La maison bleue

Je repose les quotidiens sur la table et termine mon café. Il est froid. C’est mon rituel du matin. Je lis les nouvelles du jour en prenant mon petit déjeuner. Il n’y avait rien de très intéressant aujourd’hui, mais un article a retenu mon attention. 

 

Le journal local raconte une bien drôle d’histoire. Il y a quelque temps, une maison bleue construite sur une colline a été éjectée hors de ses fondations. Elle s’est élevée dans les airs comme poussée par une force venue des profondeurs. Un creux s’est formé là où elle se situait. Et quand la maison est retombée, le sol s’est ouvert comme une trappe et elle a été intégralement absorbée. En l’espace de dix secondes, la demeure bleue a disparu de la surface de la terre, emportant avec elle tout ce qu’il y avait dedans.

 

En lisant cet article, je me demande quelle peut bien être la véracité de cette chronique. Une maison qui saute en l’air et s’enfouit dans le sous-sol, ça n’a pas de sens. Alors, soucieux de comprendre ce qui s’est réellement passé, je décide de jouer moi-même à l’enquêteur et de vérifier les dires du reporter. Je n’ai rien de spécial à faire aujourd’hui. Je vais aller voir l’endroit où s’est passée la catastrophe.

 

Avant de partir, je téléphone à celui qui a rédigé l’article. Il s’appelle Ciriel et est lui-même très surpris par cet événement. Il propose de venir avec moi pour voir le lieu du drame pour en apprendre davantage. Car c’est un drame bien sûr. Mais que sont devenus les gens qui habitaient cette demeure ? Ceux qui par malchance se trouvaient à l’intérieur ont forcément été ensevelis sous la terre. Cependant, on dirait que personne ne s’en soucie, rien n’est indiqué sur le journal. Ciriel n’a pas été capable de me dire s’il y a des victimes ou des disparitions. Il prétend que c’est trop tôt pour le savoir. Je trouve cela très bizarre. Je me demande si finalement Ciriel est déjà allé sur le lieu de la catastrophe et comment il a mené son enquête. Car s’il vient avec moi, c’est que, suite à mon appel téléphonique, il se pose des questions. Il doit éprouver des doutes sur ce qu’il a écrit. Il n'a même pas pu me dire si des bruits circonspects ont été entendus.

 

Nous nous retrouvons à la gare pour prendre le train et nous rendre sur la colline. La conversation s’engage. Je demande à Ciriel s’il a interrogé des témoins pour écrire sa chronique. Il m’affirme que oui. Que lui ont-ils raconté ? Ont-il réellement vu la maison bleue rebondir sur le sol avant de disparaître ? Ciriel est obligé d’avouer qu’il a été un peu rapide  sur l’enquête. Il ne peut pas affirmer que la maison a ricoché par terre. Il ne l’a pas inventé non plus. Alors je lui reproche de ne pas avoir suffisamment vérifié ce que lui ont dit ses sources. Il se contente de sourire. Ce type de fait divers arrive tous les jours. Il n’a pas le temps d’aller voir tous les témoins de tous les incidents avant de rédiger ses articles. C’est mon tour de sourire devant tant de complaisance. À cause de sa négligence, nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé. Ciriel m’affirme que les faits se sont bien déroulés comme il les a décrits. Je laisse tomber et décide de passer à autre chose. Je cherche à comprendre l’origine de l’incident. 

 

Comme j’ai une imagination débordante, j’expose à mon nouvel ami un scénario abracadabrant. Un conte à dormir debout sur la probable existence d’un savant qui aurait habité la maison et se prenait pour un génie. Il faisait des essais dans la cave de la maison. Des voyages dans le temps me paraissent l’hypothèse la plus probable pour ses expériences bien particulières. Malheureusement, sa dernière expérimentation a échoué et la maison a été engloutie. Ciriel me traite de fou et même d’affabulateur. Nous rions à perdre haleine en échafaudant toutes sortes de théories pour éclaircir le mystère. Une maison ne peut pas disparaître, c’est impensable. Mais nous sommes tout de même perplexes. Il n’y a aucune explication rationnelle à ce qui s’est passé. Elle ne s’est pas volatilisée, elle a été engloutie comme un bateau qui coule lors d’un naufrage. 

 

Cette idée saugrenue fait son chemin dans nos esprits fiévreux, et nous repartons de plus belle à échafauder des suppositions fantastiques. Maintenant que je ne cherche plus à l’ennuyer au sujet de son article, Ciriel est très détendu.

 

– Et si c’était vrai ? lui dis-je, s’il existait un monde parallèle qui a récupéré la maison parce qu’il prétendait qu’elle lui appartenait ? 

– Tu penses qu’un monde parallèle aurait le sens de la propriété ? s’interroge Ciriel en réfléchissant à mes élucubrations. 

– Est-ce que ça pourrait être un rêve que plein de gens ont fait pendant la même nuit ? poursuivais-je, ne cessant pas une seconde de proposer des solutions farfelues.

–  Impossible ! réplique Ciriel, ça s’est passé en plein jour. La plupart des gens ne dorment pas en plein jour.

– Il suffirait de quelques uns pour valider ma théorie, insisté-je.

– Non, c’est absurde, fait-il en secouant la tête. Je n’ai jamais entendu une pareille aberration.

– Moi, j’aimerais bien me dire que des choses pareilles peuvent se produire dans la vraie vie, reprends-je. Ce serait incroyable.

– Peut-être. Tiens, regarde, nous arrivons, s’écrie Ciriel en se levant de son siège.

 

Le train s’arrête en gare. Nous attrapons nos appareils photos dotés de zooms impressionnants et courons vers la colline. Nous grimpons à toute vitesse dans la rue qui monte vers le sommet. Tout en haut, il y a une foule de curieux qui sont venus voir comme nous le lieu de la catastrophe. Ils s’agglutinent autour des barrières qui entourent la scène du drame. Une sorte de palissade a été dressée en urgence pour garantir la sécurité des promeneurs. Ils sont imprudents quand il s’agit de satisfaire leur besoin de constater par eux-mêmes. Et nous les premiers, car rien ne pourrait nous arrêter dans notre quête. 

 

On ne peut rien voir derrière le mur de planches. Nous essayons de nous glisser au milieu de la foule et de trouver des fentes à travers lesquelles nous pourrions apercevoir quelque chose. Mais il y a trop de monde et pas de trous. La police tente vainement de faire circuler les badauds.

 

Ciriel me tire en arrière et me montre un arbre un peu plus loin. Il a d’énormes branches solides. 

 

– Si on grimpait ? murmure-t-il.

– Tu as raison, on aurait une vue panoramique de là-haut, dis-je. Mais c’est délirant, on risque de tomber et de se blesser. Et tous les badauds nous verraient escalader le tronc. On serait ridicules. Sans compter la police qui nous ferait déguerpir sur le champ.

– Qui ne tente rien n’a rien, rétorque mon ami. Et il n’y a pas d’autre point de vue alentour. La maison était construite en haut de la colline.

– Est-ce qu’on sait pourquoi elle était bleue ? demandé-je pour écarter le sujet scabreux de l’escalade dans l’arbre.

– Une fantaisie du propriétaire, je suppose, tente Ciriel. Pour qu’on la remarque de loin.

– Bleu, c’est la couleur de la peur. Peur bleue, soliloqué-je. Ton soi-disant propriétaire avait peur de vivre dans cette demeure.

– Conclusion un peu hâtive, tu ne trouves pas ? objecte Ciriel.

 

À ce moment précis, tout semble paisible malgré la foule impatiente autour de nous. C’est alors que nous entendons des bruits très bizarres, puis une forte explosion. La terre bouge. Le haut de la colline oscille. Tous les curieux se mettent à courir. Ils s'éparpillent dans la nature comme une volée de moineaux. Certains ont le visage et les mains bleues. C’est la peur. Ciriel et moi sommes les seuls à ne pas avoir bougé. Le tremblement de terre s’est arrêté aussi rapidement qu’il avait commencé. C’était juste une secousse. Mais nous n’en menons pas large. En réalité, la peur nous paralyse. 

 

– Respire ! s’écrie Ciriel. 

– Pourquoi ? murmuré-je.

– Ça fait du bien, répond-il les yeux exorbités.

– C’était juste une manifestation des forces telluriques, rien de bien méchant, lui dis-je pour le rassurer.

 

Mais je vois bien qu’il se méfie. Ses yeux regardent de tous côtés avec circonspection le triste spectacle qui s’offre à nous. La palissade a volé en éclat. La scène du drame est déserte. Les voitures de police sont renversées. L’arbre sur lequel nous voulions grimper est resté debout comme une sinistre silhouette rescapée. Sa ramure ondule au vent. Nous ne pouvons plus résister à l’attraction. Nous nous approchons lentement avec précaution de l’endroit secret révélé. 

 

Il y a un trou noir en plein milieu. C’est sûrement très dangereux d’aller trop près, mais notre curiosité est la plus forte. Alors nous oublions toute prudence. Nous courons vers la cavité qui nous attire comme un aimant. Nos jambes nous emportent vers le point central d’une sorte de cratère. Le sol est en creux. La terre est molle sous nos semelles et nos pieds s’enfoncent dans une poudre noire visqueuse. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Mais plus nous essayons d’avancer, plus nous ralentissons. Nos pieds n’arrivent plus à s’extirper de la boue gluante. Le trou noir nous nargue. Il est inaccessible. Il nous faut toute la volonté du monde pour faire un pas.

 

Bientôt la boue noire monte jusqu’à nos genoux. Ciriel et moi nous regardons avec terreur. C’est la fin. Nous ne connaîtrons jamais la vérité sur la maison bleue. Nous allons finir avec elle, au fond du gouffre, car bien sûr nous imaginons le pire. Le trou se creuse maintenant et nous sommes irrémédiablement attirés vers le vortex. 

 

Au-dessus de nos têtes, alors que nous glissons vers l’inconnu, les badauds sont revenus et se sont rassemblés en un cordon qui fait le tour du cratère. Ils restent à bonne distance de la zone dangereuse. Leur position est parfaite pour le spectacle. ils sont ivres de curiosité. Ils parlent entre eux et nous les entendons car il y a une sorte d’écho. Ces deux idiots ! disent-ils. Ils se sont crus malins. Ils ont voulu voir ce qui se trouvait dans le trou. Et ils sont bien punis. La nature reprend toujours ses droits à la fin.

 

Et voici que nous arrivons au bord de l'abîme. Au-dessous, tout est noir. Quand nous atteignons l’extrémité, nous tombons dans une sorte de puits profond. Je lève les yeux et je ne vois plus le jour. Je sais que le trou s’est refermé au-dessus de nos têtes. Les spectateurs ont bien compris, nous ne reviendrons jamais au sommet de la colline. Nous sommes dedans.

 

Après une chute effrayante, nous atterrissons sur un sol totalement mou. Nous nous trouvons dans un espace gigantesque. Le ciel est étoilé, sa clarté diaphane illumine ce qui nous entoure. Une forêt s’ouvre devant nous et un chemin qui passe sous les arbres nous invite à le suivre. Nous nous relevons et nous nous mettons à marcher. Nous avançons. Sous la canopée règne la pénombre. Nous n’entendons pas un bruit. Tout semble figé.

 

Après un certain temps, nous arrivons dans une immense clairière. La lumière est intense. Au milieu se dresse la maison bleue. Elle n’a pas subi de dommages. Toutes les fenêtres sont ouvertes et de la musique nous parvient. Une fête se déroule à l’intérieur et sur les pelouses à l’extérieur. Plus nous approchons, plus nous réalisons qu’il y a plein de monde qui s’amuse, danse, mange et parle. La maison est très grande. La porte du porche est ouverte. Quelqu’un descend l’escalier et vient vers nous. 

 

– Bienvenue, dit notre hôte. Venez vous joindre à nous, nous vous attendions.

 

Nous le suivons dans la maison. À l’intérieur, tout est bleu. Toutes les teintes de l’azur coexistent : meubles, rideaux, tapis, vaisselle, objets, statues. 

 

– Ça me rappelle un conte que me lisait ma grand-mère quand j’étais un petit enfant, s’écrie Ciriel. C’était l’histoire d’un cheval qui rêvait de voir la vie en bleu. Il était triste car il pensait que c’était impossible. Mais un jour, quelqu’un lui a conseillé de s’acheter des lunettes dont les verres étaient bleus. C’est ce qu’il a fait. Quand il a mis ses lunettes, tout est devenu bleu autour de lui. Il était fou de joie.

– Mais à la fin, il s’est lassé de tout ce bleu, murmuré-je. Il a ôté ses lunettes et son bonheur a été de revoir toutes les autres couleurs. 

– Passez un peu de temps avec nous, intervient notre hôte aimablement. Comme vous avez raison d’évoquer cette histoire, elle est à la base de tout.

 

C’est alors que sous la lumière pâle, nous nous apercevons que sa peau est bleue. Son visage est bleu, ses mains sont bleues, et même ses yeux sont d’une profonde teinte bleu marine. 

 

– Vous êtes un savant ? demandé-je car cette idée me taraude depuis le début.

– Non, répond-il avec une grimace. Votre question est bien intéressante, mais hélas complètement hors sujet. Je suis comme le cheval de l’histoire. Je voulais voir la vie en bleu. C’était un rêve d’enfant. Maintenant j’en ai assez du bleu. Je déteste tout ce qui est bleu. Je voudrais voir la vie en couleur. Je me suis réveillé de mon rêve, mais c’est trop tard.

– Trop tard ? m’écrié-je. Mais pourquoi ? Mais qu’avez-vous fait pour que votre situation soit irrémédiable ?

– Pourquoi la maison a disparu de la colline et se retrouve ici ? renchérit Ciriel qui cherche à savoir enfin la vérité.

– C’est la maison qui est à l’origine de tout ça, explique-t-il en faisant un geste large qui englobe tout l’espace. 

 

À ces mots, nous sentons que la maison tremble légèrement sur ses fondations. Notre hôte lève les bras en signe de soumission, comme s’il avait reçu un avertissement. 

 

– Elle n’était pas bleue au départ, poursuit-il. Mais il y avait ce livre au grenier, l’histoire du cheval qui voulait voir la vie en bleu. Comme vous, je la connaissais depuis l’enfance mais je l’avais presque oubliée. Et quand j’ai revu ce livre dans une vieille malle, c’est devenu obsessionnel. C’est comme si la maison m’avait jeté un sort. Ce vieux rêve a commencé à me hanter. Alors j’ai tout transformé J’ai fait repeindre l’extérieur et l’intérieur en bleu, j’ai acheté du mobilier bleu, des assiettes bleues, du parquet bleu. Et plus la maison se parait de bleu, plus j’étais heureux. La maison était heureuse aussi. Mais soudain, elle a changé d’avis. Ça ne lui plaisait plus du tout. Elle se trouvait grotesque. Et moi, j’étais aveuglé par mon idée fixe. La maison m'envoyait des signes de colère, mais je n’écoutais pas, je ne voyais pas. Je poursuivais la métamorphose qui me semblait être l'œuvre de ma vie, la justification de toute mon existence. Mais un jour, la maison s’est fâchée pour de bon.

 

Ciriel et moi écoutons ce conte à dormir debout les yeux exorbités. Nous sommes redevenus des enfants. L’extravagance de l’histoire de l’homme bleu nous captive et nous avons la bouche ouverte, attendant de savoir la suite.

 

– C’est là qu’elle a sauté en l’air ! s’écrie Ciriel.

– Oui, sa colère a atteint son paroxysme, poursuit notre hôte. C’est ma dernière idée qui a déclenché sa furie. J’avais invité tous mes amis à fêter un grand projet. Je voulais peindre l’herbe, les fleurs et les arbres en bleu, pour que la maison soit dans un écrin magnifique. C’en était trop pour elle, il y avait trop de bleu. Elle n’en voulait plus. Elle était si furieuse contre moi qu’elle s’est soudain arrachée de ses fondations et s’est mise à bondir. Elle sautait sur le sol et nous tous qui étions à l’intérieur étions secoués comme des dés dans un gobelet. Et voilà que brusquement le sol s’est ouvert, là où se trouvait la cave. En dessous, il y avait des carrières très anciennes. Emportée par son élan après la chute, la maison a roulé jusqu’ici, au plus profond de la forêt. Alors, elle s’est redressée et n’a plus bougé depuis. Ici, la maison n’a plus honte de mes transformations. Et je ne peux plus rien changer, il est impossible de revenir en arrière. Nous avons été obligés de nous adapter à la vie souterraine. Nous sommes très isolés, vous le voyez bien. Mais il reste encore quelques recoins qui n’ont pas été peints en bleu. Quand nous sommes très déprimés, nous nous y accrochons pour nous souvenir de ce qu’était la vie en couleur. 

– Vous ne pouvez pas sortir d’ici ? demandé-je.

– Nous sommes condamnés, je dois expier mon entêtement orgueilleux. Peut-être qu'un jour, si le temps permet que tout le bleu se ternisse et devienne pâle, la maison acceptera de revenir sur la colline. Alors elle m’aura pardonné.

– Et vos amis sont tous restés avec vous ? s’enquiert Ciriel.

– Oui, je vous l’ai dit, il est impossible de retourner sur la colline, répond l’homme bleu. Alors, pour nous consoler d’être prisonniers, nous faisons la fête en permanence. C’est une façon d’oublier notre triste condition.

– Maiiiiis ! murmure Ciriel égoïstement, et nous ? Nous ne pouvons pas sortir non plus ?

– Vous avez de la chance car vous n’êtes pour rien dans la colère de la maison. Bien qu’elle  vous ait vu venir, vous et votre curiosité maladive. Elle a eu un sursaut d’exaspération qui a provoqué un léger séisme. 

– Un tremblement de terre, vous voulez dire ? questionne Ciriel.

– Oui, répond notre hôte, je pense qu’on peut dire ça. Je comprends son objectif. Elle voulait vous attirer ici, dans ses filets. Mais soyez plus malins qu’elle, soyez plus malins que moi. Partez d’ici au plus vite avant que vos yeux ne soient contaminés. Tenez, prenez ces lunettes, et vous verrez la vie en couleur. Je les ai bricolées pour moi, mais hélas, elles ne fonctionnent pas sur moi. Elles vous aideront à vous en sortir.

 

Il nous donne deux paires dont les verres épais ressemblent à des kaléidoscopes. Puis il hausse les épaules avec fatalisme, et nous quitte pour retourner danser et faire la fête avec ses invités. Pendant un moment, nous les regardons se déhancher et s’amuser un peu partout dans la maison et le parc à l’extérieur. La musique est tonitruante, désagréable. Elle est si forte que nous n’arrivons pas à la supporter. Nous n’avons qu’une envie, nous enfuir de ce lieu étouffant sans avenir. 

 

Ciriel me fait signe de mettre les lunettes et il essaie les siennes. À peine ai-je posé les verres sur mon nez que je me retrouve en haut de la colline. Ciriel est debout à côté de moi. La maison bleue se dresse à nouveau devant nous. Tous les volets sont fermés. Il n’y a plus personne autour. C’est le soir et il commence à faire très sombre. 

 

– Regarde, murmuré-je avec étonnement. La maison est revenue. L’herbe, les fleurs et l’arbre solitaire ont gardé leurs couleurs.  

– Il est temps de reprendre le train, dit Ciriel.

– Tu as tout inventé ? lui demandé-je. Il n’y a jamais eu d’explosion ni de maison bleue engloutie ? Est-ce que moi aussi j’ai tout inventé ?

– Crois ce que tu veux, s’écrie Ciriel, furieux. Comme moi, tu as vu le trou au sommet de la colline, et la maison bleue dans le souterrain. Tu as entendu l’histoire hallucinée de l’homme bleu. Tu penses que ça m’amuse ? Nous voici affublés de lunettes ridicules. C’est bien la preuve que cette aventure a existé.

– Tout est arrivé à cause de ce conte enfantin, reprends-je. Le chevall avait décidément une bien étrange conception du monde. Et il était convaincant. Il a convaincu la maison et l’homme bleu. Ils se sont laissés prendre au piège de son imagination.

– Et nous aussi, murmure Ciriel pour lui-même avec amertume. 

 

Nous reprenons la direction de la gare. La rue en pente est déserte. Le train siffle au loin. 

 

Arrivé sur le quai, je retire les affreuses lunettes. Le monde devient bleu. Ciriel me regarde avec horreur. Il a fait la même expérience.

 

– Nous sommes condamnés à les porter tout le temps désormais, si nous voulons voir la vie en couleur, dis-je. Ce sont les séquelles de notre aventure. Notre curiosité a été satisfaite, mais nous sommes bien punis. 

– J’ai vécu une triste journée, répond Ciriel en soupirant. Et je ne peux pas dire que la fin me satisfasse. Si seulement je pouvais me débarrasser de ces affreuses lunettes.

– Au moins, nous ne sommes pas prisonniers de la maison sous la terre, ajouté-je pour me consoler.

 

Les gens qui attendent le train nous regardent d’un drôle d'air. Nous nous sentons ridicules avec nos épaisses lunettes bricolées. Je frissonne car un vent froid s’est mis à souffler.

 

– Tu vas écrire un nouvel article pour expliquer ce qui s’est passé ? demandé-je à mon ami. en piétinant sur le quai pour me réchauffer.

– Certainement pas, répond-il en me dardant un regard noir derrière les verres épais. Je vais enterrer cette histoire au plus profond de ma mémoire, jusqu’à l’oublier tout à fait. 

– Et désormais tu seras plus  circonspect quand tu écriras des articles saugrenus pour ton journal ? m’écrié-je.

– Je crois que la leçon a porté, réplique-t-il. Mais tout est de ta faute. Si tu n’étais pas si curieux de tout savoir et de tout comprendre, je n’aurais jamais eu l’idée de creuser mon sujet en venant avec toi. 

– Tu as raison, fais-je, j’ai ma part de responsabilité dans cette affaire. Viens, je t’offre un bon café pour me faire pardonner.

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