Souvenir

Par CelCis

Quelqu’un frappa à la porte. 

Gaëlle releva la tête de son assiette, sa mère aussi. Ils n’attendaient personne, qu’elle sache. Peut-être était-ce les voisins, les Sitar? Ils venaient parfois chercher du sucre ou de la farine. Serait-ce, avec un peu de chance, le fils qui a été envoyé?

Le coeur de Gaëlle se mit à battre un peu plus vite. Il était beau, Armin. Il devait avoir un ou deux ans de plus qu’elle. Mais elle n’osait pas lui parler. À chaque fois qu’il lui adressait la parole dans la rue ou lorsqu’il venait chez eux, elle lui répondait un ‘bonjour’ d’une voix toujours trop basse ou mal ajustée. Elle s’en voulait de ne pas paraître plus naturelle et de ne pas continuer la conversation. Mais c’était plus fort qu’elle. Le sourire franc d’Armin la déstabilisait totalement. 

Avant qu’elle n’ait eu la présence d’esprit de se proposer pour aller ouvrir la porte, sa mère avait déposé ses couverts, pris sa serviette et s’était frotté délicatement la bouche avant de se lever de table et de se diriger vers l’entrée. Son pantalon bruissait légèrement sur le chemin.

Gaëlle tendit l’oreille. Si c’était lui, elle pouvait encore trouver une excuse pour venir. Enfin, si elle osait. Elle sentit ses jambes se transformer en coton. À bien y penser, elle n’était pas sûre de réussir à se lever. Quelle idiote elle faisait. Si seulement elle avait l’aplomb de certaines filles qu’elle voyait de loin à l’école.

Gaëlle ne vit pas sa mère - le couloir entre la salle à manger et la porte d’entrée bloquait sa vue - mais elle l’entendit parler à voix basse, sans arriver à percevoir l’identité de son interlocuteur. Gaëlle fronça les sourcils. D’habitude, sa mère avait un air enjoué quand elle s’adressait aux Sitar. Pareil avec les Boleau, leurs voisins de droite. Eux aussi venaient régulièrement à la recherche d’un ingrédient, bien que Gaëlle soupçonnât leur maman de prendre cela comme excuse pour discuter avec la sienne. 

À côté d’elle, son frère et son beau-père continuaient de manger, imperméables à la scène. Les scronchs succédèrent aux slurps sans discontinuer. 

Des éclats de voix finirent par retentir. Ce n’étaient pas les Sitar, pour sûr. Sa mère paraissait fulminer. Elle tenta de refuser l’accès à la maison à l’inconnu, à tout le moins oralement, mais sans succès. 

Le père de Gaëlle entra dans la salle. Tout en titubant, il s'approcha de la table. Gaëlle écarquilla les yeux. Que faisait-il là? Son père tenta de dire quelque chose, mais à qui et quoi ? Gaëlle ne comprit pas, ne comprit rien. Son père était incapable de s’exprimer de manière compréhensible. Autour d’elle, tout le monde s’était arrêté. Laurent semblait aussi étonné qu’elle, tandis que son beau-père, le dos tourné à la scène, déposait ses couverts avec une lenteur maîtrisée. 

Gaëlle ne comprenait pas ce que son père fait là, ce n’était pas son weekend. D’ailleurs, ce n’était même pas le weekend. On était jeudi soir. Pourquoi était-il venu?

Son beau-père, jusque-là resté impassible, se leva. Gaëlle le regarda. Elle le trouva digne, tout à coup. Terriblement digne. Il dit quelques mots rassurants à son père, puis le prit doucement par le bras et le dirigea vers la sortie. Son père céda malgré lui, non sans jeter un dernier coup d’oeil affligé à ses enfants, et quitta la pièce. Sa mère les suivit. Laurent et elle échangèrent un regard rempli d’incompréhension. 

Finalement, la porte se referma. Sa mère et son beau-père parlèrent à mi-voix dans le couloir. Gaëlle prêta l’oreille mais ne réussit pas à entendre ce qu’ils disaient. Ils revinrent s’installer à table et continuèrent leur repas comme si de rien n’était. Le poulet compote et patates grenailles avait à peine eu le temps de refroidir. Les bruits de couverts et de mastication emplirent à nouveau la pièce.

L’appétit de Gaëlle, lui, était coupé.

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Dzêtagon
Posté le 28/05/2023
Bonjour :)

Plongeons dans ce nouveau souvenir !

Si seulement elle avait l’aplomb de certaines filles qu’elle voyait de loin à l’école.
→ En quelques phrases, je me suis revue à treize ans à ne pas savoir parler correctement à ce garçon de ma classe que j’appréciais beaucoup. C’est tellement ça ! On se sent bête et frustrée, à lutter contre cette timidité irrépressible… Je me demande si Gaëlle a revu Armin entre temps, à l’âge adulte. Saurait-elle lui parler plus facilement ? J’ai un petit doute quand même ^^

Les scronchs succédèrent aux slurps sans discontinuer. 
→ J’aime beaucoup le travail que tu fais sur les onomatopées. Ça rajoute un petit quelque chose de vivant et d’organique, presque humoristique :).

Laurent et elle échangèrent un regard rempli d’incompréhension. 
→ Ça doit être tellement difficile, en tant qu’enfants, d’assister à ce genre de scène sans comprendre tout des tenants et des aboutissants… J’éprouve une grande compassion teintée de pitié pour le père de Gaëlle et Laurent – je remarque d’ailleurs qu’on ne sait pas son nom. Et je suis admirative du comportement si posé du beau-père. Certains auraient cédé à la facilité de la violence, mais lui reste calme et imperturbable. La meilleure réaction, finalement.

L’appétit de Gaëlle, lui, était coupé.
→ Un souvenir plutôt amer pour Gaëlle :/. Ça doit vraiment être affreux de voir un adulte que l’on chéri(ssai)t se montrer soudain dans un cadre autre que son rôle. Son père n’est pas son père, dans cette scène. C’est un adulte déboussolé. Et c’est vraiment perturbant pour ses proches, je n’en doute pas.
J’espère vraiment que Gaëlle saura rebondir après l’afflux de tous ces souvenirs !

A bientôt :)
CelCis
Posté le 01/06/2023
Coucou Dzêtagon,

Rhooo oui la timidité...Je m'y suis vue aussi, et ça a duré pendant des années! Armin doit être vachement attirant ;)

Cette scène me touche aussi. Voir le père débarquer, mais incapable de s'exprimer... Et sa fille, prise en étau entre son père et son beau-père. Comme tu le dis, il (son prénom va bientôt arriver, tayaut tayaut) est incapable de prendre son rôle de père, là.

Ce n'est pas le souvenir le plus sympa de la terre, d'où l'importance des scronchs, car sans scronchs, ça serait vraiment trop dur :P

Heureusement qu'il y a cette photo, où elle était si fière, et ces autres souvenirs qui vont lui faire réaliser pas mal de choses sur lui, et sur elle.

À tout bientôt!
Dzêtagon
Posté le 03/06/2023
d'où l'importance des scronchs, car sans scronchs, ça serait vraiment trop dur :P
--> J'ai envie de placarder cette phrase dans mon bureau pour les journées difficiles <3
CelCis
Posté le 03/06/2023
xD
Et plein de courage pour les journées difficiles <3
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