Notre village, c'était l'Éden.
Nous en étions les rois primitifs, sublimes et pauvres.
Rien ne nous manquait, même quand tout nous manquait. Revenu de sa chasse courageuse, le papa nous offrait les fruits de sa patience. Quand il y avait beaucoup, nous chantions « Ouélé ouélé, mélimba méliwé ». Quand il y avait peu, la maman nous rassurait avec la poésie profitable d'un ancêtre. Elle disait à nos yeux : la vie est une lionne blessée, on ne peut pas lui en vouloir. C'est à nous de la soigner. Pour cela, il faut lui sourire toujours. Toujours et pour rien. Pour l'amour du très précieux rien.
Le papa n'était pas que chasseur, il était aussi saigneur des arbres à gomme. Il donnait beaucoup à la fatigue, mais ne se plaignait jamais. Il était très noble et méritant, le papa. À peine réveillé, il sortait dans la nuit, muni d'une lanterne, d'un seau en plastique et de son petit couteau à lame courbe. Les yeux encore tout collés de courage, il marchait très longtemps pour aller griffer l'entaille et récupérer le sang blanc écoulé dans les tasses. Dans la forêt sombre, il n'évitait pas toujours le naja ou la vipère des feuilles. Quand il était mordu, il suçait le poison, le crachait, et reprenait aussi vite son chemin. Il nous disait en souriant : aujourd'hui, j'ai nourri un serpent ! Au chant de ses pas sur les feuilles mortes, les hévéas guettaient son arrivée. Ils reconnaissaient l'odeur du papa et se raidissaient sans bruit. Le papa s'approchait d'eux, il leur parlait gentiment, les embrassait avec sa paume. Des fois, leurs troncs chuchotaient à ses tempes les secrets des génies. Il nous disait en souriant : aujourd'hui l'arbre m'a parlé. Mais il n'en disait pas plus. Ensuite, à l'aide de son couteau, le papa épluchait l'arbre conteur comme on pèle la mangue. Et bientôt, noir, écartelé, l'hévéa lui donnait son latex qui coulait doucement dans les bols en bois que retenait le fil de fer.
Au retour du papa dans le village, le bruit des pilons était déjà entêtant. Debout, le ventre gros, la maman frappait sans cesse le mortier pour réduire les céréales en farine. Pour chaque repas, il lui fallait écraser trois kilos de mil. Cela lui prenait environ une heure, à se vider complètement la tête. À son côté, les autres pileuses gloussaient des mots d'amour, fabriquaient des joies ridicules, changeaient leurs dents jaunies en perles de sourires. Non loin, fiers de beauté, grisés de lait, les nourrissons écoutaient le bruit du pilon. Ainsi, ils apprenaient le rythme, la cadence, les chants d'adoration, tout en mastiquant les seins les plus lourds des nourrices.
Notre village, c'était l'Éden.
Tel un vautour oricou figé dans le ciel, un calme surnaturel planait toujours au-dessus. Ce calme habillait nos peaux nues et venait endormir sur la natte nos désirs de puissance.
Là, au bord de l'assoupissement, la musique nous était livrée par la basse-cour. C'était des mélopées comiques qui nous tombaient dans les oreilles. Les musiciens avaient des plumes, un bec à solfège, la paupière métronome. Inlassable, le chant de la perdrix accompagnait nos siestes. Tandis qu'autour des mortiers, les poules disputaient les pileuses qui cancanaient en les singeant.
Dans notre village, nos rêves étaient si lents que l'ennui en nous ne courait jamais bien vite. Pour distraction, nous avions l'arc, la lutte, la course du pneu poussé à la baguette. Nous avions aussi les aurores et les crépuscules baignés du saint soleil. Du lever au coucher, ils exhalaient les parfums douceâtres des manguiers et l'odeur capiteuse des goyaviers nous cajolait la narine.
Le jour, cheveux bleus aux mèches coco, nous regardions les nuages passer leurs mains dans le ciel rond. Quelques rares cris d'oiseaux incisaient l'horizon de leur encoche métallique, et nous parions trois billes sur le bulbul des raphias, sur le calao siffleur ou sur l'hirondelle de Brazza. Parfois, dans le lointain, Kalunga, l'homme invisible, faisait glisser ses doigts sur mbira, le piano à pouces, et ainsi nous pouvions danser le mangambeu derrière nos yeux clos.
Le soir, autour d'un feu dansant, nous épions l'arrivée des étoiles. Nous les attendions comme des amoureux transis. Le sang nous montait alors doucement dans le bas-ventre. Nous nous imaginions que les étoiles quittaient leurs chéris des ténèbres pour venir jusqu'à nous, superbes de lueurs, faire leur déclaration d'amour.
En lisière, juste après la case de Sélom Kokou, nous partions sur le sentier vagabond rejoindre la moiteur de « cher baobab ». Nous allongions sur ses racines nos rêves, nos bougeottes adolescentes, en souhaitant qu'il nous offre le répit. Là, il faisait bon paresser, ne plus penser à rien. Il nous fallait juste admirer son dense ramage qui piégeait la chaleur et les nuées poudreuses qui éclataient la lumière en milliers de lucioles.
Dessous, nous nous sentions toujours ses « chers petits ».
Pendant que nous écoutions les désirs du silence, nos mains caressaient ses racines qui s'enfonçaient dans la terre avec majesté. Et nos doigts apprenaient sans maître leur puissant sortilège qui allie la force et l'autorité.
Dessus, nous nous sentions aussi fort que des colosses.
À travers les pains de singe de notre arbre bouteille, l'univers tout entier soulevait son boubou pour nous montrer son âme. Nous nous laissions bercer par sa lumière qui traversait nos os comme de vives sagaies. La mère chaleur apaisait bientôt nos gestes parasites, faisait suer à feu doux le tam-tam de nos ambitions. Nous la laissions boire l'eau de nos vanités. Ainsi, nous n'avions jamais soif de nous-mêmes, soif d'un mieux-être, soif d'un ailleurs.
Pour école nous avions la maman et les vérités des ancêtres. Elle disait à nos yeux : vous ne serez jamais des bâtisseurs de ville, des créateurs de lois, des chauffeurs assassins. Contentez-vous de tenir votre rôle de tranquillisant du monde. Il faut des silences au cœur pour qu'il se repose de battre !
Alors nous retournions sur nos nattes affables, très heureux de ne pas avoir besoin de rêver d'avenir.
Notre village, c'était l'Éden, le berceau des hommes nus.
Nous ne possédions rien. Nous avions tout. Nous étions les sages de tendresse, avec au cœur la gazelle et le lion enlacés. En nous, patiemment, l'éternité s'épaississait, et sa délicate étreinte rendait la terre à son origine. À l'heure du progrès, des urgences futiles, nous étions depuis des siècles les gardiens de la sérénité. Les vents d'est veillaient sur nous pour maintenir les valeurs de notre dignité et notre état d'émerveillement. Nos yeux, nos bouches étaient domestiqués pour que jamais rien ne change. Nous étions les héritiers et les passeurs de l'inaltérable perpétuité.
Et puis un jour...
Très chouette ce début d'histoire
Une poésie bien dosée, j'aime beaucoup
Ce rapport symbiotique avec son environnement est attrayant je dois dire. La suite me dira si cela est amené à perdurer. Je crains que non, comme de nombreuses choses en notre monde.
C'était doux à lire en tout cas, comme contempler une peinture d Henri rousseau .
Bien à toi !
Merci pour le dépaysement de ton histoire et de ton écriture. L'emploi du nous donne l'impression d'un peuple qui avance dans son histoire et je trouve ça très beau. De plus tu donnes une dimension universelle à l'environnement où évoluent tes personnages, mêlant les hommes, la nature et les éléments dans une parfaite harmonie. Comme le village c'est l'Eden, j'espère que cela ne préfigure pas le paradis perdu ... l'avenir le dira.
L'Eden, pour moi, est et reste la Nature !
Le Paradis perdu, ce serait plutôt les villes !
Bien à toi !
Bien à toi !
Merci pour ce conseil !
La longueur devait en rebuter plus d'un !^^