La mappemonde

Par CelCis

Gaëlle regarda ses mains vides. Ce n’était pas l’étonnement de la disparition qui l’habitait, mais la déception. Au fond d’elle, elle ressentit une douleur, un sentiment de perte. Comme si elle avait tenu un instant le début d’un fil menant à quelque chose d’important et qu’il lui avait été arraché. Elle frotta ses doigts l’un contre l’autre d’une manière automatique. 

Elles étaient revenues dans les boyaux de la section Jeunesse, devant la planche aux livres qui fleuraient bon l’odeur d’enfance et un peu le pied et le renfermé. 

Cette fois-ci, Gaëlle se reprit rapidement. Elle garderait ses réflexions pour plus tard. Il n’était pas question que la fillette puisse encore s’en aller avant qu’elle ne lui ait posé tout ce qui lui trottait dans la tête. Elle faisait bien car la fillette avait déjà rangé le livre de Zelda sur l’étagère et était sur le point de partir. 

Gaëlle tenta de l’attraper par le bras, puis s’arrêta à temps. Elle avait déjà essayé la force, et ce n’avait pas été la meilleure idée qui lui était passée par la tête ses derniers temps. Elle décida donc plutôt de l’interpeler. 

—Qu’est-ce que tu as pensé de ce que nous venons de vivre? dit-elle d’un ton un peu trop travaillé, même à son goût.

La fillette lui lança un air d’incompréhension qui passa rapidement au regard typiquement adolescent de désintérêt total. Gaëlle tenta de se rattraper. 

—Je veux dire, qu’as-tu pensé de ce voyage?

La gamine se retourna et se mit à avancer sans même daigner lui répondre.

Gaëlle se mit à réfléchir très rapidement. Elle allait perdre cette occasion car elle était incapable de parler à une gosse de cet âge. Elle avait appris à bien parler, travail oblige. Et c’était quasiment devenu une seconde nature. Pourtant, face à cette môme, elle perdait tous ses moyens. C’était idiot, mais elle n’arrivait pas à s’exprimer simplement. Gaëlle vit que la gamine filait déjà dans les couloirs. Elle se mit à quatre pattes, tenant ses chaussures dans une main, et avança tant bien que mal à la suite de la petite fille. Parler à un enfant, cela ne devait pas être si compliqué, si? 

—Nous étions dans un appartement, essaya-t-elle à nouveau. 

—Mmmh, fit la voix devant elle.

—Et il y avait une console.

—Mmmh.

—Et un homme qui jouait, c’est ça?

—Ben oui, fit la fillette que cette litanie de question commençait à ennuyer. Elle s’arrêta un instant devant un jeu qui paraissait l’intéresser, mais elle parut le trouver trop facile pour elle et repartit, Gaëlle sur ses talons. 

—Est-ce que tu as essayé de toucher l’homme? tenta Gaëlle maladroitement.

—Ben non! répliqua avec surprise la petite fille. 

Gaëlle s’en mordit la lèvre.

—Oui, oui, évidemment que tu ne l’as pas touché. Pourquoi l’aurais-tu fait? dit-elle plus à elle-même qu’à la fillette qui continuait son parcours de gymkhana entre les jouets abandonnés. Jeu de l’oie au milieu du chemin, pièces de puzzle et de mahjong éparpillées, blocs en bois entassés maladroitement dans un coin: on aurait dit qu’un ouragan de gamins avait dévasté cette partie de la galerie. Perdue dans ses pensées, Gaëlle se prit un petit lego jaune dans le genou et jura.

—Etait-ce vrai tout ça? se demanda-t-elle

La petite fille s’arrêta, se retourna et haussa les épaules en disant: 

—Ben oui.

Puis elle continua à avancer.

—Ben oui, ben oui, répéta Gaëlle tout en tenant de soutenir le rythme de la fillette. Même avec sa peluche mi-vache mi-mouton à la main, elle avançait plus vite qu’elle. La fillette n’était pas un modèle de tendresse non plus. Gaëlle voyait les pattes grises d’Oscar s’abattre à terre à chaque nouvelle avancée.  

—Et pourtant, quand on parle, ils n’entendent pas, et nous, on ne les entend pas parler non plus. Ils sont dans un autre monde, et pas moyen d’entrer en contact. Même si je ne suis pas sûre que j’aimerais rentrer en contact, concéda-t-elle. Ça ne fait aucun sens.

Gaëlle soupira. Ça ne faisait vraiment aucun sens. Mais peut-être espérait-elle trop de la fillette pour en trouver un. En même temps, elle ne pouvait demander à personne d’autre. Elles n’étaient qu’à deux durant ces voyages, si elle faisait abstraction des membres mutiques de sa famille. Et quelque chose lui disait qu’à elles deux, elles pourraient trouver une explication à tout cela. Peut-être que c’était beaucoup en demander d’une môme se promenant encore avec son doudou.

  Elles croisèrent un groupe d’enfants qui dévisagèrent Gaëlle. Cette dernière se demanda si c’était parce qu’elle parlait trop fort ou si c’était parce qu’elle, adulte portant une jupe serrée et ses chaussures à la main, traversait leur territoire. Elle détourna son regard en feignant l’indifférence et continua à suivre la fillette. Elle n’en profita pas moins pour tirer sur sa jupe. 

Elles arrivèrent dans une de ces chambres-bulles que Gaëlle avait déjà vues et qui menaient vers l’allée centrale via un toboggan. Ces salles étaient plutôt agréables, dotées de coussins de toutes tailles et toutes couleurs, d’un tapis épais, de murs d’un orange chaleureux et de quelques peluches par terre. Il y avait même une bouteille de jus de pommes et des biscuits posés sur une petite table. Cela devait être l’équivalent de la chambre royale d’une fourmilière. 

Gaëlle se demanda comment toutes ces provisions avaient atterri ici. Elle n’était vraisemblablement pas la seule adulte à s’y faufiler. Elle essaya d’imaginer les employés s’évertuer à ne pas renverser les verres, les assiettes ou les biscuits en venant sur les genoux par ici. Avaient-il un mini-chariot ? Elle imagina un employé avec un harnais sur les reins, tirant laborieusement le chariot rempli de victuailles tandis qu’il avançait à quatre pattes, ou avec un plateau à boisson et nourriture sur le dos, comme un baudet. Elle sourit intérieurement et cela lui fit du bien. Elle doutât que l’explication devait se trouver ailleurs.

Alors qu’elle laissait son imagination filer à toute allure, la fillette s’était déjà dirigée vers le toboggan et s’y était assise. 

—  Attends-moi ! fit Gaëlle. Mais la fillette était déjà en train de glisser sur la rampe. 

Gaëlle jura entre ses dents. La petite fille était arrivée en bas et elle la regardait avec un grand sourire, l’encourageant à la suivre. Elle ne pouvait décemment pas descendre sur le toboggan. Entrer dans une section à quatre pattes, passe encore, mais glisser sur cette rampe au vu et au su de tous les clients, il ne fallait pas exagérer. 

Elle considéra ses options. S’il y avait des employés qui approvisionnaient la salle, c’est qu’il y avait une autre entrée dans la section, nettement plus large et nettement plus appropriée pour elle. Restait juste à la trouver. Gaëlle fit rapidement le tour du propriétaire des yeux. Evidemment, il n’y avait aucun plan du lieu nulle part, cela aurait été trop simple. Elle se rappela n’avoir vu aucune porte renfoncée dans les couloirs, mais elle n’avait pas parcouru l’entièreté de la galerie non plus. Elle jeta un oeil dehors et vit la petite fille qui regardait déjà ailleurs. Vu que sa capacité à rester en place était proche du zéro absolu, Gaëlle se dit qu’elle n’allait pas tarder à filer. Elle serait bonne pour fouiller à nouveau le Paquebot à sa recherche.

Elle soupira bruyamment. Une fille et un garçon entrèrent dans la chambre-bulle et levèrent les yeux en la voyant.

—Qu’est-ce qu’elle fait ici? dit une fille à son compagnon.

—Aucune idée, mais c’est pas pour eux ici, fit-il en regardant Gaëlle d’un air sévère.

Gaëlle se sentit dans ses petits souliers. Elle regarda à nouveau en bas et ne vit plus la petite. Entre deux maux… Elle prit son courage à deux mains et s’agrippa aux bords du toboggan. Elle ferma les yeux en espérant que personne parmi sa clientèle ne faisait un tour dans le Paquebot. Sa réputation si durement travaillée de femme souriante mais sérieuse et apte à se faire respecter volerait en éclats. Puis elle défila jusqu’en bas.

C’est avec soulagement qu’elle atteignit le sol de l’allée centrale. Elle se releva promptement, lissa sa jupe et vit la gamine à deux mètres de là, souriante. Elle put presque déceler un éclat de fierté dans ses yeux d’avoir réussi à la débaucher.

La fillette s’approcha de Gaëlle et lui prit la main. Elle avait une petite main chaude et molle. Gaëlle fut abasourdie, mais avant de pouvoir réagir, la petite fille lui parlait déjà.  

—Viens, fit-elle avec enthousiasme.

—Où ca?

—On va dans la salle des voyages.

—La salle des voyages?  

À son grand étonnement, Gaëlle se laissa docilement guider par la petite main. Elles tournèrent à droite et se dirigèrent vers le fond de l’allée centrale. Elles y trouvèrent une grande arcade en pierre surplombée d’un écriteau en marbre qui indiquait un peu pompeusement ‘Section Voyage’. D’une part et d’autre de l’arcade, l’entourant comme un écrin, un escalier majestueux en double révolution menait aux étages supérieurs. 

Le mot ‘voyage’ résonna dans l’esprit de Gaëlle. Qu’avait-elle appris jusqu’à maintenant au sujet de leurs voyages? La fillette lui avait confirmé leurs déplacements. Cela la confortait dans l’idée qu’elle n’était pas devenue totalement zinzin. C’était déjà un soulagement. Mais à vrai dire, cela ne l’amenait pas beaucoup plus loin. Elle ne s’était pas rapprochée d’un chouïa de la résolution de l’énigme.

Elles entrèrent dans la section qui était logée dans une vaste salle en forme de rotonde. Celle-ci avait un lustre particulier qu’elle devait un peu à son âge. En effet, elle servait déjà de bibliothèque pour le palais. Les étagères de couleur auburn qui couvraient tous les murs étaient d’époque. Il en était de même pour les deux bustes en marbre sur leurs piedestals. Posés face à face de chaque côté de la salle, ils portaient sur le monde un air austère. Un jour, le plus sévère des deux - celui d’un homme au nez busqué, lèvres pincées et sillon entre les yeux particulièrement prononcé - avait été retrouvé tourné vers le mur. Remis à sa place, certains lui trouvaient un air un peu plus doux depuis lors. 

Pour ceux et celles qui voulaient consulter un ouvrage, des bancs molletonnés en velours rouge avaient été placés en arc-de-cercle des deux côtés de la salle. La salle était illuminées par des spots qui comblaient parfaitement l’absence de lumière du jour. Par terre, le tapis rubis semblait encore plus moelleux qu’ailleurs. Gaëlle avait la sensation étrange mais agréable d’y flotter.

Mais le plus impressionnant, pour celles et ceux qui entraient dans la pièce pour la première fois, était la gigantesque mappemonde interactive qui régnait en son centre. Gaëlle ne put s’empêcher de l’admirer. Elle devait bien faire deux à trois mètres de diamètre. Le plus déroutant était qu’elle flottait en l’air, sans appui apparent. Elle se tenait, superbe, à un mètre du sol et tournoyait doucement sur elle-même. Certains pensaient qu’on avait utilisé un champ magnétique lui permettant de léviter. Les moins crédules disaient qu’un câble transparent la raccrochait au plafond. Gaëlle, elle, n’avait aucun avis. Elle appréciait juste la technologie. Quoi qu’il en soit, certaines personnes venaient de loin pour la voir. Elles restaient, bouche prête à gober des mouches, à regarder l’objet flottant qui répondait aux questions à sa manière. 

La fillette, elle, en était blasée. Elle avait pris l’habitude de la voir et de passer en dessous et n’y trouvait plus de quoi s’étonner. Par contre, son intérêt fut titillé par un chat blanc qui dormait sur le banc de gauche. Pelotonné sur lui-même, il gardait un oeil mi-clos pour vérifier que les bipèdes se tenaient à distance. Les quelques chats qu’abritait le Paquebot connaissaient trop bien les embrassades des humains pour les apprécier. Le chat blanc regarda d’un air dédaigneux la fillette qui trottait vers lui, avant de comprendre, trop tard, son malheur. 

Pendant quelques minutes, Gaëlle ne sut vraiment qui des deux eut le dessus. Une cuisse était dans les bras de la petite fille alors que les pattes avant s’agrippaient désespérément au banc, faisant voltiger quelques petites touffes de velours rouge dans l’air, lorsque les dites pattes ne se retournaient pas vers la propriétaire des bras pour essayer de l’encourager à le lâcher. En gros, la conversation tourna comme suit:

—Geeeentil chat, fit la bipède.

—Schhhhhhhhhh, fit le chat, ses pattes accrochées au banc.

—Geeeentil!

—Schhhhh, maowwww! siffla-t-il avant de lâcher le banc et de lancer ses pattes antérieures sur les bras de la fillette, protégés par les manches de sa robe.

Gaëlle se demanda si elle devait intervenir. Quand elle s’aperçut que la gamine ne risquait rien de plus qu’une bonne bourrade de pattes arrières, Gaëlle porta son intérêt sur les rayonnages. 

La section Voyage était impressionnante. Les rayonnages débordaient de livres. Pas un pan n’était vide. Les livres y étaient classés selon les pays à droite de la salle ou selon les thèmes à gauche. Y aurait-il ici quelque chose qui puisse l’aider à y voir plus clair? Elle embrassa la salle du regard. Elle devait vraiment être désespérée pour chercher une réponse dans cet endroit. Mais puisqu’elle y était, autant s’y mettre.

Gaëlle se mit en mode recherche. Elle élimina toute la partie droite de la salle. Ce n’était probablement pas dans une recherche par pays qu’elle trouverait une réponse. Elle regarda donc la liste de thèmes, placées à côté de l’entrée. Il y en avait au moins une douzaine: Photographie, Estampes, Cartes, Biographies, Nouvelles, Poésie… Evidemment aucun ‘Voyage vers le passé’ ou ‘À travers le temps’, ou encore de moyen de transport ‘Déplacement par vent’. Elle choisit ce qui lui sembla le plus proche, les récits de voyage. Peut-être que quelqu’un avait consigné un récit similaire au leur. Mais elle en doutât. 

Gaëlle s’approcha du rayonnage et se mit à énumérer les titres qui se déroulaient devant ses yeux. Ils s’agissait, selon les annotations faites par les employés, de récits de voyages écrits depuis le 17e siècle. Un peu vieux, se dit-elle, mais peut-être trouverait-elle des éléments parmi les documents les plus contemporains. 

Ils couvraient à la fois les mémoires de conquérants et de religieux missionnaires, prêts à tout pour obtenir les fortunes ou sauver les âmes des autochtones, quand ce n’était pas les deux, ainsi que des narrations de voyages imaginaires, des utopies littéraires écrites durant la même période. Gaëlle vit que curieusement, les mémoires et les utopies étaient mêlés les unes aux autres sur les étagères, à dessein, semblant vouloir ainsi questionner avec une certaine facétie la frontière entre récits et romans. Elle exhala un long soupir. Cela n’allait pas faciliter sa recherche. Mais elle n’allait quand même pas aller voir le personnel du Paquebot pour leur demander de l’aide. « Dites, pourriez-vous me dire où je peux trouver des voyages vers le passé, s’il vous plaît? » Au mieux, ils la renverraient vers la fiction. Au pire… Elle n’avait pas envie de voir les regards dubitatifs, pas tant qu’elle pouvait essayer de se débrouiller seule.

Gaëlle vit ainsi l’oeuvre de Lady Montagu et ses Lettres Turques, relatant son expérience à Constantinople au 18e siècle, aux côtés de l’Essai politique sur le Royaume de Nouvelle Espagne d’Alexander von Humboldt, qui y montrait un intérêt pour la population locale du Mexique et l’histoire pré-coloniale (dixit la notice), et la Bibliothèque universelle des voyages, ou notice complète et raisonnée de tous les voyages de Boucher de la Richarderie. Gaëlle souleva un sourcil. Il n’avait pas peur de l’humilité celui-là. Le titre suivant était la Terre Australe Connue, rédigé par Gabriel de Foigny, un ancien moine qui y faisait le récit de voyage incroyable, et totalement imaginaire, de Sadeur. Si c’était imaginaire, cela n’avait aucun intérêt pour elle. 

Ses pensées revirent à la photo qu’elle avait tenue dans ses mains. Elle, éclatant de rire, et son père, le visage ouvert et souriant, tenant fermement ses mollets tandis qu’elle l’entourait de ses bras. Elle revoyait le paysage sur le fond de la photo sans pouvoir mettre un nom sur le lieu. Ce n’était pas si étonnant que cela, vu l’âge qu’elle avait lorsque la photo avait été prise. Ces pensées la plongèrent dans un puits de tristesse. Elle décida de chasser tout cela en revenant à sa recherche. Ce n’était pas le moment de craquer.

Elle continua à regarder méthodiquement les titres, les notices et les quatrième de couverture quand il y en avait, ouvrant de temps en temps un ouvrage et humant l’air ambiant, parfumé de cette odeur d’amande, d’herbe et de vanille typique des pages qui ont vécu. 

Elle arriva à la fin de la section sans rien trouver. Autant pour les récits de voyage, se dit-elle. Il lui faudrait explorer un autre thème. Le problème, c’est qu’il y avait des milliers de livres exposés. Jetant un regard à la salle, elle sentir l’espoir se sauver au loin.

Le chat avait finalement réussi à échapper à la fillette et était parti, terrifié, se réfugier dans la section Histoire voisine. Fatiguée de courir, la fillette s’était approchée du globe qui tournait mollement. Elle vit Gaëlle, l’air découragé, et lui fit de grands signes pour qu’elle la rejoigne. Gaëlle jeta un dernier coup d’oeil aux étagères puis rejoignit la fillette.

Non loin d’elles, un couple discutait en regardant la mappemonde. Ils avaient demandé à y voir le Canada, leur prochaine destination de vacances. La mappemonde s’était exécutée et des images de toutes tailles du pays étaient apparus sur toute sa surface. Les photos de Vancouver et Toronto côtoyèrent les cabines et les lacs, les cabanes à sucre, les poutines et les ours avec leur ourson. Le couple exprima sa volonté de voir la ville de Montréal. Les images s’effacèrent pour laisser la place aux allées du parc du Mont-Royal, aux couloirs souterrains qui permettaient d'échapper au piquant de l’hiver, aux lumières de Noël enchantant la ville, au marché couvert Jean Talon, aux pralines de chez Chloé et aux escaliers typiques qui menaient vers les portes des maisons et des appartements. 

Le couple précisa Montréal en automne, et les couleurs se déversèrent sur la mappemonde, quand ce n’était pas, dans certains cas, un océan de blancheur. 

La petite regardait cela bouche ouverte, le regard ébloui. Elle montrait l’une image puis l’autre du doigt. 

—Des sucettes! s’exclama-t-elle lorsqu’elle vit les cabanes à sucre avec leur sirop pris dans la neige. T’as vu?

Gaëlle sourit en voyant l’engouement de la petite fille et hocha la tête.

—Oh, et des ours! 

Elle n’avait d’yeux que pour les images qui défilaient.

—T’as déjà été là-bas? demanda-t-elle.

—Non, jamais. 

—T’aimerais? Moi j’aimerais bien aller manger ça, puis aller dans la forêt voir les ours. Avec de grosses bottes. Elle mima la marche dans la neige en soulevant ses jambes bien haut et en moulinant des bras.

Gaëlle sourit et entra dans le jeu.

—Il te faudra un bonnet alors, et un manteau d’hiver bien épais.

La fillette eut un sourire radieux.

—Oui! Et toi, t’aimerais aller où? 

Gaëlle réfléchit un instant. Où aimerait-elle aller? Elle avait voyagé, un peu, pas beaucoup. Cela ne l’avait jamais vraiment intéressée. Sa mélanine était trop paresseuse pour rester longtemps sur la plage sans finir comme un homard ébouillanté, et les villes et leur architecture lui tiraient des bâillements malgré ses tentatives d’y trouver un intérêt. Ce n’était jamais laid, il y avait toujours quelque chose d’étonnant ou d’exotique à voir, elle l’accordait bien volontiers, mais cela ne justifiait pas les longues marches éreintantes à se geler les mains et les pieds ou à sentir la sueur glisser sous un sac à dos. Avec les années, elle était partie de moins en moins souvent. Et cela ne lui manquait pas vraiment. Vu le regard appuyé de la fillette qui attendait sa réponse, elle décida de résumer cela en un laconique: 

—Je suis bien ici.

—T’es jamais partie? lui demanda-t-elle, l’air surpris.

—Si, je suis déjà partie. Mais je n’aime pas trop voyager. Cette ville me suffit. Il y a plein de belles choses. Gaëlle se rendit compte qu’elle rendait son vocabulaire idiot pour se mettre à niveau, mais se doutât qu’elle descendait un brin trop bas. 

—Il y a le Paquebot, par exemple.

—C’est vrai, dit la fillette. Mais il y a plein d’autres endroits dans le monde, fit-elle en pointant la mappemonde du menton. T’as été où?

Gaëlle soupira. Elle devrait y passer.

—Dans quelques pays en Europe, répondit-elle vaguement. 

Elle sentit le regard appuyé de la fillette. Cela la mit mal à l’aise. Cette gosse avait de l’avenir dans les tribunaux, si elle le désirait.  

—En Espagne, au Portugal, en France, énuméra-t-elle. 

—Où ça? répéta la fillette comme si elle avait mal entendu.

—Au Portugal par exemple, dit Gaëlle d’une voix plus forte.

La mappemonde prit cela pour un ordre et l’exécuta. Elle effaça toutes les images de Montréal et fit apparaître celle du pays lusophone. Le couple fixa Gaëlle d’un regard outré.

—Vous n’auriez pas pu attendre que nous ayons fini? 

Gaëlle se mit à rougir de la méprise. Mais avant qu’elle ne puisse s’excuser, ils lui avaient déjà tourné le dos. 

—Viens mon chéri, on s’en va, dit la femme en prenant son mari par le bras. Le couple quitta le lieu d’un pas martial et synchrone. 

Gaëlle jeta un oeil à la fillette et vit son air satisfait. Comprenant son manège, elle lui fit une grimace.

—Regarde, fit la fillette.

L’immense boule tournante avait affiché des images glanées un peu partout sur le web: des rues montantes de Lisbonne, des bords de mer parsemés de bateaux de pêche colorés, des bouteilles de Porto, des caravelles antiques et autres pasteis de nata qui semblaient tout droit sortis du four. On aurait pu, avec un peu d’imagination, sentir l’odeur du beurre et de l’oeuf cuit. 

—T’as été là-dedans? dit la petite en indiquant les trams qui montaient laborieusement la rue.

—Non, je n’ai jamais été à Lisbonne.

Voyant le regard questionnant de la fillette, Gaëlle rajouta que c’était la capitale du pays, là on on pouvait trouver de tels trams. 

—T’as été où alors?

—Dans le sud du pays, en Algarve.

Programmée pour saisir tous les lieux géographiques, même ceux prononcés avec des accents à couper au couteau puis à étaler sur une tartine, la mappemonde se mit à la recherche de photos de la région. Apparurent alors des images de citronniers, des cimetières colorés, des figurines en forme de petit coq fier aux couleurs flamboyantes, des glaciers et autres larges bandes de terre où fleurissaient des arbres fruitiers. La mappemonde tournait à son aise, sans se presser - elle n’était pas payée pour - et à chaque tour, les photos disparaissaient et faisaient place à une nouvelle série d’images. Certaines personnes autour de Gaëlle et de la fillette s’étaient arrêtées pour regarder, prises dans ce tournoiement hypnotisant. 

Une image en particulier attira l’attention de Gaëlle, avant de disparaître de l’autre côté du globe. Il s’agissait d’une vue aérienne d’un complexe hôtelier formé d’une piscine et de hautes tours blanches. Il ressemblait à tous les complexes hôteliers de la terre, lieux extra-territoriaux créés pour Occidentaux en mal de soleil, mais quand même pas prêts à accepter de rencontrer des étrangers. Sur la photo, il y avait quelques palmiers, des transats tout autour de la piscine, et des petits points censés représenter des personnes.

À la vue de cette image, Gaëlle eut un étrange sentiment de déjà-vu lui parcourir le corps. Elle connaissait ce lieu. Elle fronça les sourcils. En tout cas, il ne lui était pas étranger. Et ce n’était pas simplement une image vue dans un catalogue, elle aurait pu mettre sa main à couper. 

  Elle était encore en train de rechercher dans les méandres de sa mémoire la proverbiale petite aiguille qu’un vent vint lui chatouiller le nez, avant de tournoyer autour d’elle, comme un chien trop empressé, puis de grandir en force. Gaëlle voulut réagir. Elle ne s’habituait pas au fait d’être envoyée d’un endroit à un autre comme une vieille chaussette dépareillée. Mais elle n’en eut pas le temps. La salle disparut à ses yeux et la fillette aussi.  

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Dzêtagon
Posté le 22/07/2023
Bonjour :)

J’ai l’impression que cela fait un siècle que je ne suis pas passée ici… Le travail avec des enfants en mai-juin, c’est toujours fatigant ahah sans compter le destin qui se plaie à transformer mon environnement professionnel en série dramatique à rebondissements (Daaaaallaaaaas). Bref. Je suis de retour ^^

C’est un réel plaisir de retrouver ton récit. Tous les sens sont mis à contribution, les petits détails sont une vraie source de bonheur, on est emporté telle Gaëlle par les fantaisies de l’histoire.

Elle avait déjà essayé la force, et ce n’avait pas été la meilleure idée qui lui était passée par la tête ses derniers temps. Elle décida donc plutôt de l’interpeler. 
→ il semblerait que malgré sa rigidité, Gaëlle arrive à s’adapter ^^ la petite fille ne lui laisse pas tellement le choix d’être flexible, de toute façon.

Parler à un enfant, cela ne devait pas être si compliqué, si? 
→ ah, c’est mal connaître les enfants que de penser ainsi ;) si le gamin ne veut pas t’écouter, il ne t’écoutera pas. C’est têtu ces bêtes-là.

Gaëlle se prit un petit lego jaune dans le genou et jura.
→ Aïe ><

Cela devait être l’équivalent de la chambre royale d’une fourmilière.
→ jolie comparaison :)

Elle imagina un employé avec un harnais sur les reins, tirant laborieusement le chariot rempli de victuailles […] Elle doutât que l’explication devait se trouver ailleurs.
→ je l’aime bien cette explication moi !

Sa réputation si durement travaillée de femme souriante mais sérieuse et apte à se faire respecter volerait en éclats. Puis elle défila jusqu’en bas.
→ j’aime beaucoup ce moment. Combien de fois, enfants, ne s’est-on pas retrouvé dans la même situation ? Ici, ça, là-bas, c’est pas pour les enfants. Gaëlle est en territoire enfantin et elle doit se plier aux mêmes règles, mais inversées. Ici, ce n’est pas pour les adultes. J’aime bien l’idée que les enfants aient leur coin rien qu’à eux :) (et des mystérieux serviteurs qui apportent les victuailles)

Elle put presque déceler un éclat de fierté dans ses yeux d’avoir réussi à la débaucher.
→ au final, prendre le risque de s’humilier à prendre le toboggan, se mettre au niveau d’un enfant, c’est ce qu’il fallait pour regagner l’attention / affection de la petite fille ^^

Il en était de même pour les deux bustes en marbre sur leurs piedestals.
→ piédestals

Remis à sa place, certains lui trouvaient un air un peu plus doux depuis lors.
→ ces petits détails charmants qui agrémentent le récit, je ne m’en lasse pas <3

Elles restaient, bouche prête à gober des mouches, à regarder l’objet flottant qui répondait aux questions à sa manière.
→ tu l’as inventé où ça existe vraiment ? Ça a l’air incroyable !

Pelotonné sur lui-même, il gardait un œil mi-clos pour vérifier que les bipèdes se tenaient à distance.
→ j’ai vu à cet instant dans mon esprit mon chat roulé en boule avec son œil mi-clos. Le détail de connaisseuse ;)

Le chat blanc regarda d’un air dédaigneux la fillette qui trottait vers lui, avant de comprendre, trop tard, son malheur.
→ Fuiiiiiiiis petit chat !

—Schhhhh, maowwww! siffla-t-il avant de lâcher le banc et de lancer ses pattes antérieures sur les bras de la fillette, protégés par les manches de sa robe.
→ ce dialogue avec le chat est génial !

Ses pensées revirent à la photo qu’elle avait tenue dans ses mains.
→ revinrent ^^

Les images s’effacèrent pour laisser la place aux allées du parc du Mont-Royal, aux couloirs souterrains qui permettaient d'échapper au piquant de l’hiver, aux lumières de Noël enchantant la ville, au marché couvert Jean Talon, aux pralines de chez Chloé et aux escaliers typiques qui menaient vers les portes des maisons et des appartements.
→ cette invitation au voyage !

Il s’agissait d’une vue aérienne d’un complexe hôtelier formé d’une piscine et de hautes tours blanches. Il ressemblait à tous les complexes hôteliers de la terre, lieux extra-territoriaux créés pour Occidentaux en mal de soleil, mais quand même pas prêts à accepter de rencontrer des étrangers.
→ olala cette description si juste et acide du voyage par les occidentaux.

Ce chapitre est vraiment une ode au voyage. As-tu beaucoup voyagé ? On sent tellement de détails, de petites choses qui sonnent vraies dans tes descriptions des différents lieux, comme si tu y étais déjà passé. Le partage avec le lecteur est d’autant plus facile, je me suis laissée emporter :)

Gaëlle va-t-elle retrouver l’endroit où la photo a été prise ou s’agit-il d’une autre destination ? Quel genre de souvenir va ressurgir ? Une nouvelle brique pour que Gaëlle retrouve son âme d’enfant ? J’espère ne pas mettre autant de temps avant de revenir me promener dans cette histoire ahah, j’ai hâte de connaître la suite :)
A très bientôt ^^/
Vous lisez