Et puis un jour arriva ce cri poussé par l'aube envoûtée.
Ce cri de savane qui ne réveilla presque personne !
En sursaut, moi, Modibo Keïta, je me suis redressé sur ma natte, le front bouffé de sueur. Vite, j'ai grignoté mon dernier rêve et je suis allé porter ma main sur le cœur de Nasha, la petite sœur, et sur le cœur de Bahiya, l'autre petite sœur, qu'on appelait aussi « la pure de sensibilité ». J'avais en main la crainte du galago, mais grâce à l’œil bon, le mauvais œil les avait préservées.
À cet instant, la maman s'est réveillée à son tour, comme hantée, lourde d'instinct. Tout de suite, elle a su en regardant le papa qu'il n'irait plus jamais saigner les arbres à gomme. Le papa, il dormait la bouche ouverte, les yeux grands ouverts, mais les mouches ne le faisaient plus ciller.
La maman a pris la main crispée du papa. De l'autre main, elle s'est frappée la cuisse comme une assassinée interdite de vengeance. Bientôt, une énorme larme a coulé sur sa joue qu'elle a essuyé d'une gifle. À peine essuyée, une nouvelle larme a coulé qu'elle a essuyé encore pour laisser place à une nouvelle. C'était pitié. La maman ne pleurait que d'un œil. L'autre était sec, il ne pouvait pas.
Épuisés de tristesse, c'est les jambes dévorées que nous sommes sortis de la case. D'emblée, l'air tiède nous a soufflé au visage son haleine atroce. Nous avons prêté l'oreille. Le silence baillait. Même le coq avait perdu sa voix. Il avait déjà dû s'enfuir dans la jungle des lendemains fantômes.
Au ciel, nous avons vu le premier vautour qui perçait les pâleurs. Il faisait de patients cercles noirs autour des haillons des étoiles. Nous l'avons vu, et nous avons su.
Hébétés, marchant à reculons, nous avons entendu les premiers pleurs étouffés, les premiers « hélas » de cœurs si gros qu'ils ne pouvaient plus avaler un grain de mal.
Nous avons entendu et nous avons su. Nous avons su que nous étions les rois de la naïveté. Nous avons su que nous nous étions cachés les yeux de façon criminelle. Et nous avons regretté d'être des zèbres sans rayures, dépourvus d'instruction. Tout était pourtant écrit dans l'air : les crampes musculaires, les yeux renfoncés dans les orbites, la peau des doigts ridés.
C'était le choléra !
Il avait commencé à envahir nos organismes il y a trois jours. Très malin, il avait dégusté les plus tendres et les plus idiots il les avait laissé debout. Avec la maman et le papa, nous avions pressenti le danger, mais nous avions refusé de nous l'avouer, pensant que grigris et prières chasseraient la bactérie. Mais le choléra avait aussi ensorcelé les grigris et la mort avait flambé nos espoirs sans faire bouillir l'eau.
Nous avons compté et recompté nos parents, nos frères, nos amis. Durant la nuit, plus du tiers avait été décimés sur les nattes en raphia. Environnés de mouches affamées, ils dormaient à présent du sommeil sans fin des masques antilopes.
Peu à peu, les plus robustes sont sortis des cases comme des spectres assoiffés d'irréel. Leurs yeux devenaient ronds et blancs quand ils découvraient l'étendue de la calamité. Devant nous une femme s'est accroupie pour laver les visages de deux bébés morts, et leur souffler dans le nez.
Sylvanus Kodjo, notre homme-médecine, étant parmi les défunts, c'est son neveu qui a croqué les orteils des cadavres pour s'assurer qu'ils ne respiraient plus. Secoués de sanglots, certains lui demandaient de mordre plus fort. Mais le neveu de bonne volonté leur répondait invariablement : froid !
Bouches cousues par l'effroi, il y a eu très peu de paroles. Seuls nos bras intelligents ont compris ce qu'il restait à faire. Quand l'épidémie arrive dans un village, elle fait toujours suivre la stupéfaction par la Grande Peur. Dans nos esprits, le chagrin a vite déposé les armes. Il s'est décalé sur le côté pour laisser entrer la froideur qui nous a crié : sauvez vos vies !
Nous n'avions pas d'autre choix que d'enterrer les dépouilles à la hâte.
Les hommes ont commencé à creuser la terre qui était dure. Ils peinaient beaucoup. Les voyant ainsi peiner, la maman s'est approchée et leur a désigné le puits profond pour en faire une fosse commune. Rejetant d'abord son idée, les hommes ont continuer à peiner, puis ils ont décidé de parlementer quelques minutes. Souiller et sceller le puits voulait dire quitter le village à tout jamais. La résolution était terrible. Il y avait les pour et il y avait les contre. Alors, ils ont voté. Ils ont levé les bras. Et finalement, c'est le puits qui a gagné de deux voix.
Nous avons donné toutes nos dernières forces pour y déposer en douceur les soixante-trois corps, à la poulie.
Comme les hommes étaient assez épuisés, la maman a pris les choses en main. La mort qui rôdait autour d'elle semblait lui donner des forces incroyables de vie. Elle a dit à l'assemblée :
- On ne les jette pas. On attache Modibo qui dénouera les cordes en bas.
- Il va se faire écraser, a dit un mécontent.
- On les attache par les aisselles. Ils descendront tout droit.
- Et les nœuds, avec le poids ?
- Des nœuds à peine serrés !
- Qui en premier ?
- Les plus âgés.
Alors, comme j'étais bien bâti et que j'avais encore de la force, je suis descendu au fond du puits. C'était un honneur pour moi d'exécuter cette tâche ingrate devant les survivants de notre village.
J'ai d'abord accueilli les anciens avec mon meilleur respect. Je les ai détachés prudemment et je les ai laissés glisser au fond de l'eau. À cet instant, je n'étais plus Modibo le tranquillisant du monde, mais un transporteur d'âme, la civière entre le dieu personnel et le dieu commun. Dans notre religion ancestrale africaine, les disparus ne vont ni au paradis ni en enfer, car ces deux mondes n'existent pas. Bien que devenus invisibles, les morts ne quittent jamais les vivants. Ils sont en relation avec eux au quotidien. Dans notre religion ancestrale africaine, l'amour de l'autre est automatique et n'est pas dicté par le crainte d'un châtiment d'ordre divin. L'autre est perçu comme « je me perçois moi-même » et mérite l'amour et la compassion dans l'adversité. Aussi pour chaque corps accompagné, j'avais l'impression de vivre l'extase d'un ancêtre découvrant sa liberté de libellule.
Au bout d'une douzaine de corps descendus, les premiers ventres sont apparus sous mes pieds. Comme il n'y avait plus d'anciens, la maman a commandé aux hommes d'envoyer les adultes. J'ai enchevêtré ces malheureux du mieux que je pouvais, en évitant de mettre les lèvres de celui-ci sur un ngono, le nez de celle-là dans un kufira. Lorsque j'ai reçu le papa, j'ai failli pleurer à deux reprises, mais je n'ai pas pleuré. Je lui ai seulement dit : à très bientôt dans l'autre ciel ! Enfin, j'ai accueilli les enfants et les bébés, en entendant les mères là-haut qui versaient sur eux leurs dernières larmes.
Nous avons recouvert tous ces parents, ces frères, ces amis, d'un linceul blanc, de talismans et de cordelettes protectrices. Sur ce linceul, nous avons encore calé des pierres plates, et colmaté les trous avec du torchis.
Et puis, autour de cette dalle de fortune, nous avons chanté et dansé l'éphémère de la vie jusqu'à l'apparition de la lune. Ce faisant, nous sommes tous aller dormir sous le ramage consolant de « cher baobab », pour ceux qui le pouvaient encore.
L'horreur n'a pas tardé à venir. Après la poésie du premier chapitre, cette suite décrit une scène atroce vécue et traitée avec une grande humanité, couplant le respect des morts et des vivants,
Aujourd'hui dans le monde individualiste qui nous entoure, cette solidarité fait du bien. Un parallèle avec la pandémie actuelle ...
Je pensais que tu lirais la suite plus tard !^^
Je ne sais pas si tu iras au bout !
En tout cas, merci !!!