Le pont des dupes

Cléandre tourna l’enveloppe entre ses doigts. Le cache, rouge fondu, portait l’empreinte partielle d’un corbeau couronné. Un symbole noble ou une allégorie un peu trop appuyée, il ne savait pas encore. L’épaisseur du papier, elle, trahissait la confidence importante et probablement sinistre.

— On ouvre ? souffla Miranda, accroupie à ses côtés, les yeux brillants.

— On lit, corrigea-t-il. Ouvrir, c’est pour les poètes. Nous, on dissèque.

Il déchira le haut de l’enveloppe avec précaution, craignant presque qu'elle puisse mordre. Le parchemin glissa entre ses doigts avec une souplesse lascive. L’écriture, noire et nerveuse, courait d’un bord à l’autre, sans fioriture.

Il lut à mi-voix, assez pour que Miranda entende, pas assez pour qu’un esprit dans les buissons se sente convoqué :

Le pont, fruit de la prétendue paix entre les deux cités, n’est qu’une illusion, un paravent destiné à dissimuler l’assassinat programmé de la fiancée lors de la cérémonie de mariage, un mariage censé symboliser la réconciliation après des siècles de massacre. L’un des seigneurs, dans une trahison sans équivoque, se prépare à frapper en plein cœur de la célébration, non pas avec une épée brandie en pleine lumière, mais avec la discrétion glacée d’un poignard acéré. Une attaque furtive, entre les ombres du festin, destinée à exterminer la lignée de l’adversaire. La fille du seigneur sera tuée sous ses yeux, son sang noyant la salle et la paix qu’elle symbolisait. La cérémonie ne sera qu’un théâtre pour l’horreur à venir.

Cléandre resta un moment immobile, la lettre pendante entre ses doigts. Un merle chanta quelque part, inconscient des intrigues humaines.

— Un pont, murmura-t-il. Un pont pour unir et un mariage pour diviser. C’est admirable de cynisme.

Miranda s’était rapprochée. Elle fronça les sourcils.

— Ils vont tuer une fille ?

— Non, répondit Cléandre en rangeant le parchemin dans sa veste. Ils vont tuer un symbole. Ce qui revient au même, en plus spectaculaire.

Il se releva, s’épousseta.

— Bien. Nous avons entre les mains une trahison éclatante, une guerre programmée. Assez pour s’acheter deux ou trois silences… ou provoquer deux ou trois tempêtes.

Miranda leva les yeux.

— On va les arrêter ?

— Non, dit-il sans hésiter. On va les comprendre.

Et il se remit en marche, plus pensif qu’il ne l’admettrait jamais. Miranda, fronçant les sourcils, posa la question qu'elle n'avait pas osé formuler plus tôt.

— Et où sont ces deux cités ?

Cléandre haussa les épaules avec une nonchalance feinte, son regard se perdant un instant dans l’horizon.

— Rien de tel que les clabaudages d’une auberge pour rattraper les événements qui animent ce bon pays.

Il laissa ses mots suspendus dans l’air, avec l’écho d’une vérité qu’il préférait ignorer, tout en se détournant pour reprendre sa marche.

Le vent soufflait en rafales, emportant avec lui les murmures de l’intrigue. Cléandre leva les yeux vers l’horizon, où les cieux se faisaient plus sombres à mesure qu’ils s’approchaient des terres des puissants.

Le pouvoir, se murmurait-il, n’avait de noblesse que dans les livres. Dans la réalité, il n’était qu’un jeu d’ombres et de poignards, où les vies ne comptaient que pour le temps qu’il leur restait avant d’être sacrifiées sur l’autel de la politique. A ceux qui se croyaient maîtres des événements, il répondait toujours la même chose : à chaque pont levé, il y a des pierres qui tombent.

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