La huitième bannière

Par Sebours

Après la conclusion de la première des guerres lemniscates, Nunn réunit les Sept. Le père de toute chose donna à Abath-Khal le titre de dieu de la guerre. Il distribua ensuite aux autres des champs de compétences selon leurs caractères : à Batum-Khal le réfléchi, la sagesse et les sciences ; à Cess-Khal le ponctuel, le temps, les saisons et l’agriculture ; à Dmor-Khal le secret, l’infra-monde et les morts ; à Elduir-Khal la légère, le vent et les orages ; à Fladalf-Khal le négociateur-voyageur, le commerce et les transports ; à Génoas-Khal la rafraîchissante, la mer et l’eau.

Cependant, l’ensemble des champs de compétence des Sept ne couvrait pas toutes les possibilités du bouclier-monde. Un débat s’engagea donc entre Nunn et les Sept. Le créateur de toute chose devait-il engendrer des divinités mineures ou bien distribuer chaque pan de la réalité aux Sept ? Dans son infinie sagesse, Nunn choisit de n’enfanter qu’une seule nouvelle fille, une toute petite déesse aveugle et sourde qu’il prénomma Destinée. Et il donna à la destinée la prérogative de décider de ce qu’il adviendrait de tout le reste, seule, sans influence extérieure. Des Sept, Abatht-Khal et Batum-Khal furent les plus pressant auprès de Destinée, mais celle-ci resta toujours de marbre. Alors, les deux aînés du grand créateur décidèrent d’utiliser des compétences libres comme la duperie, le travestissement, le fanatisme et bien d’autres encore pour remporter la victoire. Il n’en demeurait pas moins que tous les enfants de Nunn possédaient leur libre-arbitre.

« La naissance Destinée »

extrait de La bible des servants dragons d’Abath-Khal

 

« La passe des montagnes noires est à présent sous votre garde, tribun ! Nous avons confiance en votre abnégation à faire renaître notre bonne cité de Sept Chemins ! Elle sera désormais ville franche appartenant aux hommes ! » déclara le bon roi Roll face à la foule aux sentiments contrastés. La cour refusait toujours cette décision scandaleuse tandis que les proscrits saluaient un acte emblématique prouvant que l’ascension sociale était encore possible en l’empire de Batumia.

Après avoir dû céder un fief aux hommes, les elfes vexés retournèrent à leur camp de base avec l’objectif de rejoindre Zulla au plus vite. Dans deux jours, la passe des montagnes noires serait totalement humaine. Ome contemplait avec satisfaction le grand défilé de départ de ses oppresseurs. Le prince Sirius serrait les dents pour ne pas exploser devant le nouveau triomphe de son ennemi intime. Le général Ull malmenait ses troupes pour passer ses nerfs. Le grand chambellan Ugmar restait stoïque bien qu’il ait perdu ses territoires des marches. Le baron ne cessait d’engloutir ses étranges petites fioles à un rythme de plus en plus soutenu. Il avait néanmoins signé presque de bon gré le document octroyant ses territoires de la marche de l’empire. Otto, le maire du palais se plaignait de cet acte auprès du roi, tournoyant autour du souverain tel un roquet jappant son mécontentement.

A peine les vestiges de Sept Chemins abandonnés par les elfes, les légions humaines entonnèrent des cris de joie en brandissant leurs lances et leurs boucliers. Les soldats acclamaient leur tribun, le premier membre d’un peuple allié à devenir chevalier. Sur la place centrale de la cité, Ome monta sur un monticule. Isabelle, sa seconde lui tendit un porte voie dans lequel il prononça sa première déclaration.

« Peuple des hommes ! Depuis la nuit des temps, les bannières des Sept se combattent pour la gloire de leurs dieux ! L’homme est le dernier peuple enfanté par Nunn ! Nous sommes la réponse aux guerres lemniscates ! Nunn nous a créé pour mettre fin au conflit des Sept. Le temps où nous étions soumis aux elfes est révolu ! » Ome brandit un bouclier frappé du symbole elfe de l’infini. Il le montra à la foule puis effectua un quart de tour avec l’arme défensive. « Lorsqu’on relève une lemniscate, il forme un 8. Les hommes sont la huitième bannière voulut par Nunn ! Nous ne devons plus jamais nous soumettre à aucun des Sept ! C’est aussi pourquoi nous obtenons la cité des Sept Chemins ! Tous les opprimés du bouclier-monde pourront se réfugier chez nous ! A présent, peuple des hommes, tous ensemble, rebâtissons cette ville et rendons-la imprenable ! »

Par l’intermédiaire de son aide de camp, Isabelle, Ome fit passé la consigne de récupérer sur le champ de bataille tout ce qui pouvait être utile. Cela allait à l’encontre des traditions ancestrales des guerres lemniscates, mais pour l’instant les hommes ne possédaient rien. Ils respecteraient plus tard les traditions lorsqu’ils le pourraient. Tel des charognards, deux légions s’affairèrent donc à dépouiller les cadavres de leurs armes et armures principalement. Les huit autres légions commencèrent à nettoyer la ville avec entrain.

Ome sortit les trois rokhs du sac microcosmique. Il mena Voile sur la plus haute forteresse de la frontière Nord-Est et lui expliqua que c’était sa nouvelle aire. Le fauconnier pratiqua de la même manière avec Caresse en lui assignant la tour dominante de la frontière Sud-Ouest. Alors que les deux femelles construisaient leurs nids, le nouveau chevalier ramena Flèche, le grand mâle à Sept Chemins et lui choisi le toit du temple de Batum-Khal, le bâtiment le plus haut encore debout, comme zone d’atterrissage. En faisant de la passe des montagnes noires le territoire des rokhs, l’ingénieux tribun sécurisait tout le secteur. Il fallait à présent apprendre aux hommes à cohabiter avec les mythiques rapaces afin de pérenniser la situation.

Deux jours après le départ des elfes, un tremblement de terre lança un vent de panique dans les décombres de Sept Chemins. Les sentinelles de gardes postées à l’Ouest, en direction du royaume elfe crièrent pour rameuter tout le monde. Ome suivit le mouvement. Arrivé aux portes de la cité, le spectacle le stupéfia. Là-bas, à deux jours de marche, une immense muraille poussait et interdisait déjà l’entrée de la Passe des Montagnes Noires. Par quelle magie un tel édifice était-il sorti de terre ?

Le chef des hommes enfourcha Flèche pour observer de plus près cette mystérieuse apparition. En trois battements d’ailes, le rapace survolait le théâtre des opérations. Les gnomes formaient une chaîne et psalmodiaient au sommet du mur qui s’érigeait. Le peuple de Fladalf-Khal semblait bel et bien à l’origine de ce miracle de la nature. Ome connaissait le secret des pouvoirs des peuples élémentaires. Jadis, son ami le prince Hector le lui avait révélé à contrecœur. Ce qui surprenait plus le tribun de la plèbe, c’était que les gnomes révélaient au grand jour ce qu’ils cachaient au bouclier-monde depuis la nuit des temps. Cela cachait quelque chose de bien plus important. La présence de bataillons de fées au pinacle de l’enceinte confirmait cette intuition. Derrière le rempart se cachait tous les titanides des peuples élémentaires. Golems, ogres, béhémoths, titans et autres attendaient le signale pour envoyer des monceaux de rochers sur d’éventuels assaillants. Pour Ome, il ne faisait aucun doute que dryades et satyres gardaient les forêts à flanc de montagne.

Le seul accès vers le royaume elfe et Zulla semblait à présent passer par le monolithe fendu des nains. Flèche vira en direction de l’immense pierre couper en deux par Fendoir, la hache légendaire. Un host démesuré défendait le maigre corridor. L’entrée de l’inframonde vomissait toujours plus de guerriers équipés d’armures rutilantes.

Sur la commande de son maître, Flèche fit demi-tour pour rejoindre le camp de base des elfes. Le rokh à peine posé, Ome se précipita vers l’état-major.

« Ome, chevalier au loup et tribun de la plèbe, au rapport ! »

« Chevalier au loup ! Voilà encore autre chose ! » persifla le prince Sirius.

« Mon fils ! Nous n’avons pas le temps pour une nouvelle joute verbale ! » coupa le roi Roll exaspéré et inquiet.

« Que peux-tu nous dire de cet évènement mon garçon ? » interrogea Ugmar sur un ton mielleux.

Décidément, cette vielle charogne est déroutante ! pensa Ome avant de décrire ses observations. « Les gnomes ont érigé un rempart de pierre qui bloque la passe des montagnes noires ! »

« Ça nous le savons déjà, stupide dernier né parvenu ! » interrompit le général Ull. « Si tu es venu pour dire des banalités, tu peux t’abstenir, crétin ! Le camp est vidé. Nous allions nous mettre en branle pour rejoindre Zulla ! Ce n’est pas un bête mur qui va nous bloquer. Au contraire, les gnomes nous rendent service. Le corridor n’en sera que plus facilement défendable. »

« Et comment comptez-vous passer Général ? J’ai survolé toute la région. Le monolithe fendu est défendu par la plus grande armée naine que je n’ai jamais vue ! Derrière les remparts, les titanides des élémentaires piaffent d’impatience de vous écraser avec leurs rochers ! Vous comptez passer par la forêt avec une telle armée ? Vos soldats seront alors des cibles faciles pour des tireurs embusqués ! Vous ne passerez pas sans affrontement ! Un affrontement contre la coalition de cinq bannières ! »

Ome termina sa tirade à bout de souffle. Était-il le seul être conscient de ce qui se tramait ? Ces elfes étaient bien trop imbus de leur supériorité sur les autres créatures de Nunn. Après tout, ils n’avaient que ce qu’ils méritaient ! Pourquoi s’inquiétait-il pour Batumia et le roi Roll ? A présent, pour le chef des hommes, seul comptait la sûreté de la cité des Sept Chemin et l’avenir de l’humanité ! Ugmar stoppa alors les réflexions du garçon.

« Tu as raison mon garçon ! Pour rejoindre Zulla, il faudrait en passer par les armes. Je ne doute pas que vous vous imposeriez, Général Ull. Mais afin d’une nouvelle fois limiter la perte en soldats, Ome … enfin tribun de la plèbe … ou chevalier au loup, comme tu préfères mon garçon … pourrais-tu faire cracher le feu à ton rokh sur les troupes adverses ? »

« Nous vous en saurions gré ! » ponctua le bon roi Roll.

Sans un mot supplémentaire, Ome effectua un salut militaire et enfourcha de nouveau Flèche. Le rapace cracha son feu sur les gnomes au sommet de leur muraille. Les escadrons de fées battirent des ailes et dévièrent les flammes qui léchèrent simplement le bas du rempart. Par dix fois, à dix endroits différents la même attaque produit la même réplique. Alors Ome se dirigea vers le monolithe fendu en espérant trouver meilleure fortune. A l’entrée du royaume nain, des cyclopes activaient d’immenses soufflets de forge de leurs bras musculeux. La dépression dans le corridor généré par la remontée de l’air frais de l’inframonde interdisait au souffle enflammé de Flèche d’atteindre une quelconque cible. Le Rokh se retrouvait impuissant. Il ne pouvait briser la ligne défensive de la coalition

Le chevalier au loup rapporta son échec au roi Roll. Sirius ne manqua pas de le railler, bien assisté dans sa tâche par le général Ull. Vexé et revanchard, Ome quitta sur le champ le camp elfe pour retourner à Sept Chemins. Ces saletés d’oreilles pointues n’avaient qu’à se débrouiller tous seuls ! Ils goûteraient bientôt à l’amer saveur de la défaite.

Les deux jours suivants, les résidents de Sept Chemins contemplèrent la résistance hermétique et meurtrière que la coalition opposa aux elfes. Ome se délectait du spectacle. Le général Ull ne parvenait pas à déceler une faille dans le dispositif. Les fées stoppaient les flèches de ses archers avec leur pouvoir sur le vent. Les titanides écrasaient de leurs projectiles les troupes trop imprudentes qui se rapprochaient des remparts gnomes. Les nains résistaient et causaient un carnage dans les rangs elfes lors des tentatives de passage en force par la faille du monolithe fendu. Au cours d’une de ces charges désespérées, le sol s’ouvrit en deux. Au grand contentement de Ome, la moitié des centaures au bas mot tombèrent à tout jamais dans la crevasse générée par Fendoir, la hache légendaire. Les tentatives de contournement par les bois marquèrent la fin des hostilités. Des tireurs embusqués abattaient tout soldat s’approchant à moins de cent pas de la moindre forêt. Alors les armées du roi Roll se replièrent dans leur camp de base. Ome se gaussait des déboires des elfes. Peut-être perdraient-ils un peu de leur vanité proverbiale après une telle déconvenue.

Le lendemain, le conseil de guerre dans son ensemble entra précipitamment dans la cité des Sept Chemins. Dans une attitude froide et contrôlée qui jurait avec l’affolement de la cour, Ugmar présenta la situation au tribun de la plèbe. La coalition des nains et des peuples élémentaires assiégeaient actuellement Zulla tandis que les troupes elfes se trouvaient bloquées dans la passe des montagnes noires, à la merci d’une contre-attaque de l’Orcania. L’empire ne s’était jamais trouvé si menacé. Mettre le roi et le dauphin en sûreté constituait à présent la priorité absolue. Il fallait les envoyer à l’imprenable forteresse des trois oliphants où se trouvait déjà le reste de la famille royale selon les messages transmis par pigeons voyageurs. Malheureusement, les pégases refusaient de franchir les remparts gnomes car cela signifiait pour eux abandonner les licornes, soit une partie de leur peuple. Le grand chambellan sollicitait donc l’assistance de Ome parce qu’il était le seul en capacité d’emmener le roi Roll et le prince héritier Sirius à la forteresse des trois oliphants.

« Que me proposez-vous en échange ? »

« Comment oses-tu profiter de la situation ! Tu ne vaux pas plus que tous ceux de ton espèce, sale dernier né ! Nous sommes tes rois ! » fulmina le prince Sirius.

« Oui, mais moi je suis le seul à avoir un rokh, Sirius ! »

« Que veux-tu en reconnaissance de l’aide que tu apportes à l’empire, mon garçon ? »

« Un titre pour le chef de chacune des forteresses. Je ne suis pas dupe, Grand Chambellan. Vous nous octroyez la passe des montagnes noires pour nous mettre en première ligne. Pour l’instant, si je décède, vous récupérez votre fief et les hommes perdront l’acquis de leur émancipation. »

« Jamais ! » s’offusqua le prince Sirius, accompagné dans son indignation par l’ensemble de la délégation. « C’est un chantage ! »

« Parfaitement, prince Sirius ! C’est du chantage ! Pour survivre et sortir de la misère, mon peuple n’a que cette alternative pour l’instant. »

« Cela va prendre du temps de rédiger tous ces documents officiels ! » argumenta le baron Ugmar.

« Les titres de noblesses sont déjà rédigés ! Roi Roll, il suffit juste que vous signiez et apposiez votre sceau. »

Ome claqua des doigts et Isabelle, sa seconde apporta une liasse de parchemins et un encrier. En tant qu’apprenti espion, il avait été aux premières loges pour observer toutes les manigances d’Ugmar. Et aujourd’hui, comme son mentor en politique, il avait un coup d’avance. Il avait fait rédiger ces titres de noblesse dès l’obtention de la cité des Sept Chemins. Il possédait déjà une vision sur le développement futur de son peuple.

Étonnamment, le Grand Chambellan persuada son roi à signer les documents malgré les protestations des nobles. La sécurité de la monarchie semblait primer sur le reste pour le baron Ugmar.

Ome apprêta Flèche pour emmener les membres de la famille régnante. Puis le tribun de la plèbe distribua les titres à ses hommes de confiance. Il délégua ensuite l’administration de Sept Chemins à Isabelle, nouvelle chevalière du chemin des feuilles, tandis que le souverain donnait ses directives à son conseil de guerre qui resterait sur place pour diriger l’armée.

Puis Ome, le nouveau chevalier au loup emmena son suzerain jusqu’à la citadelle imprenable. Le voyage ne fut pas de tout repos. Depuis qu’il avait quitté le sac microcosmique, le rokh s’éprenait de liberté. Ome sentait bien que l’oiseau n’aspirait qu’à une chose, retourner sur le territoire que son maître lui avait offert et retrouver ses femelles. Lorsqu’ils arrivèrent à la forteresse des trois oliphants, le rapace refusa de rentrer le sac et abandonna celui qui l’avait élevé au profit de l’appel de la nature. « Tant pis, je rentrerai à cheval quand la cour vous aura rejoint ici ! Le grand chambellan me prêtera bien un destrier après le service que je viens de vous rendre ! » répondit le chef des hommes au sarcasme du prince Sirius. Le roi était enfin en sécurité.

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