Le jardin vertical

Dans la campagne vallonnée, un village se cachait entre deux côteaux boisés. La rue principale serpentait au milieu de maisons de pierre, émaillée ici ou là de ruelles étroites et de petits chemins. Les voyageurs traversaient rarement cette bourgade isolée. Ils ne s’y aventuraient que pour visiter les ruines d’un château fort situé au-delà des habitations. Rongé par le temps et les mousses, l'édifice avait presque totalement disparu. Au sommet du tertre où jadis se dressait la forteresse, subsistaient quelques grosses pierres usées et le socle d’une tour effondrée. Le détour s’avérait décevant. À l’aller comme au retour, les promeneurs qui longeaient la rue principale ne se doutaient pas que dans une ruelle adjacente se trouvait la plus insolite des curiosités du village. Ils passaient à quelques pas d’une bien étrange demeure non répertoriée sur les cartes. Un vieil homme acariâtre y vivait seul. Les habitants ne le connaissaient que sous le pseudonyme de Salibon. 

 

Il avait hérité sa vaste maison de ses parents dont il avait été l’unique enfant. Elle appartenait depuis toujours à sa famille et se transmettait de génération en génération. À l’intérieur se trouvait un bric à brac accumulé au cours des siècles. Il était composé de vieux meubles bancals en bois piqués par des vers, ainsi que d’objets de toutes natures et de toutes époques, souvent décrépits. Dans les pièces, les papiers peints, les dessus de lit, les rideaux et les tapis étaient vieux, défraîchis et usés. La cuisine encrassée sentait le gras et la salle d’eau inconfortable suintait l’humidité et le moisi. Le mobilier et les bibelots voisinaient sans grande harmonie. Cependant, aux yeux de Salibon, le vieillissement des choses avait conféré au lieu une atmosphère de nid douillet. Dans cette demeure où ses aïeux avaient vécu et disparu, l’âme originelle de la maison continuait à vibrer doucement et le vieil homme s’y sentait chez lui.

 

Par la force des choses, Salibon était le dernier représentant d’une longue lignée. Il était désormais l’unique habitant de la maison. Revêche et farouche, il n’avait jamais cherché à se marier. La solitude lui convenait, il ne se sentait bien qu’avec lui-même.  La présence des choses lui suffisait. Le capharnaüm au milieu duquel il vivait lui était aussi proche et indispensable qu’une véritable famille. Si un seul des objets inanimés dont il connaissait l’emplacement et les moindres contours avait manqué, son absence aurait créé un vide dans son existence.

 

L’intérieur de la maison était hétéroclite, mais la façade qui donnait sur une petite rue du village était bien plus extravagante. Avec le temps, Salibon avait petit à petit créé un jardin vertical. Il avait d‘abord composé une sorte de féerie végétale en empilant des pots de fleurs sur la chaussée, puis un peu plus haut sur le muret qui longeait la maison. Pris soudain d’une frénésie d’embellir encore son jardin, il avait mis des plantes partout. Derrière le premier niveau, il avait dressé et même suspendu au mur des étagères métalliques et accroché des claies. Il y avait accumulé au cours du temps des potiches, des récipients, des boîtes de conserve remplies de terre où poussait la végétation. Des plantes grimpantes montaient jusqu’aux fenêtres à l’étage, roses, clématites, chèvrefeuille, glycine et autres fleurs odorantes. Elles retombaient en hampes ou en gerbes colorées, formant une abondante frondaison. Travaillant sans relâche à l’entretien de son jardin, Salibon prenait soin d’empêcher le lierre et la vigne vierge d’étouffer ses précieuses floraisons. Désormais, plantes vertes et plantes à fleurs avoisinaient sur toute la hauteur et la largeur de la façade en formant un étonnant kaléidoscope. Le mur avait complètement disparu sous la verdure qui grimpait presque jusqu’au toit. Enfin, clou du spectacle, Salibon avait glissé un peu partout entre les interstices des petits jouets et des figurines pour compléter son décor. 

 

Devant la porte d’entrée, il installait parfois aux beaux jours une chaise en rotin. Au crépuscule, il venait s'asseoir sous son porche végétal pour méditer et rêver devant son œuvre. Les insectes vivaient nombreux au cœur de ce jardin merveilleux qui bruissait du matin au soir.

 

Salibon avait délaissé le terrain qui se trouvait à l’arrière de la maison, beaucoup plus vaste et bordé à son extrémité par un ruisseau. Ce jardin-là, il ne l’aimait pas. Jadis c’était un joli parc, bien entretenu par sa mère, où poussaient des massifs de fleurs, agrémenté par un petit potager et des arbres fruitiers. Mais Salibon ne s’en était jamais occupé depuis la disparition de ses parents. Aussi la végétation y avait proliféré anarchiquement. Elle poussait de toutes parts et dans tous les sens, et foisonnait. Fleurs, arbres, arbustes s’entremêlaient pour former une jungle touffue. Les oiseaux, les mulots et les écureuils avaient envahi ce territoire vierge. Les insectes y pullulaient. Les familles de hérissons s’y multipliaient. Les chats du village venaient y chasser la nuit. 

 

Pour Salibon, le seul intérêt de cet espace vert était la présence d’un réservoir pour recueillir l’eau de pluie et d’un compost où vivaient des souris. Sauf s’il pleuvait, il venait plusieurs fois par jour chercher de l’eau à la citerne pour arroser son jardin. Il remplissait plusieurs bidons avant de repartir. Dès que Salibon avait le dos tourné, les oiseaux décontenancés par son passage reprenaient leurs chants et les écureuils bondissaient à nouveau sur les plus hautes branches. 

 

Le vieil homme mettait toute son énergie à entretenir sa création. Tous les jours, les passants le voyaient tailler les branches, rempoter, détacher les fleurs fanées, arroser les pots, cueillir les tiges, déplacer les plantes, arracher les mauvaises herbes. Il se reposait rarement tant il avait de travail à faire. Il grimpait sur un escabeau de bois pour atteindre les plantes en hauteur, et il avait un arrosoir avec un long col pour verser l’eau avec précision. Il baignait régulièrement l’amas de pots à la devanture de sa maison. 

 

Entouré de ses plantes et de ses petits jouets, il aurait pu vivre une existence heureuse. 

 

Mais les enfants du village qui allaient à l’école et passaient plusieurs fois par jour devant sa maison en avaient décidé autrement. Ils ne le laissaient pas en paix. Ils étaient naturellement attirés par les figurines colorées, visibles au milieu de la végétation. Elles étaient comme des cadeaux dans une vitrine. Il aurait suffi de les prendre pour les avoir. Même si elles étaient laides et abîmées, elles paraissaient magiques. Parce qu’il était bizarre de voir des jouets au milieu des pots de fleurs, l’envie de s’en emparer pour jouer avec était pour les petites mains irrésistible. Cependant, les enfants dont l’imagination était sans limites, avaient peur que ces créatures surnaturelles ne soient des lutins maléfiques. Persuadés qu’elles étaient vivantes, capables de bouger et de leur jeter un sort,  ils ne les approchaient que rarement. Mais quand Salibon n’était pas là pour surveiller, la tentation était trop forte, ils oubliaient toutes leurs craintes. Ils se collaient aux pots de fleurs, bousculaient les figurines immobiles et les faisaient tomber en les touchant du bout de leurs doigts. Elles semblaient alors prendre vie en chutant. Certains audacieux parvenaient même à en chiper une ou deux. C’était un moment merveilleux pour les enfants. Sans malice, ils enfreignaient les interdits avec joie, car il n'était bien évidemment pas permis de toucher à quoi que ce soit dans le jardin vertical.

 

Dès que Salibon était de retour, les petits coupables disparaissaient dans les ruelles alentour comme une volée de moineaux. Le vieil homme se mettait alors en colère en constatant les dégâts. Il trépignait de rage dans la rue en pestant contre les garnements et leurs parents qui ne respectaient rien. Il ne comprenait pas ce vandalisme. C’était comme si quelqu’un avait profané son jardin. Il y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Péniblement, il ramassait les figurines pour les replacer là où elles devaient se trouver. Certaines étaient cassées, d’autres même détruites. Salibon était consterné. Il réussissait parfois à les réparer, sinon il les remettait tout de même en place, en les tournant du côté où les brisures ne se voyaient pas trop.

 

Il avait ravivé ses souvenirs d’enfant en glissant ses vieux jouets au cœur de ses plantations. Il avait été un petit garçon lui aussi. Il y avait si longtemps de cela qu’il avait presque tout oublié de cette époque. Mais au moment où il avait créé son œuvre végétale, la mémoire lui était revenue. Tandis qu’il concevait et réalisait son projet, il avait soudain eu un éclair de génie. Une image s’était immédiatement imposée à lui. Il se souvenait de la malle où ses trésors avaient été emprisonnés. Un beau jour, ses parents avait estimé qu’il était trop vieux pour s’amuser encore avec des figurines et les avaient reléguées au grenier. Mais lui avait toujours pensé que c’était injuste et regrettait leur absence. Il avait fermé les yeux pour mieux imaginer la scène. Les minuscules poupées disséminées au milieu des fleurs donneraient de la vie à son jardin. Ce serait magnifique, tellement original, la touche finale à son chef-d'œuvre. Il verrait tous les jours ses trésors redécouverts et pourrait se rappeler des heures de bonheur, quand il était petit. Il avait aussitôt entrepris des recherches. Dans la mansarde poussiéreuse, il avait retrouvé le coffre et en avait extirpé tous les petits objets qu’il avait ensuite disposé au milieu de la végétation. Malgré l’usure et la patine des années, leur présence familière l’avait tout de suite enthousiasmé. Il trouvait qu’ils apportaient une beauté singulière au jardin vertical. 

 

Bien qu’il les aimât tous, il en avait tout de même un préféré. C’était un jouet en fer blanc peint qui représentait un petit garçon sur un tricycle. Sur le côté se trouvait une clé pour actionner le mécanisme. Quand il posait le vélo sur le sol une fois le ressort remonté, la figurine se mettait à tourner en rond et jamais il ne se lassait de ce spectacle. Il aurait pu le regarder des millions de fois. Ce jouet était fascinant, c’était pour Salibon le clou de l’exposition. Par prudence, il l’avait installé en hauteur pour que les enfants ne puissent pas l’attraper. Néanmoins, il était l’objet de toutes leurs convoitises.

 

À chaque fois qu’il contemplait son jardin, il était toujours taraudé par son besoin d’en faire plus. Il pensait que ses anciens amis étaient trop peu nombreux. Il y avait encore beaucoup de place à remplir entre les interstices. Aussi, lorsqu’il allait en ville, il n’était pas rare qu’il ramenât une ou deux trouvailles. Il les chinait dans les brocantes des villages, ou dans les magasins de journaux, ou même chez le marchand de jouets. Une fois qu’il avait disposé les nouveaux venus à leur place, Salibon aimait regarder les objets colorés apparaître au milieu des pots de fleurs. Il reculait de quelques pas pour vérifier l’harmonie globale. Il trouvait que leur présence donnait une personnalité supplémentaire à son jardin.

 

Les petits écoliers ne savaient pas tout cela. Sinon, cette persévérance leur aurait sûrement donné à réfléchir. Ils ne pensaient qu’à s’amuser avec ces petites figurines qui les narguaient. Malgré les interdits, il leur était impossible de résister, surtout après une longue journée en classe. Salibon était si exaspéré par leur audace qu’il décida un jour d’apposer un petit mot où il inscrivit en grosses lettres : ‘Prière de ne pas toucher les objets’. 

 

Cette pancarte exacerba l’envie des enfants d’attraper les petits jouets. Leur imagination se décupla pour s’amuser avec les figurines. C’était comme une déclaration de guerre entre Salibon et eux. La bataille avait commencé. Le vieil homme défendait bec et ongles son territoire contre l’inexorable invasion d’une horde avide de jouets miniatures. Cependant, malgré les menaces de Salibon et ses allures de croquemitaine, les enfants ne le craignaient pas du tout. 

 

Un beau jour, alors que le vieil homme était parti faire des courses, un gamin intrépide décida de grimper sur le muret puis d’escalader les étagères. Agile et souple, il réussit à atteindre le tricycle dont il rêvait depuis longtemps. Il s’en empara, bondit sur le trottoir avec son trophée et s’enfuit.

 

De retour chez lui, le vieil homme constata immédiatement la disparition de son jouet préféré. Il entra dans une fureur atroce. Il se mit à invectiver toutes les personnes qui passaient à côté de lui et il alla trouver l’instituteur. Il se plaignit à tout le monde, exigea que l’on retrouve son jouet et que le coupable soit puni sévèrement.

 

Partagés entre le comique de la situation et le fait qu’il s’agisse d’un vol, les villageois s’inquiétèrent de savoir ce qui s’était réellement passé. Le vélo avait bel et bien disparu. Les enfants furent interrogés, personne ne se dénonça. Le coupable, ne voulant pas être démasqué, avait dissimulé son forfait dans la nature. Il avait enterré le tricycle sous une couche de feuilles et de mousse au pied d’un arbre. L’endroit était à ses yeux introuvable. 

 

Mais le gamin était si bouleversé de posséder enfin ce jouet qu’il allait constamment vérifier sa présence sous le lit de verdure. Il voulait s’assurer qu’il avait enfin réussi à l’avoir pour lui seul. Il ne pouvait pas s’empêcher de courir plusieurs fois par jour vers la cachette et n’était pas discret du tout. Il était si tourmenté que sa culpabilité se lisait sur son visage. Salibon avait l'œil vif. Il repéra le manège du petit garçon qui n’était pas aussi futé qu'il le croyait. Il le suivit et le surprit en train de déplacer les feuilles pour récupérer le tricycle. Il l’observa pendant quelques instants jouer avec son précieux objet. La colère monta en lui. Il se précipita vers l’enfant et l’attrapa par le bras. Il ramassa le tricycle qui gisait sur le sol et entraîna le gamin vers le village. Il le ramena chez ses parents et réclama une punition exemplaire. Personne n’osa le contredire.

 

L’enfant fut sévèrement grondé. Salibon reposa le tricycle à sa place dans le jardin vertical et estima que la leçon allait peut-être enfin porter ses fruits auprès des petits vandales. 

 

Mais les jouets ne l’entendirent pas ainsi. Ils voulaient bien pardonner beaucoup de choses mais là, ils estimaient que le vieil homme était allé trop loin. Le petit garçon sur le tricycle raconta toute l’histoire. L’écolier avait pris grand soin de lui et riait de plaisir en remontant la clé pour le regarder tourner. Les figurines furent scandalisées par la méchanceté de Salibon. Leur colère était puissante, elle venait du plus profond de leur âme et elles en rajoutaient. Elles se laissèrent aller à se faire des confidences et se mirent à maudire le vieil homme.  

 

Bien que ce fut totalement faux, les jouets imaginaient que Salibon ne les aimait pas. Pourquoi les aurait-il laissés dehors être victimes des intempéries s’il avait tenu à eux ? Non, à ses yeux, ils n’étaient que des objets de décoration qui n’avait pas besoin d’amour ni de délicatesse. Il n’était plus l’enfant qu’ils avaient connu. Il était devenu froid et sans coeur. Il passait son temps à les regarder pour voir l’effet produit, et c’était tout. Aucun geste amical, aucune caresse pour leur témoigner de son attachement n’étaient jamais prodigués. Cela faisait des années que cela durait. Même si le temps comptait peu pour eux, c’était trop long. Ils en avaient assez d’être ainsi exhibés dans une confusion végétale ! Ce n’était pas un endroit pour des jouets, surtout quand on ne les aimait pas. Les jouets sont faits pour être utilisés, manipulés, cassés, détruits, recollés, recousus, bref, aimés par des enfants. Le petit garçon n’avait fait que rétablir l’ordre normal des choses. D’un commun accord, ils décidèrent de quitter sur le champ le jardin vertical, ce lieu dépourvu de toute sensibilité. 

 

Ainsi, le lendemain matin quand Salibon sortit sur le seuil de sa porte, il constata avec horreur qu’il n’y avait plus aucune figurine dans son œuvre. Elle avait été totalement dépouillée. Il comprit qu’il avait été puni, mais il était bien loin d’imaginer la vérité. Il pensa que les villageois s’étaient vengés. 

 

Il alla déposer plainte à la gendarmerie. Mais il était impossible d’engager une poursuite pour la disparition de jouets sans valeur. Tout le monde se moquait de lui, tellement la farce était drôle. Néanmoins, pour calmer les esprits, l’agent interrogea les familles et surtout le petit voleur. Cette fois, personne n’y comprenait rien. Et comme Salibon accusait tout le monde sans savoir, les villageois lui tournèrent le dos, nul ne lui vint en aide. Qui aurait voulu de ces jouets poussiéreux soumis dehors à toutes les variations de climat ? 

 

Au bout d’un moment, Salibon céda devant l’adversité. De guerre lasse, il se rendit en ville et acheta de nouvelles figurines dans un magasin. Il les disposa dans son jardin qui lui sembla tout d’abord retrouver une harmonie familière. Mais c’était un leurre et il le sut rapidement. Aucun de ces objets modernes ne lui plaisait réellement. Ils n’avaient pas d’âmes, ils étaient juste des morceaux de plastique moulés par une machine. Personne n’avait jamais tenu à eux ni joué avec pendant des heures. Les enfants ne les aimaient pas non plus. Ils étaient laids, stéréotypés, trop rutilants, antipathiques. 

 

Dans le village, nul ne lui adressait la parole. Les gens faisaient un détour pour ne pas passer devant chez lui, ou même empruntaient une autre rue. Salibon éprouva d’abord une sorte de satisfaction. Ils avaient enfin compris. L’incident avait peut-être eu du bon. Mais bientôt le silence lui devint insupportable.

 

Le temps passa. Salibon regardait son jardin vertical avec une grande tristesse. Il le trouvait vide. Il ne ressentait plus le bonheur qu’il connaissait auparavant. Ses vieux jouets lui manquaient. Les cris et les rires des enfants qui couraient dans la rue lui manquaient. Les regards des villageois et leurs bavardages incessants lui manquaient. Il sentit qu’il devait faire des efforts, aller vers les autres. Sinon, si les choses continuaient ainsi, il finirait par devenir  transparent, invisible et si cela durait trop longtemps, il n’existerait même plus.

 

Cela lui coûta, mais il alla s’excuser auprès de ses voisins. Il proposa aux enfants de venir jouer avec ses nouvelles figurines, si cela leur plaisait. Mais il avait trop tiré sur la corde, nul ne se déplaça. Il n’avait plus le cœur d’entretenir son jardin vertical. Il restait sur le pas de sa porte, debout et malheureux. Son caractère s’adoucissait, mais personne ne le remarquait. Sa solitude déjà si grande était désormais démesurée, glaçante, implacable. Parfois, le soir quand il était dans son lit, il sentait de grosses larmes couler sur ses vieilles joues ridées.

 

Après leur résolution de quitter le jardin vertical, ses anciens jouets s’étaient réfugiés dans le grenier de la maison, où ils étaient bien certains que Salibon ne viendrait jamais les chercher. Ils y restèrent cachés pendant toute la durée de leur disparition. En voyant le désespoir de Salibon et en mesurant ses efforts pour être réhabilité, ils estimèrent que la leçon avait porté. Le vieil homme au cœur d’enfant avait retrouvé sa sensibilité. La punition avait assez duré. Les villageois étaient trop durs avec lui. Après tout, il n’était qu’un vieil homme solitaire et colérique, il ne méritait pas d’être mis à l’écart pendant si longtemps. Ils décidèrent de mettre fin à sa pénitence.

 

Le lendemain matin, Salibon se leva difficilement et descendit ouvrir sa porte en traînant les pieds. Quand il avança dans la rue et se retourna, il vit que tous ses jouets étaient à leur place. Le petit tricycle trônait en hauteur, au milieu des pots de fleurs. Le cœur de Salibon se mit à battre la chamade. Il comprit qu’il était pardonné, au moins par ses chers trésors.

 

Le vieil homme ne sut jamais comment les enfants l’avaient deviné, mais ils accoururent bientôt dans la rue. Ils s’arrêtèrent devant le jardin vertical pour regarder les jolis objets revenus. Salibon les accueillit avec un grand sourire. Il avait installé une table dans la rue et disposé des assiettes de biscuits et des verres de citronnade. Les gamins coururent autour de lui, comme s’ils avaient tout oublié. 

 

Intrigués, les parents vinrent faire un tour pour constater les changements. Ils se mirent à bavarder avec Salibon. Celui-ci, ému et balbutiant, ne savait quoi dire. Il proposa soudain de faire visiter le jardin à l’arrière. Chacun s’exclama. Ce parc qui ne servait à rien ni à personne devrait être déblayé et arrangé. Stupéfait, Salibon acquiesça. Mais il était trop vieux. Il aurait forcément besoin d’aide. Il eut une réponse unanime, tous les villageois viendraient lui prêter main-forte. 

 

Une semaine plus tard, la vieille maison était transformée. La porte restait ouverte pour que les enfants puissent entrer et sortir à leur guise en allant dans le parc. Le jardin en friche avait été nettoyé. Une balançoire avait été accrochée à une grosse branche, la vieille fontaine avait été grattée, les plates-bandes binées et la pelouse tondue. Tout au long de la journée, quand ils n’étaient pas en classe, les écoliers venaient faire un petit tour dans leur nouveau domaine. C’était chez eux. Avant de passer sous le porche, ils saluaient le vieil homme, vérifiaient que tous les jouets étaient bien en place, puis ils partaient en courant pour jouer au ballon sur l’herbe ou faire de la balançoire dans le jardin à l’arrière. Ils trouvaient toujours un pichet de citronnade avec des verres, et une assiette de biscuits disposés sur une table. Le soir, quand ils repartaient après leurs ébats, ils laissaient traîner une babiole ou deux par terre. Avant d’aller se coucher, le vieil homme venait ramasser les jouets abandonnés pour les mettre à l’abri. Il les saisissait avec amour en pensant à la joie de leurs petits propriétaires quand ils les retrouveraient sains et saufs le lendemain.

 

Salibon pouvait se consacrer totalement à son jardin vertical. Les villageois qui passaient dans la rue avaient toujours un mot aimable pour lui. Ils ne pensaient plus que le dada de Salibon était une vilaine curiosité. C’était avant tout une excentricité, celle d’un vieil homme qui ne s’était jamais beaucoup amusé dans son existence, mais somme toute, le jardin vertical était plaisant à regarder. Il ne dérangeait personne.

 

Et désormais, la ruelle n’était plus jamais silencieuse. Il y avait tout le temps du passage. Les promeneurs qui venaient visiter le château-fort entendaient des cris et des rires en longeant la grand rue. Ils tournaient la tête par curiosité et apercevaient la façade la plus incroyable du village. Ils s’approchaient pour mieux voir et admirer le jardin vertical. Le vieil homme leur montrait ses plantations extraordinaires et ses figurines amusantes. Il leur demandait d’être précautionneux car les vieux jouets exposés étaient fragiles, il ne fallait pas les toucher. Quelques gamins qui passaient par là renchérissaient en riant gaiement. Ils surveillaient du coin de l'œil les étrangers, prêts à réagir au moindre geste intempestif. Personne ne devait en aucun cas toucher aux précieuses figurines. Salibon regardait ces scènes avec bonne humeur, sa truelle à la main.

 

Un chat gris venu de nulle part était venu s’installer chez lui. Cette fois, Salibon n’était plus du tout seul et lorsqu’il s’endormait le soir dans son lit, c’est un sourire qui glissait sur son visage et non plus des larmes. Néanmoins, pour être bien certain que rien de mal ne lui arriverait dans l’obscurité, il rentrait tous les soirs le petit garçon au tricycle qu’il posait sur sa table de nuit. Tandis qu’il sombrait paisiblement dans le sommeil, le chat bondissait sur l’édredon et venait se lover à ses pieds. Quant à l’enfant sur le tricycle, il riait de toutes ses dents.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez