Œufs, bacon et café

Par Bruns

L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake 

31 mai 1921 

* * *      13      * * * 

Je voulais jouer les accords 

En accord avec vos corps hardcore 

Je voulais donner du bonheur 

A ceux qui sont dans le malheur 

Je voulais que mon âme  

Coule dans mes gammes 

Et soigne vos larmes 

Je voulais ouvrir les yeux 

De ceux qui ne prient jamais les cieux 

 

Je voulais être musicien ! 

 

BJ 

* * * 

 

 

Je m’approche du bar. J’attrape un tabouret haut, le tire et m’assoit. Je fais face à une collection de fabuleuses bouteilles de tout calibre et de tout genre. Whisky, mescal, bière, tequila. Tout pour rendre un soiffard heureux. Mais il est encore tôt pour s’attaquer à ces boissons. Je ne sais toujours pas ce qui m’attend dans ce lieu où j’ai atterri par magie et cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu autant envie de garder les idées claires. Le barman se décide enfin à fermer son journal et vient à la rencontre de son seul client. 

– Salut l’étranger ! Qu’est-ce que je vous sers ?  

La voix est grave, posée. Elle est forte comme celle d’un homme qui a vécu dans les plaines et qui sait parler au vent. Je le dévisage sans un mot. Il est indien et a au moins cent ans. Mais malgré son âge avancé, il m’impressionne par sa puissance et l’autorité qu’il dégage ! je l’aurais mieux imaginé sur un ring de catch plutôt que derrière un bar. Sa chevelure est grise, mais abondante, et ses cheveux sont attachés par une queue de cheval. Ce qui me surprend le plus, c’est un tatouage. Un serpent noir, qui sort de sa chemise, traverse son cou avec de belles ondulations et continue d’ondoyer sur son visage. La tête du serpent vient se confondre avec l’œil gauche du barman. Je ne sais pas qui me regarde alors. Le serpent ? Ou l’indien ? Peut-être les deux. Certainement les deux. 

– Alors l’étranger, vous êtes venu pour boire ou pour mes jolis yeux ? 

Avant de répondre, je continue de l’observer, de sonder ces yeux et cette tête de serpent. J’aimerais y voir un signe, quelque chose de si étrange qu’il ne pourrait s’agir que d’un songe qui me confirmerait que je suis encore au fond de la grotte, en train de cuver mon alcool. Mais, il ne se passe rien. L’indien ne fait qu’attendre une réponse. 

– Servez moi un café, l’ami. Un grand café !  Et on peut manger ici ? 

– Bien sûr. 

– Alors servez moi des œufs, du bacon et du pain grillé.  

– Ok, ça arrive dans quelques minutes. Et l’indien disparaît au fond du bar.  

Seul pendant quelques minutes, j’essaie de mettre tous les éléments de ce bout de journée les uns à la suite des autres. Ce train, que je n’ai jamais pris. Ce chef de gare, surprit de me voir descendre du train. Cette ville, qui ressemble à un décor de cinéma pour un film muet. Ces massacres. Ce tatouage. 

Alors que toutes ces idées se bousculent dans ma tête, le barman est de retour avec une assiette remplie d’œufs brouillés et de bacon, du pain, une bouteille de Tabasco et du café bien noir.  

– Où que je sois, lui dis-je, rien de tel pour commencer la journée qu’un mélange de café et d’œuf. Les soucis auront bien le temps d’arriver.  

Ces œufs au café noir me rassurent. Ce plat me rappelle la chaleur d’un foyer et la douceur d’une mère qui le préparait avant que la famille ne parte ramasser le coton. J’avais toujours savouré cet instant en traînant sur mon assiette, ce qui me permettait d’écouter les chansons à la radio un peu plus longtemps. J’écoutais Hank Williams, Roy Claxton Acuff et DeFord Bailey. Nous partions ensuite ramasser le coton en chantant du gospel. 

 Les effluves du café noir me parviennent et rien ne doit gâcher ce moment. Je commence à manger et le barman retourne à sa lecture. Une fois mon assiette terminée, j’interpelle l’indien. 

– Dis-moi, l’ami ! Peux-tu me resservir de ton café ? Et si tu m’expliquais ce qui se passe dans cette ville ? Où est ce qu’on est ici ? J’ai l’impression d’être dans un décor de cinéma. Les bagnoles, les fringues, c’est quoi cet endroit ? 

– Ne me dites pas que vous ne savez pas où vous êtes ? Le questionna l’indien en relevant les yeux de son journal. Comment peut-on ignorer l’endroit où l’on se trouve quand le soleil se lève ? 

J’ai du mal à trouver une justification qui tienne la route, alors pourquoi ne pas dire la vérité. 

– Je me suis réveillé dans un train ce matin et je ne me souviens pas comment j’y suis monté. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’hier soir, je me suis endormi dans un bar à Bâton-Rouge. J’avais bu, j’avais pris des cachets. Il faisait noir et je voulais me perdre. Je crois que je voulais mourir. 

Je restais silencieux quelques instants. L’indien également. 

– Bref, dis-je dans un sursaut, le fait est que je me suis réveillé dans ce train et que je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pas la première fois que je perds les souvenirs d’une nuit ou d’une soirée. Et ça arrivera encore. Alors grand chef, tu vas me dire où on est ? Et ce qu’il se passe dans cette ville ? L’indien ferme son journal et vient se placer en face de moi. 

– Tout d’abord, je m’appelle Johnny Blacksnake, et j’aimerais bien que vous m’appeliez par mon prénom, comme tout le monde le fait ici. Ensuite, vous êtes à Tulsa, en Oklahoma ! Alors je ne sais pas comment vous avez fait pour passer de la Louisiane à l’Oklahoma en une nuit, mais ça devait être une sacrée cuite ! 

– Tulsa, vous dites ! Mais ce n’est pas possible !! Même en train il m’aurait fallu au moins deux jours pour venir jusqu’ici ! Ce n’est pas possible. 

J’attrape alors le journal qui était posé sur le comptoir et je regarde la première page où est écrit « TULSA DAILY NEWS » daté du 31 mai 1921.  

 

Ok, je suis à Tulsa !   

 

Je ne sais pas comment je suis arrivé dans cette ville, mais soit, je suis à Tulsa. Je peux encore l’accepter. Mais la date, 31 mai 1921 !  Ce n’est pas possible et ça ne pouvait pas être la conséquence d’une nuit ou de plusieurs nuits de cuite. La probabilité de se retrouver à Tulsa était « acceptable » devant cette nouvelle information. Ce que je vis ne peut pas se passer en 1921. Hier soir, lorsque je me suis endormi, j’étais encore assez lucide pour connaître la date. Et ce n’était pas en 1921, mais en 1969. En 1921, je n’étais même pas encore né.  

Je suis sous le choc. Plus un mot sort de ma gorge. Je fixe Johnny, hébété. Mon souffle s’accélère et je sens une frayeur monter en moi, et qui me serre les entrailles. Il me semble que la température vient subitement de monter. Des gouttes de sueurs commencent à perler sur mon front.  

Johnny ressent le malaise monter :  

– Ca va monsieur, vous n’avez pas l’air bien ?  

Je ne réponds pas. J’essaie de retrouver mon calme et de digérer ces informations. Je termine mon café, rapidement. Puis j’en redemande un nouveau que je bois également très rapidement. J’arrive à retrouver mon calme doucement, mais je ne parviens pas à comprendre ces informations. Tulsa ? 1921 ? Cela ne veut rien dire.  

Après tout, j’étais prêt à mourir hier soir, alors pourquoi ne pas accepter cette situation. Peut-être suis-je déjà mort et que je passe mon Styx. Un passage pour artiste ou ivrogne, voire les deux. Maintenant que mon cerveau et mon corps commencent à accepter cette idée, je me détends. Ma respiration redevient normale et je reprends doucement contact avec la réalité. Enfin, avec cette réalité. 

Quand je retrouve l’usage de la parole, je regarde Johnny et lui dit : 

– Tulsa, ok, je peux l’accepter. Mais est ce que nous sommes vraiment en 1921 ? 

Johnny prend un moment pour répondre. 

– Dehors, oui, nous sommes en 1921, mais seulement dehors. Quand vous avez franchi la porte du Blacksnake, vous êtes entré dans un lieu où le temps ne compte plus. Ici seuls comptent les hommes, et leurs âmes. Alors ne cherchez pas à savoir quand nous sommes, ni où nous sommes. Ce n’est pas important. Vous êtes venu ici pour savoir qui vous êtes !

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