La maîtresse de la Pluie

Par Dersou

Dans la lueur crayeuse de l’aube, à cette heure si particulière où le silence de la nuit règne encore, alors que les dernières nappes d’ombres se sont retirées au plus profond des forêts, un bruit de pieds nus résonna dans le lointain.

D’abord claquement ténu de chair contre le bois des planchers, il se transforma en un martellement vif et régulier, de plus en plus fort, de plus en plus proche.

Puis le bruit cessa d'un coup. La Première Disciple Odyvnù entra alors sur la pointe des pieds dans la cellule de Nynù, ses sandales de bois ferré à la main. Elle avait pris soin de les enlever au seuil de la longue galerie qui courait le long des logis, à l’arrière du bâtiment principal, car elle se doutait que sa maîtresse dormirait encore à poings fermés après la journée éreintante de la veille. Elle voulait la réveiller, pas l'effrayer.

Doucement, tout doucement, elle secoua l’épaule de la jeune femme recroquevillée sous des épaisses couvertures de laine écrue.

Nynù, qu’au Temple de Gonveg tout le monde connaissait sous le nom de "Nessoï", la Pluie en langue chtonienne, était un peu plus jeune qu’Odyvnù. Mais elle était tellement plus savante et si talentueuse que personne, au Temple, n’avait protesté quand la jeune femme avait gagné sa prêtrise après seulement deux années de noviciat.

— O’Nessoï ! Maîtresse !!

Odyvnù finit par mettre assez d’énergie dans son geste pour que la prêtresse, à peine sortie de ses rêves, comprenne que quelque chose de grave venait d’arriver.

— O’Nessoï ! Réveillez-vous ! chuchotait la disciple penchée sur elle.

Son visage dur de paysanne reflétait une inquiétude qu’elle ne parvenait pas à contenir, comme un remous d’eau trouble qui trahit le poisson au fond d’un étang.

Nynù n'avait jamais vu sa meilleure élève, et peut-être sa meilleure amie, ainsi excitée. Cependant elle n’aurait su dire ce qui déstabilisait le plus la placide Odyvnù, entre la raison qui l’amenait à réveiller sa maîtresse, et ce devoir inhabituel qui lui incombait. D’habitude, en effet, Nynù était debout bien avant ses disciples.

— Maîtresse ! Il faut vous lever ! Des soldats de la Cité Éternelle sont arrivés cette nuit au temple ! Ils viennent d’arrêter O’Tarabal, et leur chef demande à vous voir, vous ! Je ne sais pas pourquoi. Le grand maître m'a demandé de vous réveiller.

— Comment ?! Des soldats ? O’Tarabal ?

Nynù secoua sa tête pour en chasser les derniers lambeaux de rêves.

— Donne-moi une minute pour m’habiller.

Sans attendre, elle sortit d'un bond de son nid douillet. Elle était entièrement nue, et sa chevelure noire cascadait sur une peau d'ivoire. Elle enfila sa robe de bure raide et glacée et laissa de côté sa cape de prêtresse dont les lacets étaient trop compliqués à nouer. Odyvnù avait détourné le regard à la hâte. Le manque de pudeur de sa maîtresse était notoire, mais Nessoï semblait faire peu de cas de nombreuses conventions pourtant élémentaires. Certaines prêtresses et novices chuchotaient à son sujet qu’elle avait grandi avec des saltimbanques. Ou, pire, des prostituées.

— Ces soldats… Sont-ils des soldats de l'Empereur ? s’enquit Nynù en sortant dans la lumière crue du matin qui inondait la galerie.

— Je ne sais pas, maîtresse. Je n'en ai jamais vu. Mais leur chef ressemble plutôt à un juge… et il veut vous voir !

— Un juge ? Ne t’inquiète pas. Ce doit être une erreur.

Nynù jeta pourtant un dernier regard sur sa minuscule cellule, son foyer depuis trois ans. Comme si elle venait de dormir pour la dernière fois entre ces quatre murs familiers blanchis à la chaux.

*

Pour gagner du temps elles empruntèrent le passage des élèves, un couloir étroit et sombre qui courait le long des écuries. Elles traversèrent ensuite le vaste foyer attenant aux logements. Dans l'âtre principal couvait encore le feu de la veille, quelques braises rougeoyant dans la cendre tiède. Personne n'avait pris la peine de relancer une flambée. Étrange...

La légère appréhension de Nynù augmenta d’un cran quand elle vit que les cellules des autres prêtres et des premiers disciples étaient toutes vides, et les travées désertes. Les pensées se bousculaient dans son esprit, à présent qu’elle était pleinement réveillée et qu’elle devait lutter contre le froid mordant.

Des nouvelles de Villéris, la Cité Éternelle… La capitale de la plus puissante nation des Trente-deux Mondes de l'Écarya. Ce jour devait arriver, mais pourquoi des soldats, pourquoi un juge ? Et quel rapport avec Tarabal, un vieux prêtre inoffensif ?

Nynù et sa disciple débouchèrent enfin dans la cour principale où régnait une agitation inhabituelle pour une heure aussi précoce. Le Temple était toujours calme, surtout le matin où l’on se gardait traditionnellement de parler à voix haute. Mais aujourd'hui tout le monde semblait s’être donné rendez-vous malgré la froidure. Nynù fut légèrement contrariée de voir qu’elle était peut-être la dernière à sortir du lit. Elle voyait maintenant l’inconvénient d’avoir une cellule donnant sur l’extérieur de l’enceinte, du côté de la grande forêt qui jouxtait le temple.

Siniloï, le grand maître de l’Ordre de Gonveg, était en pleine discussion avec un homme qui ressemblait en effet à un juge de la Cité, avec sa haute coiffe piquée de plumes et sa ceinture ornée de pierres clinquantes. Deux officiers en armes l’accompagnaient. Un peu à l’écart, sous le buis millénaire au milieu de la cour, des soldats tenaient Tarabal en respect de la pointe de leurs lances runiques.

Nynù se retint de sourire devant le spectacle du vieux maître des Roches qui, les bras croisés, toisait les armes de ses gardiens comme s’il s’agissait de brins d’herbe. Les soldats faisaient preuve d’une complète ignorance s’ils pensaient vraiment neutraliser un prêtre de Gonveg à l’aide de runes. N’importe quel enfant de la région aurait pu leur expliquer que l’art de Gonveg était bien plus une philosophie qu’une véritable magie. C'est d'ailleurs pour cette raison que les ordres dits mineurs attiraient le mépris des grands sorciers de l’Empire, qui en parlaient plutôt comme des "ordres rustiques". À la Cour impériale, on n'avait d'estime que pour les magies dites nobles, celles qui n'étaient pas élémentales, chamaniques ou introspectives. Et plus que toute autre magie, on adulait le Dyorus, ou magie régalienne, l’art des grands barons, des ducs et des empereurs. L'art d’asservir les esprits plus faibles.

Ces soldats de la Cité ne pouvaient donc sûrement pas concevoir qu’un sorcier, aussi "rustique" soit-il, consacre ses journées à prier sans une quelconque contrepartie magique, une miette de pouvoir volée aux esprits élémentaires.

 
Siniloï se tut en voyant sa plus jeune prêtresse approcher. Aussitôt, les officiers et les soldats s’inclinèrent bien bas devant cette dernière.

Des murmures de surprise s’échappèrent de la petite foule assemblée en demi-cercle. La stupeur se lisait sur tous les visages, du plus jeune novice au maître le plus stoïque. Tarabal lui-même en écarquilla les yeux. Le maître des Roches était certain d’assister à une manifestation du Dyorus, magie qu’il abhorrait par-dessus tout.

Seul le grand maître Siniloï ne fut pas surpris. Lui savait que les émissaires de la Cité Éternelle ne rendaient pas hommage à Nessoï, la maîtresse de la Pluie du modeste temple de Gonveg, mais à Dame Nynùvirdath Darfnag, petite cousine de l’Empereur et fille aînée du Prince Viyinh Darfnag, l’un des six compagnons légendaires de la Campagne d'Orbélys. Cette frêle jeune femme grelottant sous sa robe trop légère, et qui paraissait si menue comparée aux colosses en armure agenouillés devant elle... elle aurait pu exiger de n’importe quel notable de la province qu'il rampe à ses pieds. Et cela sans user de la moindre magie.

Ignorant ostensiblement les officiers toujours inclinés, Nynù salua Siniloï d'une profonde révérence. Puis elle attendit tête baissée que ce dernier prenne la parole. Elle rappelait ainsi à tous les témoins de la scène qu'elle n'était qu'une subalterne du grand maître. En vérité, ses pensées se bousculaient sous son crâne, et elle avait besoin de s'en remettre à son vieux mentor. La présence de ces hommes de la capitale avait réveillé en elle des sentiments qu’elle croyait avoir refoulés pour toujours. Des sentiments dangereux.

Au loin un coq chanta une fois, deux fois. Personne ne prononçait un mot.

— Ces gens ont demandé à vous voir, déclara enfin le grand maître, imperturbable. Ils sont venus de la Cité pour emmener maître Tarabal, rien que ça. Je leur ai simplement rappelé que vous étiez parmi nous, Dame Nynùvirdath, croyant à tort qu’ils étaient déjà au courant de ce fait.

La jeune prêtresse accusa le coup sans sourciller. En rejoignant l’ordre de Gonveg, trois ans plus tôt, elle avait exigé de Siniloï qu’il la traite sans plus d’égard que pour n’importe quelle autre élève, et qu'il ne fasse jamais mention publiquement de son véritable nom ni de son rang.

Le vieux maître avait souri, avant de rétorquer sèchement que c’était justement à cette seule condition qu’il l’accepterait dans son ordre. La princesse avait failli remettre le vieillard à sa place. Mais elle s’était tue, encaissant là sa première réprimande venant d’un simple roturier. Elle venait d’entrer dans le monde des gens simples, où le respect se gagnait et ne s'imposait pas. Depuis cet épisode, elle n’avait plus jamais eu la prétention d’exiger quoi que ce soit d'un inconnu. Elle était au contraire redevable envers le vieil homme et le Temple en général pour cette nouvelle vie qu’on lui avait offerte.

Siniloï l’observait maintenant à travers ses sourcils broussailleux. En levant la condition qui faisait de Nynù un membre à part entière de l’ordre, il l’avait implicitement exclue. Elle n’était plus Nessoï, elle était redevenue Nynùvirdath. Trois années venaient d'être balayées en une phrase.

Nynù aurait dû se sentir trahie. Pourtant, il y avait autre chose. Le grand maître semblait attendre d’elle qu’elle joue son jeu à lui. Et si ce n’était pas dans les intentions de Siniloï de l’écarter en lui rendant son vrai nom ? Il lui montrait peut-être, au contraire, qu’elle pouvait – qu’elle devait – prendre les choses en main, car elle seule en avait le pouvoir. Quoi qu'il en soit, cela signifiait  la fin de l’anonymat et donc de la tranquillité de Nynù. Elle devait l'accepter.

— Que reprochent-ils à O’Tarabal, maître ? finit-elle par demander.

Se tournant vers les hommes de la Cité, Siniloï les invita à répondre.

Leur chef s’éclaircit la voix, visiblement choqué. Il avait accepté de faire le voyage jusqu'à ce temple boueux, perdu au fin fond de la campagne, pour en extraire un prêtre pouilleux et le ramener enchaîné à la Cité. Une mission indigne d’un Juge, soit, mais la demande émanait directement du Palais. Sa carrière passait avant toute autre considération. De plus, la tâche lui avait semblé très facile. C'était sans compter sur cette princesse Darfnag sortie de nulle part. Il aurait préféré mille fois tomber sur une troupe d'Assassins fanatiques !

— Très Noble Dame, je suis Gorn d’Andivael, juge de la Cour des Ordres de la Cité Éternelle. Je… je ne suis malheureusement pas autorisé à vous dévoiler la raison de ma présence ici.

— Ainsi donc, vous êtes bien un juge… La Cour des Ordres ? En quoi un prêtre "rustique" comme maître Tarabal intéresse-t-il votre ministère ? C’est l’Ordre de Gonveg tout entier qui devrait répondre devant vous, et non pas un seul de ses membres.

Nynù fixait le juge avec toute l’intensité dont elle était capable.

À la Cité, alors qu'elle était encore adolescente, on l’avait déclarée inapte au Dyorus, la magie des rois, l’art de fléchir les volontés et de contrôler son prochain. Les ordres régaliens étaient les piliers du système, créant et défaisant les Empereurs depuis des millénaires. Rares étaient les Darfnag qui n’en faisaient pas partie, depuis l’Empereur jusqu’au dernier des nombreux Princes que comptait cette illustre famille.

Nynù était une exception remarquable : la fille pourtant douée du légendaire Viyinh ne suivrait pas les traces de son père. La nouvelle avait fait jaser les courtisans pendant quelques jours, puis ils avaient changé aussi vite de sujet. Il existait d’autres ordres prestigieux qui accueilleraient la princesse à bras ouverts, tant son pouvoir naturel n’était un secret pour aucun des Archiprêtres chargés de son éducation au Palais. Elle était destinée à devenir une grande prêtresse du Kénébris comme sa propre mère, une archimage de l'Antyorus ou une brillante Tisseuse de l'Ashanaï, toutes des magies nobles. Contre toute attente, la jeune princesse avait décidé de rejoindre un vulgaire temple de province, au sein d’un ordre d’allégeance chthonienne peu connu, l’ordre de Gonveg. Personne, même pas sa mère, n'avait pu la faire changer d'avis.

Cependant, l’inaptitude de Nynù à pratiquer la magie régalienne était toute relative. Elle était une Darfnag, et comme tous ceux de cette famille elle avait un talent inné pour le commandement.

Le juge allait en faire l’amère expérience, lui qui n’avait jamais croisé un membre d’une grande maison, et encore moins un rejeton de la famille impériale. Bien que réticente à recourir au Dyorus, Nynù comprit qu’elle n’avait pas le choix.

Son maître Siniloï l’observait, un peu en retrait. Tous les prêtres et disciples de Gonveg retenaient leur souffle, fascinés par ce spectacle inhabituel qui se déroulait sous leurs yeux.

— Ma Dame ! Ne me mettez pas dans une situation que… commença le juge.

— Vous vous y mettez vous-même, le coupa-t-elle froidement. Faites-moi arrêter, fonctionnaire, ou dites-moi tout de suite ce que vous reprochez à maître Tarabal !

À sa grande honte, elle éprouva de la satisfaction en voyant la face de l’officier se décomposer à vue d’œil. La longue plume sur la coiffe de l’homme se mit à trembler alors qu’il n’y avait pas le moindre souffle de vent.

Nynù venait d’utiliser une technique apprise en secret de ses cousins plus âgés, quand elle n’était encore qu’une fillette furetant dans les recoins du Palais. On lui avait résumée ainsi : " Mets ton ennemi devant un gouffre imaginaire, il reculera aussitôt là où tu veux le mener. " Et son ton autoritaire calquait celui qu’elle avait entendu l’Empereur utiliser maintes fois sur ses vassaux.

— Ledit Tarabal… maître Tarabal… est accusé… de complot envers l’Empire… bafouilla le juge.

— Accusé de complot ! Comment pouvez-vous affirmer…

Nynù s’interrompit en voyant l’un des soldats se relever brusquement et pointer vers elle sa pique runique. L'homme venait de comprendre que la jeune fille utilisait l’art régalien sur son officier. Presque aussitôt, il réalisa qu’il venait de commettre la plus grave erreur de sa vie. Il s’empressa de baisser son arme, mais les autres soldats s’étaient déjà précipités sur lui pour le maîtriser.

— Malheureux ! s’écria le juge qui retrouvait ses esprits. Qu’as-tu fait ?

Puis, se tournant vers Nynù :

— Très Noble Dame, soyez assurée que cet homme sera châtié pour l’affront qu’il vous a fait.

— Non, ne le blâmez pas. Il n’a fait que son travail. Laissez-le !

Nynù insuffla à cet ultime ordre le peu de Dyorus dont elle était encore capable. Autant que cela serve à sauver le pauvre soldat dépassé par les événements. Toutefois, et c'était bien embêtant, le pouvoir qu'elle exerçait sur le juge était maintenant rompu.

Elle avait reprit sa voix normale quand elle s’adressa à Siniloï :

— Avec votre permission, maître, je vais accompagner le Juge Andivael jusqu’à la Cité, et je parlerai moi-même à l’Empereur. O’Tarabal pourra rester ici, au temple. Le Juge a ma parole qu’il n’en bougera pas tant que cette histoire ne sera pas réglée.

Les murmures reprirent dans la petite foule qui les entourait. Parler à l’Empereur ! Comme s’il s’agissait d’un simple voisin à qui l'on rend visite ! La plupart des habitants de l’Écarya n'auraient sans doute jamais rêvé de voir, même de loin, le petit cousin d’un jardinier du souverain suprême.

— Nous ne pouvons procéder ainsi, Noble Dame, intervint le juge remis de ses émotions. Ma mission est précisément d’amener le sieur Tarabal devant la Cour des Ordres. On m’a envoyé en personne – un Juge ne se déplace jamais, habituellement – car l’affaire est très grave. Je suis désolée, Dame Nynù.

Il était maintenant évident qu’Andivael, bien que dévoré par la peur, ne céderait plus. La diversion causée par son soldat lui avait permis de se ressaisir, et il voulait que cela soit clair. L’usage du nom court de la princesse – Nynù au lieu de Nynùvirdath – frisait d’ailleurs l’insolence, mais cette dernière préféra l’ignorer.

— Alors c’est en tant que Nessoï, prêtresse de Gonveg, que je vous suivrai. Et n’essayez pas de m’en empêcher.

— Je ne m’y opposerai pas, Très Noble Dame. Cependant nous ne pourrons pas vous attendre longtemps : j’ai reçu l’ordre de repartir aussi vite que possible.

*

Nynù retourna chercher quelques affaires dans sa cellule.

Elle s’en voulait à présent d’avoir d’utilisé le Dyorus devant ses élèves, ses condisciples et, honte à elle ! devant le grand maître en personne.

Juste retour des choses, l’ordre de Gonveg, comme la plupart des ordres mineurs, tenait la magie régalienne en piètre estime ; l’utiliser dans l’enceinte du Temple était pour ainsi dire un sacrilège.

Comme si penser à lui suffisait à le faire venir, Siniloï apparut dans l’encadrement de la porte. Nynù le salua de nouveau, tout en continuant à préparer son baluchon.

— Dame Nynùvirdath… chuchota-t-il, les yeux mi-clos.

Elle se figea.

— Je suis Nessoï, de Gonveg. Le maître l’aurait-il oublié ?

— Tu redeviendras Nessoï quand cette cape recouvrira de nouveau tes épaules.

Sur ces mots, Siniloï ramassa la cape grise brodée d’argent que la Première Disciple avait pliée et laissée sur la table basse au milieu de la pièce.

— Est-ce un renvoi, Maître ?

— Un renvoi ? D’où ? Et pourquoi ? Tu es une prêtresse de Gonveg, Nynù, Nessoï – quel que soit le nom que tu veux porter aujourd’hui. Une gamine de palais très douée, gâtée peut-être, arrogante sûrement, mais fidèle à notre vision des Mondes – notre Kian, et c’est ce qui compte. Si demain tu te découvres un don exceptionnel pour la magie des rois et des guerres, tu ne te détourneras pas pour autant des secrets chthoniens, car ils font partie de toi. Je viens de voir à quel point tu détestais cette magie qui gouverne les peuples : c’est tout à ton honneur.

— Je n’aurais pas dû l’utiliser. Je n’ai même pas de talent pour cela.

— Oh que si ! Tu en as même beaucoup trop, selon moi ! Mais nous te remercions d’avoir sacrifié tes convictions pour sauver l’un d’entre nous.

Nynù inclina de nouveau la tête. La franchise de son Maître la rassurait. Elle avait craint un instant de le voir se détourner d’elle. Après tout, s'il connaissait depuis toujours les origines de Nessoï, sa jeune maîtresse des Pluies, il ne savait rien ou presque de Nynùvirdath Darfnag, celle qui était du même sang que l’Empereur.

Darfnag… Ce nom avait dû être une abstraction pour le vieux maître. Jusqu'à aujourd’hui, où la réalité venait de s’imposer avec fracas. Rien que pour cela, la vie au Temple ne serait plus jamais la même. Ses élèves, les autres prêtres : tous allaient regarder Nynù avec crainte et dévotion, ou haine et jalousie. Surtout celles et ceux qui, plus âgés, acceptaient difficilement de voir une gamine maîtriser avec une telle facilité ce qu’ils mettraient une vie à commencer à appréhender. Que la véritable identité de Nynù soit maintenant connue de tous n’y changerait rien, au contraire ! Ceux qui avaient raconté sournoisement que Nessoï avait grandi dans un bordel ne manqueraient pas de la mépriser encore plus, cette princesse qui renonçait à son statut pour prétendre se mêler à eux...

Le grand maître s’approcha pour lui parler à l’oreille.

— Je sais pourquoi ils accusent Tarabal de complot.

— Vous le savez ? s’exclama Nynù en se tournant brusquement vers lui, le regard inquisiteur.

Elle se radoucit aussitôt. Son maître avait raison, elle était encore arrogante, comme tous ceux de son rang. Son éducation l’avait si profondément marquée que la seule vue des soldats de la Cité avait réveillé en elle ses instincts de fauve de la Cour impériale.

Lisant ses pensées comme dans un livre ouvert, Siniloï lui prit le bras avec une tendresse qu’il n’avait encore jamais manifestée.

— Tu es Nessoï – la Pluie. Le jour où je t’ai donné ce nom, tu m’as demandé en quoi la pluie avait un rapport avec notre ordre chthonien. Le roc, la terre, les racines du monde, c’est ce que tu voulais explorer. Tu sais maintenant mieux que quiconque combien la roche la plus dure peut être usée par le long travail de l’eau, du gel et du vent. Alors voilà : ta vie passée au Palais est comme une peinture rutilante sur du granit. Un jour, tu seras lisse comme la pierre, car tu es ainsi.

Le vieux maître lui lâcha le bras avant d'ajouter :

— Oui, je sais pourquoi Tarabal risque la mort, et notre ordre… la destruction totale.

Nynù faillit s’emporter de nouveau sous le coup de l’émotion, mais elle se contint et parla calmement.

— Maître, avec votre accord, je vais me rendre à la Cité éternelle en compagnie de ces soldats pour défendre un prêtre qui est aussi un ami cher. Croyez-moi, je n’y retourne pas de gaieté de cœur. Et voilà que vous m'annoncez que la survie de l’ordre est en jeu. Que me cachez-vous d'autre ?

— Patience, j’y arrive. Tarabal n’est pas originaire du Monde de Skonth, comme il te l’a raconté. Sa grande science des roches et de la terre, il la tire de son enfance dans les brumes de l’Orbelys. Tu n’es pas sans ignorer que ce monde est en guerre ouverte avec l’Empire. Les Darfnag, nos Princes, ont juré la perte de la famille Tergris qui tient tête aux Empereurs depuis plus d’un siècle en fédérant tous les royaumes de l’Orbelys.

Nynù ne put s'empêcher de serrer les poings à l'évocation de ce nom.

— Sulvar Tergris… Mon père a battu les armées de ce roi, il y a quinze ans. Avant d’être mortellement blessé par ses mages guerriers. Traîtreusement !

— Le général Viyinh Darfnag est devenu une légende jusqu’aux confins des Mondes, reprit Siniloï en ignorant la remarque de Nynù. Mais sa victoire n’a pas été définitive, au grand dam de l’Empereur. Il semblerait que les conseillers de notre bien-aimé Prényo quatrième du nom ont finalement décidé de faire la chasse aux sorciers et sorcières originaires des Mondes ennemis, à commencer par l'Orbélys.

En prononçant le nom complet de l’Empereur, ce qui n’était pas l’usage, le grand maître Siniloï ne cachait pas le peu d’estime qu’il avait pour cet homme qui en dirigeait des milliards. Nynù ne s’en formalisa pas. Pourtant, plus que jamais, elle avait conscience d'appartenir, par sa naissance, à une lignée qui régnait sans partage et depuis des siècles sur plus de la moitié des Trente-Deux Mondes de l’Écarya.

L’Empereur était une divinité aux yeux de la plupart des habitants des milliers de royaumes des autres univers, y compris ici, dans le Dajà, le père des Mondes, que l’Empire recouvrait dans sa totalité. Dans son passé mythique, le Dajà avait achevé l’union de ses propres peuples par la force, les alliances et la persuasion avant de se lancer à la conquête des autres mondes.

Nynù méprisait cette aristocratie ultime qui n’en avait jamais assez et voulait dominer le ciel, la mer et les terres de trente-deux soleils différents. Dans leur spirale infernale, les Princes Darfnag entraînaient avec eux les autres familles nobles, les rois alliés, les princes vassaux. Ils levaient des armées sur des continents jusqu’alors épargnés par la guerre. Comme dans un jeu malsain, ils abandonnaient des mondes aux mains de leurs ennemis pour mieux les reconquérir…

Bien qu’étant des leurs, Nynù avait choisi l’éloignement pour ne pas devenir complètement comme eux, esclaves de leur propre soif de pouvoir.

Aujourd’hui, pourtant, elle allait devoir quitter le temple où elle vivait depuis plus de trois ans, pour retourner dans la Cité Éternelle. La capitale de l’Empire. Un repère de courtisans et d’intrigants où elle ne s'était jamais sentie à sa place. Elle y retournait pour défendre l'honneur (et peut-être la vie) d'un homme qu'on lui dépeignait maintenant comme un ennemi mortel de sa famille. Nynù tombait de haut.

— O’Tarabal n’est pas un espion, et il ne conspire pas contre l’Empire. Si cela avait été le cas je l'aurais... ressenti. Deviné. Comment la Cour des Ordres a-t-elle pu remonter jusqu’à lui, O’Siniloï ?

— Une personne de notre temple l’aura probablement trahi, ne me demande pas qui. Cette purge des prêtres étrangers du Dajà a commencé il y a un an environ, elle doit son succès au système de fortes récompenses mis en place.

— C’est répugnant. Mais je vous le redemande, en quoi notre ordre est-il en danger ?

— La plupart des magies d’allégeance chthonienne ont leurs racines dans les mondes les plus hostiles à l’Empire. Ce n'est peut-être pas un hasard. Et crois-moi, les conseillers de l’Empereur n’ignorent pas qu’un ordre comme le nôtre est en mesure d’invoquer des forces terribles…

— Mais c’est contre notre Kian ! Notre magie repose sur un Kian de passivité. Si on le rompt, notre pouvoir devient inopérant ! s’indigna Nynù, consciente de débiter des évidences à son maître.

Siniloï ne prit pas la peine de relever. Il se contenta de conclure :

— Tout "pouvoir", comme tu dis, est une force. La force devient une arme dans les mains des guerriers.

Il marcha lentement vers la porte avant de se retourner. Son visage était empreint de tristesse.

— Avant de quitter son monde, Tarabal fut un prêtre-guerrier qui s’est battu contre les armées de ta famille. Comment a-t-il atterri ici, en Dajà, loin de son monde ? Je n’en sais rien. Cependant je le connais depuis plus de vingt ans, et je n’ai aucun doute sur ses intentions. Il est O’Tarabal, le maître des Roches, les guerres ne l’intéressent plus.

*

La petite troupe de soldats attendait déjà Nynù à l’extérieur du Temple.

Elle obtint du juge Andivael que Tarabal garde les mains libres.

« Mais ses entraves seront remises aux abords de la Cité », décréta le juge, soucieux de conserver un semblant d’autorité.

Seule Odyvnù se présenta pour les saluer avant leur départ. Elle leur apporta de la nourriture, estimant que celle des soldats devait être immangeable. Nynù en profita pour confier à sa Première Disciple ses charges de Prêtresse, aussi bien l’enseignement dispensé aux élèves que les cérémonies de la Pluie.

— Mais je ne suis pas prêtresse, O’Nessoï ! Et je n’ai que vingt-trois ans !

— Le grand maître est d’accord. Quant à moi je te fais entièrement confiance. Pour l’âge… vous m’insultez, Odyvnù O’Nessoï ! J’ai trois ans de moins que vous.

— Ce n’est pas pareil, vous êtes une... (elle se mordit la langue)...  Quand même ! "Odyvnù maîtresse de la Pluie "… J’avoue que j’aimerais beaucoup ! Mais on ne doit pas blaguer avec ça.

— Nous nous reverrons dans moins d’un mois, et alors tu redeviendras une disciple… mais pas pour très longtemps, car tu auras alors prouvé que tu es prête pour l’étape suivante.

Nynù coinça sous les sangles le sac de nourriture que lui tendait sa disciple, puis elle enfourcha sa monture, un petit cheval beige racheté par le Temple à des villageois qui n’en voulaient plus. Elle avait prévu de renvoyer l'animal lorsqu'elle atteindrait le fleuve.

Elle jeta un coup d’œil aux alentours presque déserts. Quelques prêtres et élèves se tenaient sur les murs de l’enceinte, immobiles comme des statues. Le grand maître restait invisible.

Au trot, elle rejoignit les soldats qui patientaient sur le pont de bois séparant le temple du village voisin, où Nynù s'était souvent rendue pour y faire des achats pour le compte de l’ordre. Le soleil réchauffait la route, faisant fondre les dernières traces de givres sur l’herbe des bas-côtés.

Nynù décida de ne plus regarder en arrière. Elle ne voulait pas nourrir ce nœud qui grossissait en elle, cette impression lancinante que le Destin venait de l'arracher à une vie qu'elle avait chérie et qu'elle ne reverrait plus.

Un jour, au Palais, un esclave qu’elle aimait beaucoup lui avait dit qu’elle était Serni. Dans sa culture à lui, outremondien de Skonth, c’était un compliment, car le Serni – l’opposé du Saji – y était défini comme la sensibilité, le cœur, l’humanité. Inversement, dans le Dajà, et en particulier dans les couloirs du Palais, on tenait le Serni pour faible, ambigu, égoïste, à l’origine des ténèbres et du chaos. En d'autres termes : le Serni était anti-impérial. Dire à une jeune Darfnag qu’elle était Serni revenait à l’insulter gravement. Nynù en avait ressentie une immense fierté : ça la distinguait des autres enfants du Palais, avec qui elle n'avait guère d'affinités.

Maintenant, elle regrettait presque cette sensibilité à fleur de peau. Elle devait renforcer son côté Saji. Oui, le doute troublait l’esprit, il empêchait les gens raisonnables d'avancer en ligne droite. Même l’ordre du Gonveg, bien que neutre en théorie, penchait vers le Saji. Comme tous les ordres du Dajà, il était au service du plus grand nombre, et il devait se défier de la philosophie sombre et individualiste du Serni qui dominait les mondes renégats.

Pour autant, Nynù n'avait pas l'intention de se laisser entraîner par les événements sans prendre le temps d’y réfléchir. C’était dans sa nature : elle détestait suivre les voies qu’on traçait pour elle, surtout quand on lui forçait la main. Elle en avait fait l’éclatante démonstration trois ans plus tôt.

Nynù n'était pas naïve. Elle s’attendait à être rattrapée un jour ou l’autre par son passé. Cependant, les choses étaient allées un peu trop vite à son goût. Encore simple prêtresse de Gonveg la veille, elle chevauchait maintenant au milieu de soldats de la Cité, en tant que Dame Nynùvirdath Darfnag, fille du héros Viyinh et de la Grande Prêtresse Negygù du Kénébris. Sœur aînée du Prince Mardaigle, un jeune seigneur qui avait toute la confiance du Prince héritier, le futur Empereur de l'Écarya. Elle-même portait le titre de suzeraine de Sò et d’Entyle, des régions du Monde d’Éon où elle n’avait jamais mis les pieds. L’Empire était ainsi fait : une immense mosaïque de pays, de continents et de Mondes que des Princes se partageaient sur des parchemins en se donnant des titres plus ronflants les uns que les autres.

En attendant, la " Suzeraine de Sò et d’Entyle " portait une simple cape de laine grise et des sandales de pèlerinage en dépit de la fraîcheur tenace du matin. Elle arborait aussi un large col de feutre orné de deux pierres de tigre, symboles de sa prêtrise.

Préférant garder ses distance avec le vieux maître Tarabal, pas très à l’aise sur la monture fringante que les soldats lui avaient prêtée, Nynù chevaucha un peu à l’écart et en silence durant toute la matinée. Bientôt la petite région qui était devenue son univers fut loin derrière eux, et elle se sentit seule comme jamais.

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DraikoPinpix
Posté le 24/04/2020
Hello !
Quelle entrée ! Je suis déjà sous le charme de ton univers : les noms sont très jolis et on sent un background très travaillé. Je te conseille de faire un lexique, car je pense que d'autres personnes que moi auront un peu de mal à se repérer dans cet univers foisonnant de noms nouveaux. M'enfin, moi j'ai l'habitude, donc c'est pas moi que ça dérange.
J'ai eu un peu de mal au début : tes phrases sont un peu trop longues, ce qui alourdit le style.
Néanmoins, j'aime ce début et j'ai hâte de découvrir ton univers :)
A
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