Le premier mort

Par Bruns

L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake 

31 mai 1921 

* * *      23      * * * 

Le Blues, ça se joue avec le cœur.  
Ça se joue avec l'âme.  
C'est ce qu'il y a à l'intérieur.  
L'esprit de celui qui étale ses tripes  
au moyen de ses instruments.  
Mais à la base,  
c'est de la souffrance, de la douleur à l'état brut. 

Jimmy Dawkins 

* * * 

 

 

Johnny me ressert un café noir. 

– Et bien, mon ami, tu portes le malheur du monde sur tes épaules ! Tout ne peux pas être si noir !  Si tu es arrivé jusqu’ici, c’est que tout n’est pas perdu pour toi. 

– Qu’est-ce que tu veux dire, nous sommes où exactement ici ?  

– Quelqu’un viendra bientôt te l’expliquer. 

Je ne réagis pas à cette remarque et je bois mon café, pensif. Mon regard est plongé dans la noirceur de ma tasse et mon âme s’enfonce dans les abîmes de ces souvenirs si lointains que je ne sais plus s’ils ont existé ou s’il s’agit d’une autre vie. Une fois de plus je suis assis à un bar et mon regard se perd dans mon propre regard, un reflet dans un miroir, posé sur le mur qui me fait face. 

– Johnny, est ce que tu as déjà tué quelqu’un ? 

Johnny est en train de nettoyer ses verres. Sur cette question, il s’arrête et plonge ses yeux, dont celui du serpent tatoué sur son visage, au plus profond des miens. 

– Jamais, dit-il, je suis un humain et je respecte la vie plus que tout. Même si la mort n’est qu’un passage vers le grand esprit, il ne m’est jamais appartenu d’avoir à ouvrir ce passage pour un autre humain. 

– Et bien, moi je l’ai souvent ouvert ce passage. Et j’ai commencé tôt.  

 

Je sombre plus loin dans mes souvenirs. 

 

J’ai toujours aimé être sur la route, jouer de la musique et donner des concerts. Une nouvelle ville à découvrir c’est partir d’une autre. Partir, c’est tout laissé derrière soi. Partir, ça me rappelle mon enfance.  Quand j’étais gamin, ma mère me disais que je Dieu avait posé la main sur moi et m’avait offert un don, celui de raconter des histoires et de les chanter. Mon père a eu sa terre en 1935, grâce au New Deal mis en place par Roosevelt. Cette loi, qui offrait une ferme, une mule et 600 ares à tous ceux qui avaient le courage d’aller travailler. A cette époque, tout le monde a cru que le gouvernement avait fait un cadeau à tous les pauvres bougres qui vivaient dans la misère, mais cette loi avait surtout pour objectif de vider les villes surpeuplées. Et ces terres que nous avons reçues ! Pauvres terres faites de cailloux et de poussière. J’en ai vu des hommes et des femmes se casser le dos sur ces terres. J’en ai vu des enfants pleurer de douleur sur ces terres. 

 

Partir ! 

 

Un peu plus tard, pour supporter cette vie, mon père s’est habitué à boire. D’abord le dimanche au bastringue du coin, puis un peu tous les jours. Il fallait qu’il s’évade. Qu’il parte. 

 

Partir ! 

 

L’alcool n’a jamais résolu les problèmes. Il a surtout la vertu de sublimer ceux qui existent et d’en créer de nouveaux.  Le désespoir, la boisson ont engendré la violence. Tout doucement elle s’est infiltré dans notre maison. Un mot plus haut que les autres. Une trace d’impatience. Un jour une main se lève et un beau jour elle frappe ! 

 

Partir ! 

 

Moi, j’étais jeune, mais j’étais fort et cet homme était mon père, je pouvais comprendre. Mais ce que je nous pouvais comprendre, mais ce que je ne pouvais pas comprendre, c’était de voir ma mère pleurer. Alors un soir, quand les coups pleuvaient j’ai pris le fusil de mon père.  

 

Ensuite, j’ai dû partir ! 

 

Tu vois Johnny, j’ai dû endosser très tôt le costume noir.

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