Depuis la colline, les deux cités se faisaient face, figées dans une paix qui n’avait jamais désarmé.
L’une, au sud, portait les cicatrices d’un âge long. Sa muraille lézardée suintait le salpêtre et la rancune. Des tourelles boiteuses émergeaient d’un chaos d’ardoises et de créneaux éclatés. Sous les arches ébréchées, des ombres anciennes montaient encore la garde. Le vent, en soufflant sur ses pierres noircies, portait des échos de sièges et de cris étouffés par le temps. Elle avait la noblesse de ceux qui survivent sans gloire, et la laideur solide des souvenirs que rien n’efface.
En face, au nord, la citadelle resplendissait d’un blanc insolent. Fraîchement plâtrée, ornée de banderoles qui battaient au vent avec une élégance d'apparat, elle sortait d’un rêve de gouverneur, pressée d’oublier tout ce qui l’avait précédée. Ses tours, fines et lisses, brillaient dans la lumière du matin, défiant le ciel d’oser gronder. Pourtant, sous le badigeon trop neuf, l’architecture trahissait une peur discrète : celle de vouloir plaire à tout prix, de masquer la fragilité derrière des dorures.
Entre elles, suspendu au-dessus du fleuve, un pont en deux niveaux les reliait dans un geste de réconciliation forcée. Le niveau supérieur, large et solennel, courait droit d’un trône à l’autre, un ruban de pierre lancé entre deux volontés contraires. En dessous, un chemin plus modeste reliait les quartiers populaires, jonché de fanions fanés et de traces de liesse.
Ce matin-là, le silence pesait sur les deux niveaux. Les drapeaux ne claquaient plus : ils pendouillaient, détrempés, ivres de vin, de pluie et de violence.
Le fleuve en contrebas roulait ses eaux troubles, colportant les débris d’un banquet interrompu : des pétales, un soulier verni, un crâne de cochon rôti. Au milieu des remous, une traîne de robe flottait encore, déchirée, tirée par le courant, indifférente aux regards.
Cléandre, debout sur la crête, la main en visière, contemplait le tableau. Il esquissa un sourire qui ne monta pas jusqu’aux yeux.
— Et dire qu’on s’est arrêtés pour cueillir des mûres. Voilà la robe de la mariée teintée de rouge.
Miranda haussa les épaules :
— La prochaine fois on prendra des chevaux, ou un pigeon voyageur.
Des deux cités montait une rumeur étouffée, faite de plaintes, de tôles froissées et de bris de verre. Sur les places, dans les venelles, on devinait les restes d’une liesse virée au chaos : bouquets piétinés, tentures arrachées, flûtes brisées sous les bottes. Le banquet avait viré rixe, la farandole s'était muée en mêlée, et les convives s’étaient entre-déchirés entre deux toasts. Sur les pavés tachés de vin et de sang, les traces de la noce se mêlaient à celles d’un massacre : un bouton de corsage entre deux doigts tranchés, un gâteau de noces renversé dans une mare poisseuse, les rubans des demoiselles d’honneur collés aux sabots d’un cheval mort. Il régnait dans l’air une odeur composite de poudre, de confiture, et de chair tiédie, parfum indélébile d’une fête où plus personne ne dansait.
Après un long silence contemplatif, Cléandre se gratta la tempe d’un air pensif.
— Il paraît que dans certains pays, on brise une assiette pour porter bonheur. Là, ils ont visé le service entier… avec les invités dedans. Maintenant que nous sommes là, autant aller voir si le dessert est tombé du bon côté.
Ils entamèrent la descente d’un pas tranquille, Miranda sautillant d’une pierre à l’autre, Cléandre sifflotant un air oublié. Leur allure évoquait celle de promeneurs dominicaux, venus flâner sous un ciel clément, alors qu’en bas, derrière les murs immaculés de la ville blanche, s’élevait l’écho assourdi d’une tragédie encore fumante. À chaque pas, leur légèreté froissait un peu plus le voile tendu entre l’insouciance et le carnage.
Ils n’étaient pas encore au pied des murs que le sol commençait déjà à parler. Des traînées de sang avaient séché dans la poussière, rousses et craquelées. Plus loin, un voile de dentelle accroché à un buisson flottait faiblement, tel un drapeau de reddition lancé trop tard. Un gant d’enfant reposait au bord du chemin. Il y avait, çà et là, des confettis imbibés de pluie, des plumes de chapeau collées à la boue, des morceaux de fruits éclatés, figues ouvertes, raisins piétinés, que les fourmis évitaient.
Puis vinrent les corps. Un soldat effondré sur le flanc, la tête tournée vers les herbes, les yeux grand ouverts sur une vision qu’on n’oserait deviner. Une vieille femme, assise contre un tronc, le buste ceinturé de piques de hallebarde, les mains jointes attendant qu’on vienne lui dire que ce n’était qu’un mauvais rêve. Et cet autre, vêtu d’un habit de noce, affalé sur un tonneau éventré, un morceau de gâteau encore collé à la moustache. Plus on approchait, plus les cadavres se faisaient compacts.
La poterne, bien sûr, était close. Derrière, les râles faisaient office de comité d’accueil. Sur les hauteurs, quelques silhouettes casquées se penchaient sans conviction, l’arme basse, le regard ailleurs, des gardes trop las pour espérer du renfort, trop peu payés pour s'inquiéter d’une arrivée.
Miranda tira sur la manche de Cléandre, un froncement d’inquiétude barrant son front.
— Ce n’est peut-être pas la meilleure idée… S’ils nous prennent pour des invités, on finira avec un pied dans la soupe et l’autre dans la fosse.
Cléandre haussa les épaules, le regard toujours fixé sur la poterne.
— Tu as quelque chose de mieux à faire, toi ? Moi non plus. Il serait dommage de rater l’ouverture du bal… même s’il manque les jambes.