La Cité Éternelle

Par Dersou

Villéris, capitale du Palatério, le principal continent du Dajà, était depuis près d'un siècle la capitale officielle de tout l’Écarya et de ses Trente-Deux Mondes. Par décret impérial de Prényo III, on devait maintenant en parler comme de la "Cité Éternelle", mais la plupart des voyageurs disaient "la Cité" pour faire court.

Depuis le temple de Gonveg, un peu plus à l’ouest, il fallait trois bonnes journées pour se rendre à la Cité, d'abord à cheval puis par bateau fluvial.

Les riches citoyens de l’Empire qui ne craignaient pas d’emprunter la voie des airs s’offraient les services des puissants Lévitans, les seuls sorciers à s’être regroupés au sein d’une guilde commerciale. Leurs barges en sustentation sillonnaient le ciel du Dajà à la vitesse d'un cheval au trot quand le vent était favorable. Les citoyens plus riches encore – ou plus pressés –  préféraient recourir aux maîtres Liges et à leurs oiseaux géants, quand ils n’avaient pas les moyens de posséder eux-mêmes l’un de ces animaux mythiques.

Toutefois, pour la majorité des voyageurs, la marche à pied, l’âne ou le cheval restaient incontournables pour se déplacer d’une ville à l’autre. Les routes du Palatério formaient ainsi un vaste réseau dont le cœur était la capitale de l'Empire. Aux abords de la Cité Éternelle la circulation était souvent dense et laborieuse, à tel point que les chanceux qui connaissaient un Tisseur des Mondes – autre nom des magiciens de l'Ashanaï –  trouvaient beaucoup plus rapide de passer dans un univers voisin que de traverser la Cité d’est en ouest. Malheureusement les Tisseurs indépendants avaient pratiquement disparu du Dajà. Leurs derniers représentants dissimulaient leurs pouvoirs de crainte d’être enrôlés de force dans les armées impériales. Quant aux Tisseurs qui s'étaient mis au service de l’Empire, ils étaient devenus très riches et très puissants. Même s'ils ne formaient pas une guilde commerciale comme les Lévitans, ils veillaient jalousement sur leur quasi monopole et dénonçaient sans hésiter les praticiens indépendants aux autorités.

Vers midi, la compagnie fit une halte dans une petite bourgade du Bas-Verjen, sur les rives du fleuve Quusinyyl – "les reflets d’or" en langue ancienne. Le fleuve majestueux portait bien mal son nom en cette saison de crues. Il étirait à perte de vue ses eaux sombres et tourmentées, charriant des monceaux de détritus arrachés à la plaine en amont.

Plus en aval, des rapides interdisaient toute forme de navigation sur au moins cent lieues. Il fallait donc longer le Quusinyyl pendant une pleine journée avant d’arriver à la petite ville de Sahulion où les eaux redevenaient calmes, et où les plus gros navires venant de l’estuaire s’arrêtaient pour faire demi-tour.

Assis sur ses talons, Tarabal contemplait l’immense étendue d’eau. Nynù lui tendit une tranche du pain qu’Odyvnù leur avait préparé.

Les soldats n’osaient toujours pas regarder la jeune prêtresse de face. Ils restaient aussi loin d’elle (et donc de Tarabal) qu’il leur était possible. Nynù entendit un officier les réprimander et leur ordonner de rester près du prisonnier pour le surveiller.

Acceptant le morceau de pain, Tarabal s’éclaircit la voix :

— Es-tu en colère, O’Nessoï ?

— Pourquoi ? Pour ce j’ai appris ce matin ? Ou bien contre ce juge ?

Elle montra du menton Andivael qui les écoutait sans s’en cacher. Tarabal secoua la tête à la façon des outremondiens, un geste qui signifiait oui et non à la fois.

— En venant au Dajà, il y a près de vingt ans, je ne pensais pas vivre très longtemps. J’étais plein de haine et j’étais seul, et seul je croyais pouvoir venger ma famille. Mon nom est bien Tarabal, le Rocher. Je n'ai pas eu besoin d’en changer : j’étais déjà un prêtre chthonien quand je vivais en Orbelys. Un maître dans un ordre guerrier destructeur.

Nynù grimaça. Le vieux maître des Rochers se méprit sur son expression, ou du moins fit-il semblant de ne pas comprendre.

— Je me fiche qu’ils entendent. Ils savent déjà tout, et puis, j’ai la conscience tranquille.

— Mon père est mort sur votre Monde, O’Tarabal, murmura Nynù en le regardant droit dans les yeux. Tué dans une embuscade tendue par des guerriers passés maîtres dans les arts de la magie mineure. Des sorciers-guerriers comme vous.

— Je voulais venger ma famille, continua le prêtre comme s’il n’avait pas entendu. Ma femme. Mes enfants. Massacrés par des Impériaux (le vieux maître rendit son regard à Nynù, mais il n’exprimait aucun reproche.) J’ai payé mon dernier passage parmi une procession de pèlerins qui venaient d’ouvrir un Portail donnant pas très loin d’ici, sur les rives de ce fleuve. Quand j’ai enfin foulé la terre de mes ennemis, j’ai pleuré de joie et j’ai passé la nuit entière allongé sur un rocher. Le seul rocher dans ce paysage de vase. Moi qui venais d’un pays de montagnes aux racines profondes comme la nuit, c’est dans une plaine boueuse qu’un dieu chthonien a fini par me parler.

Tarabal ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, il avait l’air absent, indifférents aux soldats sur le qui-vive qui s’étaient lentement rapprochés de lui.

— Le matin suivant, j’ai compris qui j’étais, ce que j’avais fait et ce que j’allais faire en pensant faire le bien. J’ai rejoint le temple de Gonveg, comme le dieu me l’a demandé. Ce n’est pas par hasard si je suis apparu si près de ce temple chthonien. Tout comme ce n’est pas par hasard si nos chemins se sont croisés, O’Nessoï.

— Vous voulez dire que c’était un test pour vous ?

Il n’y avait aucune ironie dans la question de Nynù.

— Oui. Et je l’ai réussi. Pas un instant je n’ai été tenté de te faire du mal, fille de Viyinh Darfnag, ni de t’utiliser.

— C’est pourtant ce qui est en train d’arriver. Une Darfnag va bientôt défendre votre cause devant l’Empereur, sacrifiant ainsi le peu de réputation qui lui restait. Mais je le fais avec joie, s’empressa-t-elle d’ajouter. Vous êtes aussi un test pour moi, maître. Bientôt, je saurai si je suis un être humain digne de son Kian, ou si je vais céder à la tentation du pouvoir comme une chienne affamée qui se jette sur un os.

Elle se leva brusquement pour aller se dégourdir les jambes le long du fleuve. Sentant les regards la suivre dans son dos, elle trouva refuge dans la haute végétation qui recouvrait la rive.

Seule sur un ponton au milieu des roseaux, sous une pluie fine qui commençait à tomber, elle s’absorba dans la contemplation de l’eau glauque qui coulait lentement dans des sillons creusés à même la vase. Les sillons convergeaient vers un petit canal au bout duquel le fleuve était visible, somme de toutes les pluies d’un continent entier. Quelque part, à deux jours de navigation au-delà des rapides, dominant l’estuaire de ce monstre d’eau, se dressait la capitale de l’Empire des Trente-Deux mondes.

*

Pendant le restant de la journée, Nynù ne discuta avec Tarabal que de choses futiles. Ils échangèrent des souvenirs, et elle rit à l’évocation de ses premières semaines au temple, quand le maître des Roches l’avait acceptée dans son groupe d’élèves. Il voulait lui rendre la vie dure, car il avait deviné qu’elle "était de la haute", même s’il était très loin du compte.

Ce temps était révolu, elle le savait. Elle ne protesta pas quand, le soir, la petite troupe poussa jusqu’à l’auberge la plus proche pour qu’elle puisse dormir dans le confort d’une chambre à part. Qu’elle le veuille ou non, on était à ses petits soins, et cela aurait été une perte de temps d’essayer de convaincre les officiers qu’elle n’était plus une princesse de la Cour Impériale, mais une modeste prêtresse de la campagne. Mais l’était-elle vraiment ? La pluie obstinée efface la peinture sur le roc, avait dit Siniloï. Quelle peinture? La princesse de naissance, ou la prêtresse d’adoption?

*

À Sahulion, le lendemain, le soldat qui avait levé ses runes contre elle offrit timidement à Nynù une gourde d’hydromel achetée à l’échoppe d’un marchand, sur la grande place. Elle l’accepta par politesse, ne sachant pas très bien si l’homme voulait la remercier d’être intervenue en sa faveur ou s’il craignait toujours qu’elle ne change d’avis sur son compte.

Sur le port, elle murmura quelques mots à son petit cheval qui s'ébroua joyeusement avant de s'en aller en trottant. Personne ne poserait la main sur cet animal portant la marque d'un temple. À cette allure, il allait regagner son écurie bien avant la fin de la journée. Quelle chance, songea Nynù.

Le bateau à bord duquel ils prirent place s’appelait le Negygù, ce qui signifiait " grand nuage d’été " en haute langue. Nynù n’y aurait guère prêté attention si ce nom n'avait pas aussi été celui de sa mère, une grande magicienne du Kénébris. Certains y auraient vu la main d’un dieu facétieux jouant avec Nynù, mais cette dernière savait qu'on utilisait fréquemment ce genre de noms dans la marine fluviale.

Le Negygù possédait quatre aubes, ce qui en faisait un navire de taille moyenne pour un fleuve aussi large que le Quusinyyl. Plusieurs sorciers élémentaux se relayaient dans la petite salle près de la cabine de pilotage, afin de surveiller les Gans liés aux immenses roues. Les Gans étaient des élémentaux aquatiques, des esprits de force brute, stupides et plutôt inoffensifs. Ceux qui étaient attachés au bateau étaient condamnés à faire tourner les aubes jusqu’à ce que le sort de Lien qui les maintenait en esclavage soit brisé d’une manière ou d’une autre.

Que les Gans soient quasiment immortels n’enlevait rien à la cruauté de leur condition. Des siècles de servitude étaient souvent le lot de ceux que les sorciers parvenaient à capturer à l’aide de puissants sorts. Après le Dyorus, la magie que Nynù détestait le plus était la magie du Lien, dite " élémentale".

Les sorciers, un homme et deux femmes vêtus de jaune et de rouge, discutaient devant leur cabine en attendant les consignes du Capitaine. L'homme jeta un regard légèrement méprisant sur la robe grise de Nynù qui passait près d'eux. Puis il croisa le regard noir de la jeune prêtresse et détourna vivement les yeux. Plus tard, il se souviendrait qu'il avait eu l'impression de tomber dans une eau sombre où nageaient des élémentaux avides de vengeance.

*

Peu avant la fin du troisième jour, la Cité Éternelle fut en vue.

Accoudée au bastingage, Nynù sentit sa résolution faiblir à mesure que les flèches de cristal du Palais Impérial se profilaient une à une au-delà des plus hautes collines de la Cité, nimbées de la lumière du couchant.

Sous ses yeux blasés s’étalait le joyau de l’Empire, la ville aux cent quartiers, aux mille temples, aux millions d’âmes, les unes vivant dans des grands hôtels, dans des demeures rivalisant de beauté, les autres s'entassant dans des immeubles surpeuplés, ou dans des taudis à quelques heures de marche de la colline centrale qui dominait la ville tentaculaire.

Tout était grandiose à perte de vue, et le Port impérial ne faisait pas exception à la règle du tape-à l’œil qui imprégnait l’architecture de la Cité. Une splendide arche de corail éclairée par un nombre incalculable de flambeaux enjambait l’entrée principale du plus grand port des Trente-Deux Mondes. La partie supérieure de l’arche abritait la résidence du seigneur du port, qui était aussi un maître des Vents. La rumeur disait qu’un sort de lévitation empêchait l’arche de s’effondrer sous son propre poids. Nynù n’y croyait pas, mais elle admettait que la magie devait être impliquée dans la conception de cet ouvrage unique en son genre.

Le Port s’étendait de la Barrière, qui le séparait de la Mer de Jade, aux installations fluviales à plusieurs lieues en remontant l’estuaire. Le Negygù emprunta un passage réservé aux petites flottilles et longea l’une des jetées jusqu’au quai central où étaient accostés une quarantaine de gros navires.

Dans l’axe de l’arche de corail et quasiment sur le quai naissait la Grande Avenue. Elle reliait le port à la Colline Éternelle, aux flancs de laquelle s’accrochaient le Palais Impérial et sa multitude de fortins, de temples et de dépendances (entre autres, les appartements des sorciers fonctionnaires et des courtisans qui vivaient sur place). Une bonne heure de marche était nécessaire pour remonter la célèbre avenue.

Aux abords du Palais poussaient une pléthore d’hôtels, du plus luxueux palace jusqu'à l’infâme boui-boui sans nom. Ils accueillaient celles et ceux qui avaient sollicité une audience auprès de l’Empereur, et qui devaient attendre des mois, parfois des années, avant de voir leur demande exaucée… ou presque toujours rejetée.

Nynù s’aperçut que les soldats avaient remis ses chaînes à Tarabal, ainsi que le Juge l’avait ordonné. Le vieux maître des Roches, debout sur le pont du navire, ne pouvait cacher son émerveillement devant le spectacle qu’offrait la Cité Éternelle.

À son corps défendant, Nynù en ressentit une certaine fierté. Elle était née dans cette ville chantée dans une partie des Trente-Deux mondes et maudite dans les autres. Il n’y avait pas un bâtiment illustre dont elle n’aurait pu nommer l’architecte, ou l’Empereur qui en avait ordonné la construction. Ses propres ancêtres avaient bâti cette cité éternelle, la plus belle de toutes les cités.

*

Sitôt le Negygù amarré, des passerelles furent déployées et des matelots s’empressèrent de décharger les marchandises.

Nynù n’avait pas de temps à perdre non plus. Andivael l’avait informée que Tarabal allait être jugé avant la fin du Reyyan, le IIIème mois lunaire, c’est-à-dire dans quelques jours.

Elle n’avait pas de plan précis. Il y avait tant de monde à voir, aussi décida-t-elle de commencer par sa mère. Beaucoup de choses avaient certainement changé à la Cour, où tout se passait très vite. Qui étaient les Ministres en vue, les nouveaux courtisans, les disgraciés, quelles alliances avaient été nouées, les décès, les naissances… Nynù s’était volontairement coupée de la vie du Palais depuis près de trois ans, mais sa mère Negygù allait se faire un plaisir de lui remettre le pied à l’étrier.

Avant de plonger dans le labyrinthe de la Cité, Nynù se faufila entre deux soldats pour saisir la main de Tarabal.

— Maître des Roches, ils vont vous emmener dans une forteresse dans les quartiers nord de la ville. Je vais essayer de rencontrer l’Empereur le plus vite possible afin qu’il intercède en votre faveur. Votre grâce ne fait aucun doute.

— Ma grâce pour quel crime, O’Nessoï ?

— Ne jouons pas sur les mots. L’homme que vous êtes devenu n’a rien à se reprocher, mais vous savez comme moi que la justice de l’Empire a la mémoire longue et la rancune tenace. Seul l’Empereur peut vous faire libérer.

— Maîtresse des Pluies, puisses-tu avoir raison ! J’ai hâte de retrouver le Temple et mes arbres nains…

— Vous les reverrez, je vous le promets.

Nynù se drapa dans sa cape et se mêla à la longue file des voyageurs qui débarquaient.

*

Au bout de la passerelle commençait la jungle.

Les quais du port étaient couverts de centaines de présentoirs montés à la va-vite, sur lesquels des vendeurs peu scrupuleux étalaient toutes sortes de marchandises, de la nourriture douteuse aux armes de poing en passant par les amulettes. Le tout dans des odeurs de friture, d'herbes aromatiques et de poisson.

Des escrocs en quête d’une proie facile se pressaient près des navires récemment accostés. Des trafiquants venus récupérer leurs cargaisons se disputaient avec des fonctionnaires du port, des guides plus ou moins honnêtes (très jeunes pour la plupart) interpellaient les voyageurs solitaires pour leur proposer leurs services ou ceux, plus intimes, de prostitué-es qui attendaient à quelques rues de là dans leurs alcôves sordides. Des mendiants louvoyaient entre les échoppes, certains faisaient les poches des touristes qui n'avaient pas encore compris qu'il ne fallait surtout pas s'attarder à cet endroit, tout cela sous les yeux de miliciens municipaux blasés ou corrompus. En arrivant à la Cité Éternelle par bateau, on voyait les deux facettes de la ville presque sans transition. Brillante et glorieuse d’un côté, sale et misérable de l’autre.

Le juge Andivael avait proposé une escorte à Nynù qui avait décliné l’offre. Stupéfait, il avait lourdement insisté avant de baisser les bras, soucieux de ne pas froisser plus que nécessaire la petite cousine de l’Empereur.

Au moins, la robe que revêtait Nynù ainsi que son port altier laissaient peu de doute sur son rang de prêtresse d’un ordre magique. Les malfaisants qui se pressaient sur le quai hésitaient à l’aborder. Seule une jeune mendiante aux yeux dorés osa tendre la main à son passage.

— La charité, madame !

Nynù n’avait pas d’argent sur elle. Son passage sur le Negygù avait été acquitté par la Cour des Ordres, et pendant trois jours elle avait eu de quoi se nourrir. Cependant, plus recherchée encore que l’argent était la bénédiction d’un sorcier Chthonien.

— Protégez-moi, madame, enchaîna la petite mendiante en lorgnant la robe grise et terne de Nynù.

Il y avait une bonne part de superstition dans la croyance selon laquelle les chthoniens pouvaient éloigner la peste et les maladies mortelles, mais Nynù accepta de bonne grâce. Elle toucha le front de la jeune fille en murmurant une courte prière de santé.

Aussitôt, d’autres malheureux en haillons implorèrent la prêtresse de les bénir eux aussi, ce qu’elle fit de son mieux. Grand bien lui en prit, car les mendiants et autres rôdeurs qui étaient sur son passage se poussèrent respectueusement et la laissèrent sortir du Port sans encombre.

*

Rendue au pied de la Grande Avenue, Nynù retrouva vite ses repères et se sentit moins oppressée. La population dans ce quartier était plus riche et moins prompte à sortir une lame affûtée de sa manche.

Il commençait à faire noir. Et la route était longue jusqu’à Lotsesyn où vivait la famille de Nynù, dans une immense résidence jouxtant le Palais. Lotsesyn était un vaste complexe gouvernemental abritant les propriétés richissimes des membres de la famille impériale et des seigneurs de premier plan de l’Empire.

Nynù réalisait maintenant que, sans argent, elle mettrait des heures à rejoindre la colline fortifiée, et qu’elle risquait fort de faire de mauvaises rencontres. Elle ne s’était jamais retrouvée dans cette situation : le jour de son départ de la Cité, elle était accompagnée de sa mère, de son jeune frère Mardaigle et d’une dizaine de gardes et de serviteurs. Et avant cela, quand elle rusait pour fausser compagnie à ses protecteurs et se promener seule dans les rues bruyantes et achalandées, elle évitait les endroits les plus insalubres et emportait toujours assez d’argent pour faire face à tout imprévu.

Elle avait refusé l’escorte d’Andivael par souci de discrétion. Le moins de vagues elle ferait, plus vite elle pourrait rencontrer l’Empereur. Elle n’était pas venue pour perdre son temps dans les salons et les festivités auxquelles on ne manquerait pas de l’inviter. Surtout, elle ne voulait pas faire un retour en fanfare car elle comptait repartir le plus rapidement possible.

Nynù remonta la Grande Avenue en veillant à rester sous les lumières éclatantes des feux-mages qui virevoltaient d’un trottoir à l’autre. Les globes mouvants faisaient danser des ombres multicolores sur les murs des restaurants et des hôtels privés. Il y avait beaucoup de promeneurs à cette heure, et de véhicules sur l’allée centrale – diligences, carrosses volants conduits par des Lévitans, attelages de chevaux ou de gans zoomorphes.

De temps à autre, elle croisait des sorciers qui contrôlaient les feux-mages ou des guerriers surveillant discrètement les entrées des hôtels cossus. Rares étaient les sorciers qui daignaient la saluer. Au contraire, elle devait souvent s’effacer devant des prêtres richement vêtus qui la regardaient à peine, voyant en elle une simple magicienne de troisième ordre, voire une charlatane bien trop jeune pour être prêtresse.

Elle croisa un premier esclave aux abords des Hauts Quartiers. Elle sursauta car en trois ans elle avait fini par en oublier l’existence. Non, il n’y avait pas que les élémentaux qui pouvaient être asservis par un sort de Lien. Des hommes, des femmes, des enfants étaient la propriété absolue d’autres personnes qui pouvaient en disposer comme ils voulaient, les briser comme des meubles, les abattre comme de la volaille, les réduire aux pires abjections. Les esclaves étaient rares, puisque très chers, et pour en posséder il fallait être ou noble ou détenteur d’une licence accordée par décret impérial.

Nynù avait grandi parmi des esclaves, et même si à l’époque la chose ne la choquait pas, elle avait toujours éprouvé un malaise à leur contact, ressentant l'aspect profondément malsain de la situation. Maintenant qu’elle était devenu Nessoï la simple prêtresse, l’injustice lui semblait criante. Son côté Serni se réveillait : tout homme doit pouvoir vivre libre. Mais c’était peut-être le Saji qui avait été dévoyé. En effet, cette philosophie prônait la vertu, la grandeur, l’honneur : quelle grandeur y avait-il à accepter, voire encourager l’asservissement d’autrui ? Quel honneur à violer, torturer, tuer ses esclaves en public, comme le faisaient les plus puissants seigneurs quand ils voulaient marquer les esprits ?

Nynù regarda l'esclave passer, une femme marquée au front, puis elle se ressaisit. Elle n'avait pas le pouvoir de changer ce monde. Il en était d’autres où l’esclavage était interdit. Rien n’empêchait la jeune prêtresse d'aller s’y installer. Si elle restait sur le Dajà, c’est qu’elle approuvait, ou qu’elle manquait de courage. Ou qu’elle n’était pas si affectée que ça. 

*

Elle marcha pendant une demi-heure sur la Grande Avenue, croisant d’autres esclaves qui arboraient la marque de leurs maîtres sur le visage.

Bientôt, se fiant à sa mémoire, elle bifurqua sur une artère qu’elle identifia comme l’Allée d’Ormynio. Voyant qu’elle s’éloignait un peu trop de la Colline impériale qui dominait la ville tel un phare sur un océan de tuiles et de zinc, elle emprunta une rue qui avait l’air éclairée et bien fréquentée. Elle finit par déboucher sur une petite place agrémentée de marronniers où des joueurs de tomp s’escrimaient à la lumière de lampions suspendus à la devanture d’une auberge.

Nynù s’assit sur le bord d’une fontaine pour se reposer et faire le point.

Il lui restait beaucoup de chemin à faire et ses pieds lui faisaient déjà mal. Elle enleva ses sandales de pèlerinage et les regarda avec suspicion. Les lanières étaient plus courtes que le matin même, elle l’aurait juré.

— À ta place, je me pousserais de là, ma p’tite dame.

Un homme d’âge moyen avait quitté le cercle des tompeurs pour s’approcher d’elle.

Nynù releva la tête et l’observa. Il était dégarni, l’air affable mais avec quelque chose de meurtri dans son regard.

— Et puis, c’est plus vraiment l'heure de courir les rues pour une gamine comme toi …

Il s’arrêta net en voyant les pierres de tigre qui tombaient sur les épaules de Nynù. Avec amusement, cette dernière vit le visage de l’homme exprimer tour à tour la crainte, le doute puis la curiosité.

— Tu n’es… vous n’êtes pas une prêtresse, quand même ?

— Il semblerait que si, répondit Nynù sans sourire.

L’homme hésitait encore.

— Vous êtes bien jeune pour une prêtresse, non ?

— Je suis jeune, en effet, et vous êtes vieux. Dites, vous ne vouliez pas me prévenir de quelque chose ?

— Eh bien… (il était confus à présent)… maîtresse… les joueurs que vous voyez là sont du genre … maladroits.

Il montra du doigt le groupe qui avait cessé de jouer pour les regarder. Une jeune femme blonde qui s’appuyait nonchalamment sur sa crosse de tomp leur lança :

— Alors, Rem’mat, elle est perdue ou quoi ? Tu veux l’adopter ?

— C’est une prêtresse, répondit vivement le nommé Rem’mat en faisant un geste qui invitait ses amis à plus de respect.

— Prêtresse ou pas, elle est paumée, je parie ! bougonna la femme tout en s’avançant à son tour vers la fontaine.

Elle posa sa crosse sur le rebord du bassin et but quelques gorgées dans la coupe formée de ses mains. Un vieil homme aux avant-bras musclés la rejoignit tout en jonglant avec une pierre polie noire en forme de disque, de la taille d’une paume. Il s’adressa à Nynù en lui montrant du doigt une fêlure sur la fontaine :

— Ce que Rem’mat voulait vous dire, maîtresse, c’est que Xù prend parfois notre bonne vieille fontaine pour cible. Et elle tape rudement fort pour une femme ! Êtes-vous prêtresse de Ktyrn ?

— Non, de Gonveg.

— Connais pas.

— Mais si, intervint un autre homme très jeune, presqu'un adolescent. C’est aussi un ordre chthonien, mais mineur, on le trouve dans les plaines du Bas-Verjen, au sud de Sakjà.

— Tu ne manques jamais une occasion de ramener ta science, Vopio ! s’exclama Rem’mat. Laisse-nous donc tranquille. Alors, maîtresse, peut-on vous aider d’une manière ou d’une autre ?

Nynù n’hésita pas longtemps. En effet, elle était perdue. La lumière provenant de l’auberge avait quelque chose de réconfortant, et un bref coup d’œil à l’obscurité qui régnait plus loin dans les rues adjacentes suffit à la décider.

— Vous avez raison. Je ne sais plus où je suis… J’allais en direction du Palais, et…

— Écoutez, vous nous raconterez ça devant une bonne bière au malt, intervint une matrone brune qui était restée muette jusqu'à présent. Il commence à faire frisquet. On arrête pour ce soir, d’accord, chef ?

Elle s’adressait à Rem’mat, mais elle n'attendit pas sa réponse pour lui tourner le dos et se diriger vers l'auberge. Ce dernier haussa les épaules et d’un geste il invita Nynù à les suivre dans le bâtiment où la bonne ambiance qui régnait s’entendait jusque sur la place.

*

La jeune prêtresse se retrouva assise parmi un groupe d’hommes et de femmes qu’elle ne connaissait que depuis cinq minutes, et bien qu’elle leur précisât qu’elle n’avait pas d’argent sur elle, ils l’invitèrent à partager leur repas commun à base de légumes et de poisson du fleuve.

— Vous prierez pour nous, n’est-ce pas, s’esclaffa l’homme aux avant-bras musclés qui répondait au nom de Hurdoy.

Le potage avait un fumet délicieux de champignon et de cresson. Nynù déclina la bière qu’on posa devant elle, prétextant que son ordre l’interdisait.

— Alors, comme ça, vous n’êtes pas du coin ? commença la femme brune. Au fait, je m’appelle Poliphée. Je suis la femme de Rem’mat.

Son visage rayonnait de bienveillance. 

Les autres se présentèrent à leur tour. Il y avait Rem’mat, un sorcier Lévitan "de bazar" comme il se décrivit lui-même, ce qui souleva l’indignation de ses compagnons.

— Faut pas le croire, il est très fort ! Il connaît plus d’un art magique. Tout le monde n’a pas la chance d’entrer dans un temple ! s’exclama Hurdoy.

Ce dernier était maître d’armes dans une école de combat Semedh du quartier. Il débordait d’énergie malgré un âge avancé que trahissaient ses cheveux drus mais blancs. Quant au jeune Vopio, qui avait l’air continuellement dans la lune, il était apprenti chez Rem’mat. Ou disciple, ça dépendait.

— Poliphée voudrait que j’ouvre mon propre temple, blagua le vieux sorcier autodidacte en soulevant sa bière sans la toucher, provoquant sifflets et applaudissements de ses camarades et des autres convives de l’auberge.

— Vous voyez qu’il n’est pas mauvais !

Il y avait aussi Xù, la jeune femme blonde au sourire narquois et au verbe cinglant. Ancienne jongleuse dans une troupe ambulante, elle n’avait pas de pouvoirs de Lévitan, mais une habilité exceptionnelle pour le jeu du tomp. Son regard dur tranchait sur la douceur de ses traits.

Il était difficile de suivre les conversations décousues, avec des blagues qui fusaient dans tous les sens, mais Nynù finit par comprendre que les joueurs de tomp se réunissaient une fois par semaine sur la petite place pour s’entraîner en vue de participer à des tournois par équipe, et ceci depuis plusieurs années. Ils n’avaient encore rien gagné.

*

— Je suis Nessoï, du temple de Gonveg, leur dit Nynù quand vint enfin son tour de se présenter.

— C’est la première fois que vous venez à la Cité ? s'enquit Poliphée.

— Non. Je suis née ici, mais j’ai quitté ma famille il y a trois ans pour aller vivre au temple, dans le Verjen.

— Et où allez-vous comme ça, si ce n’est pas trop indiscret ? questionna Hurdoy en plissant les yeux.

Nynù hésita. Ces gens avaient l’air bien intentionnés. Elle ne voulait pas les effrayer ou s’imposer à eux.

— Je dois me rendre du côté de Lotsesyn, ma famille vit là-bas.

Cette information ne révélait rien sur son rang social. Dans ce célèbre quartier huppé, il y avait plus de petits fonctionnaires, de larbins et autres serviteurs, que de véritables aristocrates.

— Lotsesyn ? Le quartier doit être fermé, à cette heure, et en plus ce n’est pas vraiment de ce côté-ci de la Colline. Vous avez poussé trop à l’ouest.

— Je m’en rends compte.

Le brouhaha qui venait des autres tables forçait Nynù à élever la voix. Pourtant, elle n’avait aucun mal à se faire entendre, rompue qu’elle était à prendre la parole devant des disciples. Cela n’échappa pas à Hurdoy. Le vieux maître d’armes semblait très perspicace.

— O’Nessoï…. J’ai servi des années sous les ordres d’officiers-sorciers régaliens, et je sais reconnaître leur art quand je le vois. Dites-moi si je me trompe, mais… je jurerais que vous faites vous-même naturellement usage de cet art. Vous nous affirmez que votre famille vit à Lotsesyn. Ne seriez-vous pas d’une lignée de sorciers ? Je veux dire, autres que chthoniens ?

Poliphée reposa brusquement son broc de bière, faisant jaillir de la mousse jusqu’au plafond bas.

— Hurdoy ! Que crois-tu faire ! Un interrogatoire ? Tu as les manières d’un cochon de rivière, la maîtresse Nessoï est notre invitée ! Elle devrait te changer en pierre pour ça !

Le maître d’arme resta sans voix, déstabilisé par l’intervention virulente de Poliphée. Nynù vint à son secours :

— Il n’y a pas de mal, Poliphée. J’espère seulement que maître Hurdoy est meilleur en combat qu’en paroles, dit-elle sur le ton de la plaisanterie. Et je ne peux pas le changer en pierre, ce n’est pas un art de Gonveg.

— Pardonnez-moi, grommela Hurdoy.

Nynù termina son assiette car elle avait vraiment faim, mais un silence subtil s’était installé. Si le même brouhaha régnait toujours dans le reste de l’auberge, les insinuations de Hurdoy avaient jeté un froid à leur table. Nynù décida de se lancer :

— Pour répondre à votre question, maître Hurdoy, ma mère est prêtresse et mon père était sorcier du Dyorus, mais il est mort il y a quinze ans.

— Un Régalien ? Et toi, tu es une simple chthonienne ? s'esclaffa le jeune Vopio qui avait l’air de trouver cela cocasse.

Poliphée lui fit les gros yeux mais le garçon l’ignora ou n'y prêta pas attention.

— J’ai choisi ce qui m’allait le mieux. En vérité, l’idée de quitter la Cité Éternelle ne me déplaisait pas.

Nynù se rendit compte avec une certaine gêne qu’ils étaient tous pendus à ses lèvres. Elle maudit intérieurement ses intonations de la Cour, que trois ans passés au temple de Gonveg, à vivre avec des paysans, n’avaient pas fait totalement disparaître.

— Et maintenant, tu es revenue à la Cité pour visiter ta famille, continua Vopio qui ne percevait pas le malaise grandissant.

— Pas vraiment. Je suis venu rencontrer l’Empereur.

La consternation (et peut-être de la déception ?) se peignit sur le visage de chacun à la table. L'atmosphère se détendit quelque peu. Tous la prenaient évidemment pour une folle, mais c’était plus rassurant que de découvrir qu’elle était la fille d’un richissime marchand ou d’un baron.

— Ma pauvre enfant, vous êtes sérieuse ? demanda doucement Poliphée. Oui, vous l’êtes, je le vois bien. Votre séjour à la campagne vous a fait oublier les réalités de l’Empire, maîtresse.

Rem’mat crut bon d’ajouter :

— Poliphée et moi, nous connaissons un artiste qui fut riche et célèbre en son temps. Il vit dans une dépendance près de chez nous, cela fait six ans qu’il cherche à voir l’Empereur. Tout son argent y est passé. Le pauvre homme en est devenu cinglé.

— Si tu veux mon avis, il était déjà cinglé avant, intervint Xù de sa voix traînante, presque moqueuse. Mais peut-être que cette petite dame connaît quelqu’un de haut placé, à Lotsesyn. La famille d’un régalien (elle cracha presque le mot), ça doit avoir des relations, non ?

Nynù se sentit piquée au vif. Elle regretta ses mots au moment même où elle les prononça.

— Mon père était Viyinh Darfnag, un cousin de l’Empereur. Mais je pense que vous le connaissez déjà.

Un dragon se posant sur la petite place devant l’auberge n’aurait pas fait plus d’effet. Même aux tables voisines le bruit de fond s’estompa lentement, à mesure que les regards convergeaient vers Nynù.

— Je suis désolée de gâcher votre soirée, mais oui, je suis la fille de Viyinh, et oui, je suis venu voir l’Empereur, ce qui ne me prendra qu’un jour ou deux au maximum. Après cela, je retournerai dans mon temple. À ma vraie place.

Une fois de plus, elle s’était laissée emporter par l’orgueil, et à la limite de la colère. "Ta fierté te mène par le bout du nez", lui aurait dit le vieux maître Siniloï. Elle se récita un très court mantra qui l’apaisa aussitôt. Elle ajouta :

— Et j’aurai besoin de votre aide pour aller à Lotsesyn ce soir même. C’est une question de vie ou de mort pour un maître de mon temple. S'il vous plaît.

— Vous irez plus vite si vous nous laissez vous accompagner, Très Noble Dame Nynùvirdath.

L’homme à la voix grave qui venait de prononcer ces mots fit quelques pas dans la lumière et s’inclina devant elle. C’était un géant vêtu comme un prince et armé comme un combattant en campagne. Tout le monde dans l’auberge reconnut en lui un Paladin, l'un de ces redoutables guerriers entièrement dévoués à la famille impériale. Derrière lui entrèrent des serviteurs portant la livrée d'un ordre du Kénébris. Ils se placèrent de part et d'autres de la sortie comme pour faire une haie d'honneur.

Nynù ne savait pas si elle devait se sentir soulagée ou frustrée. Sans un mot, elle ramassa son baluchon, se leva et se dirigea vers la porte. Avant de monter les trois marches qui menaient à la rue, elle se tourna vers ses compagnons d’une heure et fit un geste de bénédiction à leur adresse. Ils avaient tous les yeux baissés, sauf Hurdoy qui lui rendit un petit signe d’adieu.

Devant l’auberge, une barge luxueuse frappée des écussons d'un temple majeur flottait à quelques mètres du sol.

Negygù, Grande Prêtresse du Kénébris et mère de Nynù, l’attendait à l’intérieur.

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DraikoPinpix
Posté le 25/04/2020
Un chapitre bien écrit (j'ai eu moins de mal qu'aux premières lignes de ton roman) dans lequel on découvre ton univers. Tu prends le temps de poser le décor et j'aime ça.
À bientôt !
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