yeux soient cachés derrière des lunettes noires, plongea dans celui de Dude qui ressentit des frissons lui parcourir le dos.
– Mais je suis déjà une légende. Dit Dude, déstabilisé. Je suis connu partout et tous les musiciens du coin me connaissent et veulent jouer avec moi.
– Oh non, Dude. Tu n’es pas encore une légende. Tu as du succès, oui, mais tu n’es pas encore une légende.
Les deux hommes s’observaient, toujours enveloppés d’un rock puissant et rythmé, qui semblait sortir directement des parois de la Cadillac.
Jaha Lenna rompit le silence.
– Ce soir, tu es de nouveau à un carrefour, Dude. Et tu vas devoir choisir.
– Qu’est-ce que je dois choisir ?
– Ta destinée, Dude, ta destinée !
– Je ne comprends pas. Expliquez-moi !
Jaha Lenna ouvrit un coffre, installé entre les deux fauteuils, en sortit une bouteille de bourbon et deux verres qu’il remplit du liquide orangé. Il s’alluma un cigare et répondit au jeune homme.
– c’est simple, Dude. Les deux chemins que je te propose aujourd’hui sont la gloire ou l’immortalité.
– Mais c’est la même chose, non ? Ma gloire ne sera-t-elle pas éternelle ?
– Si tu sors de cette voiture, Dude, tu continueras à connaître la gloire. Et puis tu deviendras un vieil homme, un vieux joueur de blues qui sera petit à petit remplacé dans le cœur des hommes par des musiciens, plus jeunes, peut-être plus talentueux, qui auront beaucoup appris de toi, mais qui deviendront meilleurs. Alors on se souviendra de toi comme d’un bon musicien, un bon musicien d’un autre temps. Et tu seras oublié.
Mais si tu restes avec moi, BOBY et King dans cette Cadillac, alors tu disparaîtras, ce soir. Les gens te croiront morts. Alors commencera à circuler ta légende. Celle d’un musicien qui après avoir rencontré un démon à un carrefour et avoir appris le blues sur une guitare à sept cordes, est revenu tel un génie. Ta légende vivra et grandira avec le temps. Bientôt les musiciens de toutes les époques te vénéreront. Ils joueront ta musique et te rendront hommage.
Alors Dude, quel chemin veux-tu prendre ce soir ?
La porte de la Cadillac se referma. Dans la rue le silence se fit et on entendit seulement le grondement des 325 chevaux de la Cadillac Deville. Après ce soir, plus personne ne vit jamais Dude