Les noces. Palais Pernozzi, dimanche 25 septembre 1955 (II)

     Quelques jours après leur retour à Florence, le prince l’a conviée dans son bureau. Huit hommes aux physiques passe-partout y patientaient dans des clubs. Ils se levèrent à son entrée. Elle ne savait quelle contenance prendre. Qu’était ce comité ? Qui devait témoigner du respect envers qui ? La situation manquait de clarté. Pouvait-il s’agir de policiers ? Avait-on découvert la vérité sur son court passé ? Et alors ? Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.

     Le suspense n’a pas duré. Le prince l’a présentée comme sa future épouse. Les mines fades ont exprimé de l’étonnement, peut-être pour certaine de l’amusement. Chacun a pris place autour de la grande table de conférence et les visiteurs ont tous sorti des blocs-notes. Mais elle ne savait toujours pas qui étaient ces gens, et la gouvernante lui avait bien enjoint de ne prendre aucune initiative en société avant le mariage. Son futur époux l’a regardée paternellement : ces messieurs étaient ses professeurs. Elle a hoché la tête verticalement dans un signe de soumission appuyé. Ils lui enseigneraient une dizaine de disciplines, tout ce que doit savoir un élève au sortir du secondaire, toutes filières confondues.

     Personne n’a pu remarquer sa profonde satisfaction, elle l’a parfaitement dissimulée. À Rome, avec ses deux cornacs, elle avait mesuré l’étendue de son ignorance. Or, si on n’arrive à rien sans ambition, on n’arrive à rien non plus sans un minimum de connaissances. Le prince a tourné la tête vers les hommes. Sa promise est – a-t-il dit en laissant un temps mort dans la phrase – anormalement douée.

     Les visages se sont montrés surpris. L’un d’eux a sifflé entre ses dents d’un air moqueur. Il a été congédié sur le champ, dans des formes policées. Le prince – elle l’a compris tout de suite – ne peut laisser passer aucune offense, aussi petite soit-elle. L’autorité tient à cela, et l’autorité, c’est essentiel ; ça, elle le sait depuis toujours. Mais pourquoi de cette façon-là ? Dans le milieu d’où elle vient, on expédie brutalement les fautifs, quand on ne les bute pas tout simplement, à ce que racontait son père. Elle n’a pas encore la réponse à cette question. Après le départ des visiteurs, le prince lui a montré un jeu qu’elle ne connaissait pas. Elle se doutait que c’était les échecs, mais elle ne jouait qu’au nardi, auquel elle bat absolument tout le monde, en trichant s’il le faut quand la chance l’abandonne. Donc lui, c’était ça qu’il allait lui apprendre, les échecs.

     Les cours ont commencé dès le lendemain. Le premier professeur s’est excusé d’émettre une opinion : il trouvait que le prince avait confectionné un programme fort soutenu, il comprendrait qu’il doive être révisé et il se proposait en pareil cas de s’en ouvrir à Son Altesse. En fait, le quatrième et dernier précepteur de la journée avait été chargé par Vittorio Emanuele d’évaluer ce programme et celui-ci s’est avéré beaucoup trop léger. Dans toutes les matières, les enseignants avaient dû empiéter sur les leçons suivantes. En quelques semaines, tout était vu et assimilé. Il a fallu passer à des lectures complémentaires. La libraire du quartier arborait toujours un large sourire quand elle la voyait arriver. Et elle était de bon conseil : elle lui a recommandé à voix basse des livres dont le prince réprouverait certainement la consultation…

     Son grand plaisir est d’apprendre de très longs textes par cœur. Pas par goût pour la culture – la culture, ça ne sert à rien dans la vie –, non : pour le bonheur de voir ses interlocuteurs se ridiculiser. Lors de la rencontre préparatoire à la cérémonie avec l’évêque, elle a manœuvré pour amener la conversation sur L’apocalypse. Comme elle s’y attendait, le prélat a cité un passage et il s’est trompé. Ingénument, elle l’a corrigé, a souligné la beauté de l’œuvre commençant comme ceci, et l’air de rien l’a débitée intégralement. L’ecclésiastique, mains jointes, la regardait en riant aux anges. Bêtement.

     Elle a joué à peu près le même tour au président de la Société des belles Lettres, en public cette fois. C’était lors d’un dîner officiel dans un grand restaurant de la ville. Elle ne disait pas un mot. À un moment donné l’honorable personnage a évoqué La divine comédie. Elle a déclaré d’une voix fluette qu’elle aimerait la réciter sur une scène. Il n’a pu s’empêcher de pouffer. Elle lui a adressé un regard humble et a entamé la déclamation du poème dans une élocution parfaite sur un ton bas, puis elle a augmenté la puissance pour que tous les convives entendent. La savante tablée s’est tue, elle ne perdait rien du spectacle du président rougissant jusqu’à la pointe des oreilles. Après dix minutes, il l’a interrompue et s’est confondu en excuses.

     Ce jour-là, l’attitude des gens envers elle a commencé à changer, sans que la fausseté cesse de commander les comportements. C’est le 12 août dernier – sa naissance florentine, elle la célébrera chaque année – qu’elle a définitivement coupé la langue aux vipères : plus personne n’ose médire. Ses progrès avaient été aussi fulgurants aux échecs que dans les autres disciplines. Aucun adversaire ne lui résistait. Elle n’a donc eu aucune difficulté à convaincre son futur mari d’organiser un duel avec le champion de Toscane. Il s’est tenu dans la grande salle de l’Académie, sous l’imposante masse du David. Le tout Florence était là, et aussi des gens de la fédération nationale. Et aussi une flopée de journalistes : le prince est aimé, mais pas unanimement, il a des détracteurs, des jaloux surtout, alors, si sa protégée se faisait ridiculiser, ça serait plutôt vendeur. Ils en ont été pour leurs frais : elle a gagné en treize coups. Certains spectateurs n’avaient même pas encore trouvé l’emplacement de leur chaise que toute l’assistance se levait et qu’un tonnerre d’applaudissements secouait le vénérable bâtiment. Son adversaire a subi un malaise, il a fallu l’évacuer. Une tapette !

     Elle sent une présence, se retourne, le prince est là qui l’observe, elle ne l’a pas entendu entrer. Elle le devine contrarié, même si son visage n’exprime aucun reproche. Il est temps de redescendre ; non, elle a trop tardé, elle ne va donc pas attendre le soir pour se changer, elle va le faire de suite. Elle se rend à sa chambre, sa camériste appelle la coiffeuse, la maquilleuse et la couturière embauchées pour l’occasion. Elle enfile l’ample et lourde robe rouge satiné aux manches bouffantes, on lui passe les mancherons dont on noue les cordons, elle ajuste le léger plastron de gaze de doigts devenus délicats, elle s’assied, on la chausse, buste bien droit, on commence à la coiffer. Deux tresses symétriques ramenées en cercle sur le sommet de sa tête et unies par un fin fil d’or forment une couronne devant laquelle la femme de chambre dépose le magnifique serre-tête de la fameuse parure. Le prince a cédé à moitié : il en a fait fabriquer une réplique exacte. La poudre de riz sur le visage complète l’illusion d’une ressemblance avec celle qu’elle a haïe d’instinct.

     Lorsque les deux valets ouvrent les portes et qu’elle paraît au bras du prince, l’effet attendu se produit : les gens se taisent et s’écartent. Elle porte les bijoux ! Le couple passe de salon en salon, eux s’inclinent, parfois jusqu’à la révérence. Un par un, ils lui ont été présentés à leur arrivée. Elle a mémorisé tous les noms, toutes les qualités, tous les visages. Mais là maintenant, ça ne lui sert à rien, elle reste mal à l’aise. Quand Vittorio Emanuele se trouve séparé d’elle, elle est perdue, elle ne sait quoi leur dire, elle erre de groupe en groupe et finit par échouer derrière le vantail d’une porte ouverte du petit salon rouge. Une conversation filtre à travers l’interstice.

     Il n’y a vraiment que la gamine pour ignorer qu’il est presque ruiné. C’est ainsi qu’il prend sa revanche… Ruiné ? Sa revanche ? Sur qui, pourquoi ? Vas-y, accouche ! Quelqu’un se joint aux parleuses. Elle disait donc que le prince se venge de l’Église et de l’État. Il s’est substitué à eux pendant la guerre et il n’a pas du tout été dédommagé. Et puis les silences du pape à l’époque le révoltent toujours et l’attitude des politiciens d’aujourd’hui l’écœure : les musées du Vatican n’auront pas sa collection, la ville de Florence n’aura pas son palais. Il a vendu sa dernière entreprise, un domaine viticole, pour financer le mariage et garantir le train de vie du ménage. Après lui, sa jeune veuve dilapidera certainement tout et c’en sera fini des princes Pernozzi.

     Elle est un instrument ! Personne ne prête plus attention à elle, elle est fondue dans le décor, elle imagine l’écarlate de son visage perçant à travers son fard. Les gens, c’est juste des moyens pour arriver à ses fins, qu’il disait Fraco.

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