Poker face

Par Bruns

Snakeheart 

Betty & Joe, Chicago, Quartier de Bronzeville 

2023 

* * *      17      * * * 

Janis était perdue. Réalité, rêves, cauchemars, tout se mélangeait dans son esprit. Son cœur ne pouvait plus faire la différence entre l’amour, le désir, le devoir. Elle qui ne voulait que chanter, elle qui ne voulait qu’aimer s’était perdue dans les méandres de l’argent, du succès, de la réalité. Alors elle cherchait par les drogues et l’alcool celui qui la libèrerait.  

Et il est venu, sous la forme d’un serpent noir, qui sans lui parler lui proposa de le suivre.  

Pour vivre une vie éternelle d’amour, d’amitié et de blues.  
Pour vivre une éternité. 

Pérégrination du roi serpent 
4 octobre 1970, Hollywood, Californie 

* * * 

 

La Mustang Fastback noire, modèle 1967 attendait dans la ruelle. A cette heure-ci, le soleil n’était pas levé, la ville dormait et les habitants de Chicago allaient bientôt s’éveiller pour leur journée de travail. Les « bons citoyens » pensa Betty. 

La Fastback était garée dans une ruelle où trônaient les poubelles des immeubles du quartier. Son moteur tournait au ralenti. Ses quatre-cents chevaux ronronnaient comme un animal qui se repose. Parfois un raté provoquait un sursaut plus fort que les autres. Betty avait l’impression que la voiture était nerveuse, qu’elle allait bondir de l’ombre dans laquelle ils se cachaient. 

Mais avant de lâcher la Fastback, il fallait que la Mustang et Betty attendent encore un peu. Ils surveillaient la sortie de service du Honky Tonk, une boite à concert du quartier historique de Bronzeville, dans l’est de Chicago. La nuit avait dû être longue dans le bar. Concert, danse, picole, mais Betty à l’extérieur attendait. 

Betty aimait cette Mustang. « La plus belle de toutes » aimait à dire « son homme » comme elle se plaisait à l’appeler. Malgré son âge, la Fastback était superbe, la peinture était comme neuve et ses sièges offraient encore une odeur de cuir réconfortante. Le tableau de bord offrait une simplicité extrême, tous les instruments inutiles avaient été retirés. Les seuls cadrans restants étaient celui de la jauge d’essence et celui du compte-tour. Cette voiture ne supportait pas le futile, seuls les indicateurs essentiels avaient été gardés. 

Le Honky Tonk était un bar à concert qui gisait au coin d’un immeuble situé à l’angle de la dix-huitième avenue et de Racine street, dans le quartier de Bronzeville. Sa façade peinte en noire ne recouvrait que quelques mètres de l’immeuble de deux étages, tout en briques rouges.  L’entrée du bar se trouvait sur un perron, après quelques marches bordés de murs recouverts de flammes qui vous accompagnaient jusqu’à la porte. 

Ce pub était tenu par un gang local, mais tout le quartier, bien que d’origine noire appartenait à un parrain « Le Français ». Personne ne savait d’où venait ce type, mais il était arrivé dans ce quartier et sans que personne ne comprenne comment, il avait réussi à mettre au pas tous les gangs locaux.  En quelques temps le quartier était devenu le point central des addictions de Chicago. Certains lieux étaient réservés au sexe, d’autres aux drogues, d’autres encore à des perversions bien moins avouables. Le Honky Tonk avait une allure miteuse, la façade usée par le temps, les peintures défraichies, mais il cachait, après quelques couloirs sombres et tortueux, des salles de poker dans lesquelles des fortunes pouvaient se faire et se défaire en quelques minutes. Le Honky Tonk, et ses salles illégales étaient sobres. Pas de tapis vert, pas de serveuse sexy, pas de public. Surtout pas de public. La plupart du temps les joueurs s’installaient sur de vieilles tables râpées au milieux des caisses de bières et de whisky.  On ne venait pas dans ce bar pour la passion du jeu comme dans les clubs du centre-ville où les papas participaient à des parties pour une cotisation de cinq dollars. Les joueurs ne venaient pas chercher le luxe ou le confort. Ils étaient à la recherche du jeu extrême, de l’adrénaline et du danger. Joueurs professionnels en quête de dollars, malfrats avec quelques espoirs de bagarres, stars du cinéma s’imaginant champion de poker parce qu’ils portaient des lunettes noires et arrivaient avec des millions en poche, petits escrocs plus malins que les autres, tous ceux qui savaient jouer au poker devaient passer par ces salles aveugles.  

Et Betty attendait, au volant de la Fastback, le moteur en sourdine, cachée par les poubelles du Honky Tonk. Toutes les deux attendaient leur homme. 

 

Joe observait les trois joueurs à sa table. Ils jouaient depuis la veille et après un coup d’œil rapide à sa montre, il se dit que le soleil allait débientôt se lever. En attendant que son voisin de gauche se décide à jouer, Joe observait la pièce autour de lui. La pièce était minuscule et les murs étaient bardés de caisses de Corona et de Hope 13. « Certainement des contrefaçons » se dit Joe.  La partie durait depuis plusieurs heures sans qu’un gagnant ne se détache. Certains des joueurs commençaient à fatiguer, mais Joe s’amusait de cette situation, il avait tout fait pour arriver à ce moment. Celui où l’impatience peut prendre le pas sur la raison, celui où l’argent sur la table ne compte plus, celui où finir est plus important que tout. Et surtout c’était le moment où chacun peut espérer gagner sur un gros coup. 

Le joueur à gauche hésitait encore. La fatigue et l’indécision se lisait sur son visage. Le type était un italo-américain, costard propre mais beaucoup trop grand pour cacher l’embonpoint du mafieux. Il était connu sous le nom du « Big Tony ». Homme de main d’une des familles italiennes de Chicago. Big Tony avait des bras épais comme les cuisses d’un type normal et des mains immenses, tellement grandes qu’il avait du mal à manipuler ses cartes.  Joe avait l’avantage de jouer avant lui et avait passé la soirée à comprendre son adversaire. Il arrivait maintenant à influencer le jeu de Big Tony. 

Un type nommé « Nouns » faisait face à Joe. Un petit mec d’une vingtaine d’années, coiffé d’une banane à la Elvis et affublé d’une chemisette des années cinquante, blanche, avec deux grandes bandes rouges verticales lui barrant le torse. Lui également semblait mesurer le jeu depuis le début de la soirée. Joe observa que lui aussi maitrisait son adversaire de droite et qu’il était encore suffisamment alerte pour être dangereux. Au petit matin ils se retrouveraient certainement face à face. 

Le dernier joueur qui se trouvait après Nouns, était aussi un porte-flingue. Taiseux, il n’avait pas beaucoup parlé et Joe ignorait son nom. Il l’appelait simplement « tête d’œuf » car le gars était chauve. Il était arrivé avec Big Tony et Joe comprit que ces gars-là passaient leur journées ensemble. Joe se dit que, bien qu’ils ne soient pas très doués au poker, ils n’étaient pas les bons candidats à se faire plumer. Ils n’allaient pas apprécier. Ils n’allaient pas se laisser faire. 

 

Cependant, Joe décida que cette partie avait assez duré. Jouer avec les nerfs de ses adversaires ne le mènerai pas plus loin. Il fallait en finir. 

 

Ce fut à Joe de distribuer. Il battit les cartes plus longtemps que d’habitude tout en mesurant ses adversaires d’un regard glacial, l’un après l’autre. 

Les cartes furent distribuées. Joe jeta un regard sur son jeu, 8 et 9 à pique. Pas terrible, mais ce n’est pas grave, c’était maintenant ou jamais. 

Après deux tours, il y avait déjà quarante-cinq mille dollars sur la table. Joe sans jeu, avait relancé pour que tous suivent et que le pot devienne hypnotique.  

Plus personne ne voulait lâcher ce pot. Au dernier tour pré-flop, Big Tony fit une relance de douze mille dollars. Nouns et « tête d’œuf » se couchèrent, abandonnant de belles sommes sur le tapis. Big Tony se senti en confiance. Il lâcha un petit sourire. Avec sa petite main, Joe décida de suivre.  

C’était maintenant ou jamais.  

A pré-flop il ne restait plus que deux joueurs : Big Tony et Joe.  

Big Tony jeta la première carte du tas, posa le flop et le retourna sur un 10 de carreau, une dame de trèfle et un roi de carreau. Rien pour Joe, mais il se pourrait qu’il n’ait pas à forcer le jeu s’il recevait un valet dans les phases suivantes. Big Tony avait en main un as et un six de carreau. Son niveau de confiance grimpa encore d’un cran quand il comprit qu’il avait quatre-vingts pourcent de chance d’obtenir un carreau sur les deux prochains tours. 

Le pot était maintenant à soixante-dix mille dollars. 

Joe prit son temps et fit une mise à quarante-cinq mille dollars ce qui montait le pot à cent quinze mille dollars. 

La tension monta dans la pièce. Même dans ces arrière-salles les sommes montaient rarement aussi haut. 

Voyant Joe attaquer, Big Tony hésitât un moment. La fatigue de la nuit commençait à lui brouiller les idées. Il ne voulut pas laisser passer sa chance et suivit. 

Big Tony jeta la première carte du paquet et posa la turn, trois de pic. Carte inutile, à l’avantage de Big Tony qui jouait encore la couleur et qui avait également la carte haute avec son as. Joe était en mauvaise posture, mais c’était maintenant ou jamais ! Il poussa cent vingt mille dollars dans le pot. Big Tony hésita encore, mais fini pas suivre tentant de ne pas montrer le stress qui montait. Joe le fixait, droit dans les yeux, s’intéressant peu aux cartes.  

Big Tony jeta la première carte du paquet, et posa la river, un six de trèfle qui donnait la victoire à Big Joe avec une paire de six. Il y avait à peu près quatre-cent mille dollars sur la table. C’était beaucoup d’argent pour une paire de six. 

Joe fixait son adversaire alors que Big Tony gardait les yeux fixés sur les cartes. Joe fit semblant de réfléchir un long moment, mais il savait ce qu’il avait à faire. Il poussa deux cent soixante mille dollars dans le pot, maintenant à six cent soixante-dix mille dollars. Big Tony ne savait plus quoi faire. Une paire de six pour plus de six cent mille dollars et Joe avait l’air si sûr de lui. Aucun des joueurs autour de cette table n’avait déjà vu un pot si important. 

Big Tony commençait à perdre son bon sens et son sang-froid. Le petit gars à sa droite l’attaquait avec de l’artillerie lourde. Cent soixante mille dollars en plus pour une paire de six. Big Joe se perdait dans son incertitude. Au bout de quelques minutes il jeta ses cartes, le regard mauvais. 

Joe ne laissa pas montrer son soulagement. C’était le plus gros coup de bluff qu’il n’avait jamais osé. Avec cet argent, il pourrait enfin partir vers la Californie et se refaire une nouvelle vie, loin des intrigues de Chicago. Il pourrait peut-être même reprendre la musique. 

Alors que Joe s’avançait sur la table pour ramasser ses gains, Big Tony attrapa le bras de Joe, menaçant et lui demanda de montrer ses cartes. Joe répondit calmement : 

– Tu t’es couché Tony, je ne suis pas obligé de montrer mon jeu, tu le sais bien. 

– Je m’en fous, enfoiré, je suis sûr que tu as triché. Montre ton jeu !!! 

 

Le ton montait et Big Tony se laissa submerger par la colère. Il s’écarta de la table et glissa sa main sous sa veste. Nerveusement il en sortit son revolver et pointa l’arme sur Joe. Nouns se leva et recula. Il se plaça dans un coin de la minuscule salle, aculé contre les caisses de bière, pour éviter de se prendre une balle perdue ou un mauvais coup.  

Sous la menace de l’arme, Joe se leva en reculant. Au passage il attrapa un maximum de billets et du genou, mis un coup dans la table pour que celle-ci se retourne contre Big Tony. Ce dernier, à la rupture physique après une nuit blanche, trop lourd et trop lent pour éviter la table, s’écroula contre les caisses entreposées derrière lui. Avant que quiconque ait eu le temps de réagir, Joe ouvrait la porte et filait dans le couloir. 

Quelques secondes plus tard, dans la ruelle, Betty vit la porte de service du Honky Tonk s’ouvrir brutalement. Elle comprit ce qui se passait et se redressa dans son fauteuil. Joe surgit dans la ruelle et se dirigea en courant vers la Mustang. Il ouvrit la porte passager et sauta dans le véhicule en riant. Il se pencha vers Betty, prit sa tête entre ses mains et l’embrassa avec passion. 

– Comment ça s’est passé ? demandé Betty. 

– Je te le raconterai plus tard, mais maintenant il faut filer. Mets le turbo et tourne à droite ! 

Alors Betty passa la première et écrasa l’accélérateur. La Fastback noire surgit sur la dix-huitième avenue dans un crissement de pneus. A cette heure-ci la rue était vide et la Fastback pouvait s’exprimer librement.  

– Va au bout de l’avenue et tourne sur Halsted street. Ensuite on récupérera l’highway 55 et direction Los Angeles et la liberté, lança Joe en se retournant pour voir si personne de leur courait après. 

– On ne prend pas la 88 ? 

– Non, on va passer par l’Oklahoma. C’est la même distance, deux mille miles, et ils ne nous chercheront pas sur cette route ! Je suis certain qu’ils nous chercheront à Vegas. A nous la liberté ma belle ! 

 

Et déjà la Mustang filait sur l’highway 55 en direction de la Californie, via l’Oklahoma, via Tulsa. 

 

Dans la salle de poker, les trois joueurs restants reprenaient leurs esprits. Big Tony se relevait avec peine, furieux. Il remit son costume en place et rangea son flingue. Son acolyte s’approcha. 

– Comment ça va Tony ? Pas de casse ? 

– Ta gueule ! Je veux qu’on le retrouve et qu’on lui fasse passer l’envie de jouer au poker. 

– Tu pousses Tony, il n’a peut-être pas triché le piot ! 

– J’en ai rien à foutre, je veux qu’il crève ! 

– Ok Tony, c’est toi qui décides. 

– Appelle le Français ! 

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