Julian ouvrit les yeux sur le plafond le plus étrange qu’il n’ait jamais vu. Il était vert émeraude, recouvert de paillettes et de créatures immenses peintes au pinceau qui…bougeaient.
Il écarquilla les yeux et cligna plusieurs fois des paupières pour s’assurer que ce n’était pas une hallucination dû au sommeil. Il rouvrit prudemment un œil puis l’autre. Sa mâchoire se décrocha de stupeur en voyant un dragon d’encre ondoyer gracieusement sur le plafond entre deux phénix voltigeant et quelques autres petites créatures ailées qui semblaient danser la gigue. Julian contempla ce spectacle incroyable sans oser bouger. Il avait l’impression que les monstres dessinés l’observaient du coin de l’œil, espionnant le moindre de ses mouvements et qu’ils pouvaient lui sauter dessus s’il bougeait sans autorisation.
En essayant de gigoter le moins possible, il observa son environnement. Il se trouvait dans une chambre, allongé sur l’édredon en patchwork d’un petit lit au matelas particulièrement moelleux, le haut du corps légèrement relevé grâce à de gros coussins. Autour de lui, la pièce était encombrée par des dizaines et des dizaines de livres aussi épais que des briques, empilés les uns sur les autres et formant les hautes tours d’un véritable château fort de papier. Chaque mur de la pièce était peint d’une couleur différente et recouvert d’étagères surchargées de fioles, d’autres livres, et d’un tas d’autres bricoles. Ils étaient décorés des mêmes fresques animées que le plafond. Julian retint un hoquet de surprise en voyant que les animaux fantastiques se déplaçaient d’un mur à l’autre, traversant des paysages merveilleux avec une nonchalance extraordinaire.
En suivant du regard une majestueuse sirène qui « nageait » entre des peupliers, il tourna la tête vers la droite et croisa les yeux de peinture d’un chat qui l’observait avec attention en balançant lentement sa longue queue touffue. Julian retint sa respiration et lui rendit son regard sans ciller.
Le chat, assis sur un petit bout de muret lui-aussi peint sur la cloison au niveau de la tête de lit, se releva pour sauter sans prévenir sur la tête d’un lutin qui passait par-là et qui n’eut pas franchement l’air d’apprécier. Par des bonds d’une grâce inimitable, le félin longea les murs en silence, dérangeant à son passages les autres petites créatures peintes sur les murs avec la plus grande décontraction, pour finalement passer entre les interstices de la seule porte de la chambre, peinte d’un bleu électrique un peu défraîchi.
Encore un peu choqué par ce spectacle, Julian ferma les yeux quelques secondes pour ne plus voir les fresques bouger tout autour de lui. Il avait l’impression d’être devenu complètement fou. La partie rationnelle de son cerveau lui hurlait que rien de tout cela ne pouvait être vrai : qu’il avait reçu un choc à la tête ou qu’il rêvait. Mais au fond de lui, l’enfant fantasque et aventureux qui courait encore après les feux follets au milieu des landes écossaises avait envie de croire en l’impossible. Cet enfant mourrait d’envie d’ouvrir les yeux pour se repaître un peu plus de la farandole de peintures en mouvement sur les murs.
Il rouvrit les yeux en entendant la porte s’ouvrir.
- Tu t’es réveillé ?
Artilius se tenait là, devant lui, à quelques mètre seulement. Il ne répondit pas, se contentant de la fixer avec attention, détaillant ses cheveux courts en bataille maintenu en arrière par une paire de lunettes d’aviateur remonté sur son front, son regard atypique qui lançait des éclairs et sa mine renfrognée. Un profond soulagement s’abattit sur lui. Il n’avait pas rêvé. Tout cela était vraiment arrivé. La cage de lumière, le gobelin, la morsure…
Se souvenant soudainement de sa blessure, il leva son avant-bras droit devant ses yeux, craignant de revoir l’horrible gonflement et la peau tuméfiée.
Mais il n’y avait rien. Son épiderme était redevenu parfaitement lisse, sain et blanc. Son poignet, ses doigts et sa main avaient retrouvé leur taille normale et leur mobilité. Il n’avait plus mal et aucune cicatrice ne la décorait sa chair. Plongé dans sa contemplation, il remarqua vaguement qu’il ne portait plus sa chemise déchirée mais un vieux pull orange, bouloché et élimé certes, mais très confortable.
Il finit par se redresser, fixa son regard dans celui d’Artilius et demanda sans préambule :
- Qui es-tu ?
La fille soupira et répondit :
- Je te l’ai déjà dit. Je m’appelle Artilius. Deidre Artilius.
Deidre. Ce nom chanta dans son esprit. Il l’avait souvent entendu dans son enfance lorsqu’il vivait dans le nord.
- Tu es Irlandaise ?
Elle parut surprise mais répondit quand même :
- Oui, par mon père.
Julian inspira un coup pour tenter de chasser le début de migraine qui s’annonçait tandis que la dénommée Deidre penchait la tête sur le côté d’un air un peu moins ennuyé qu’avant. Elle l’observa avec attention pendant qu’il se massait les tempes doucement pour apaiser son mal de tête et ne cilla pas lorsqu’il déclara :
- Mais ce n’était pas ce que je te demandais. Je me fiche de ton nom. Je veux savoir ce que tu es. Pourquoi as-tu pris la place d’Ophélia ? Pourquoi personne ne l’a remarqué ? Comment se fait-il que personne ne puisse te voir à part moi ? Comment as-tu disparu à l’arrêt de bus ?
- L’arrêt de bus ?
L’incompréhension lui faisait froncer les sourcils encore plus durement.
- Ce matin, près de l’arrêt de bus à Kensington High Street, je t’ai vue. Tu avais l’air de chercher quelque chose, j’ai essayé de te parler mais un camion a déboulé. Et l’instant d’après, tu avais disparue.
Elle eut l’air de réfléchir un moment puis soudainement, la lumière se fit dans son esprit.
- Le gamin sous l’auvent…
Bien que Julian appréciât moyennement de se faire traiter de gamin, il fut déjà soulagé de voir qu’elle se souvenait de lui.
- J’aurais dû me méfier à ce moment-là. Tu me fixais trop du regard pour que ce soit juste une coïncidence.
- Tu étais déjà invisible dans la rue ?
- J’étais censée être invisible. Il peut arriver que certains humains sentent ou devinent ma présence près d’eux mais toi, tu m’as vraiment Vue.
Julian comprit à l’intonation de sa voix qui ce n’était pas un simple sens de la vision dont elle parlait. Brulant de curiosité, il ne put se contenir :
- Comment fais-tu pour te dissimuler aux autres ? Comment M. Gantzman et les autres élèves n’ont-ils pas remarqués l’absence d’Ophélia ?
- Ils ne l’ont pas remarquée parce que pour eux, elle était là. J’ai simplement pris sa place et son apparence pour la matinée grâce à un charme.
- Un charme ?
- Une illusion magique produite par cette bague, répondit-elle en lui montrait l’épais bijou de métal brillant qui semblait beaucoup trop imposant pour son doigt fin.
En l’observant de plus près, Julian réalisa qu’il s’agissait en fait de trois anneaux accolés, chacun gravé de symboles et de runes différentes. Surprenant son regard curieux et avide, Deidre déclara :
- Ça ne sert à rien que je te fasse une démonstration, ça ne marcherait pas sur toi.
Julian ne put retenir une petit moue déçue mais se reprit très vite :
- Où est le gobelin ?
- J’ai réussi à le ramener chez lui. Il ne m’a pas mordue contrairement à toi et est retourné au Jardin sans trop faire d’histoires après que je lui ai expliqué ce qui lui arriverait s’il rencontrait la Garde.
Un léger sourire effleura discrètement ses lèvres minces à ces paroles. Julian avait une question pour presque chacun des mots qu’elle avait prononcés. Il commença donc par la principale :
- Le Jardin ?
Il sentait que ça n’avait rien à voir avec le jardin botanique de Chelsea ou de Kew.
- Le Jardin Boréal. Le domaine des Fées.
- Les Fées existent ?
Julian se sentait décoller du sol de bonheur à chacune de ses paroles. Cette fille était en train de lui confirmer ce en quoi il avait toujours voulu croire.
- Bien sûr. Ce sont de vraies pestes mais elles existent.
L’adolescent prit une seconde pour digérer tout ça en inspirant profondément. Pendant ce temps, Deidre continua d’une voix monocorde qui le laissait supposer qu’elle avait déjà eu ce genre de conversation avec des personnes beaucoup plus sceptiques que lui :
- Je sais que ça doit te paraître dément mais…
- Et toi ? Tu es quoi ? l’interrompit-il, vibrant d’excitation.
Elle eut l’air mécontent d’être coupée en plein élan et surprise de son apparente gaieté face à toutes ses révélations. Elle prit un instant avant de lui répondre d’un air grave et solennel :
- Je suis une Passeur.
Même dans toutes les légendes qu’il connaissait (et Dieu seul savait combien il en avait entendues dans sa vie), Julian n’avait jamais entendu parler de ses « Passeurs ». Il y avait bien le passeur d’âme Charon dans la mythologie grecque mais son instinct lui soufflait que ça n’avait absolument rien à voir. Après tout, lorsqu’il l’avait vue, elle pourchassait un gobelin furieux pour lui passer les menottes après s’être fait passer pour l’une de ses camarades de classe. C’était quand même assez loin du vieillard qui faisait traverser le Styx aux défunts en échange d’une obole. Dans son cas, il s’agissait plutôt de ramener quelqu’un chez lui.
- Et en quoi ça consiste ?
- Je permets aux Créatures de l’Ombre ou Surnaturelles de traverser les Frontières. Avec mes semblables, je suis le lien entre les différents univers. Nous sommes des protecteurs, des voyageurs, des gardiens et des espions.
Julian n’avait aucune idée de ce qu’était une Créature de l’Ombre, ni même une Surnaturelles, bien qu’il en ait déjà une vague idée après avoir vu le gobelin. Il ne dit rien pour l’encourager à poursuivre.
- Le gobelin que tu as vu était sous ma responsabilité et a réussi à échapper à ma surveillance. Il m’avait promis qu’il devait juste faire une petite course à Berlin mais il s’est servi d’un Passage pour m’échapper pour partir découvrir le monde sans papier, ni autorisation. De plus en plus de Créatures féeriques se lancent dans ce genre d’aventure ces derniers temps. Je lui ai couru après pendant deux semaines jusqu’à retrouver sa trace dans ton école. Lorsqu’il t’a mordu, je t’ai amené ici pour te soigner.
Elle accompagna son propos par un large mouvement de bras. Julian réalisa un peu tard qu’il se trouvait effectivement dans un endroit inconnu et qu’il n’avait même pas songé à s’en inquiéter. Mais les peintures vivantes, les révélations de Deidre et sûrement les quelques effets restant de la pilule l’avaient légèrement déconcentré.
- Où sommes-nous d’ailleurs ?
- Dans mon repaire. Personne ne peut y pénétrer où en sortir sans mon autorisation.
- Mais encore ?
- C’est…compliqué à expliquer.
C’était la première fois qu’il l’entendait hésiter.
- Dis toujours. Je pense que je peux tout entendre maintenant.
Elle le fixa attentivement droit dans les yeux et ce qu’elle y vit sembla la convaincre.
- Nous sommes dans l’Entremonde.
Un temps de silence.
- Pardon ?
- Nous ne sommes ni dans ton monde, ni dans un autre. Nous sommes entre deux et cet endroit spécial – ce non-lieu – s’appelle l’Entremonde. Ou du moins, c’est comme ça que nous l’avons toujours appelé.
Julian se sentait bizarre. Comme si le fait de savoir qu’il n’était plus dans son univers d’origine avait une influence sur son organisme. Surprenant sa pâleur soudaine, Deidre déclara :
- Il faut que tu manges. Le venin de gobelin provoque des nausées mais c’est important de ne pas rester le ventre vide après une morsure. Tu peux te lever ? demanda-t-elle doucement en s’approchant.
Julian n’était vraiment pas sûr que son mal-être soit uniquement causé pour sa blessure mais plutôt par le flot continu de révélations et d’étrangetés qui lui tombaient dessus sans s’arrêter. Il laissa tout de même Deidre lui prendre le bras pour l’aider à se relever. Les murs ne tremblèrent que quelques secondes sous ses yeux avant d’à nouveau se solidifier. Mobilisant toute sa concentration pour ne pas s’écrouler lamentablement au sol, il s’appuya contre elle pour se laisser guider jusque dans l’autre pièce, en contournant les piles de livres dangereusement instables et les plantes en pot posées à même le sol.
En se serrant contre elle, il remarqua qu’elle dégageait une odeur de citron, de fleurs, de suie et d’huile de moteur.
Etrange. Mais qu’est-ce qui ne l’était pas chez elle ?
La seconde pièce qui semblait faire office de cuisine, salle à manger et salon n’était pas tellement plus grande que la chambre et tout aussi en pagaille.
Julian pensa à sa mère qui lui reprochait souvent de ne pas ranger sa chambre. Si seulement elle avait pu voir le repaire de Deidre. Elle se serait sûrement évanouie devant les habits jetés n’importe où, les livres et magazines empilés contre les murs, les cadres et les tableaux accrochés de travers, la pile de vaisselle sale dans l’évier et les coussins tombés au sol et qu’on ne s’était pas donné la peine de ramasser.
Néanmoins, ce désordre créait un environnement chaleureux. Partout où il y avait de l’espace, on avait disposé des poufs moelleux et des couvertures colorées. Des plantes aux larges feuilles orange, bleues ou rouges que Julian n’avait jamais vues fleurissaient sur les étagères. Les bibliothèques murales garnies de grimoires ornés d’écriture mystérieuse et les larges fauteuils doublés de velours rouges étaient de véritables invitations à la détente. Des appliques et des lustres de style art déco ainsi qu’un nombre impressionnant de chandeliers diffusaient une douce lumière, compensant l’absence de fenêtre. Plusieurs tasses et mugs à paillettes aux slogans amusants étaient abandonnés sur une table basse délicatement ouvragée, les murs colorés auxquels étaient accrochés des cartes et des plans de mondes mystérieux étaient recouverts des mêmes dessins vivants que la chambre et un épais tapis persan recouvrait le parquet.
La jeune fille le guida dans ce labyrinthe d’objet, s’excusant mollement pour le désordre et le conduisit jusqu’au coin cuisine, séparé du reste par un petit bar en marbre. Julian se jucha presque sans aide sur l’un des hauts tabourets et Deidre entreprit de lui servir quelque chose en fouillant dans le frigo. En levant la tête, Julian remarqua pas moins d’une vingtaine d’horloges, de couleur, de forme et de taille variée, suspendues au-dessus de la cuisinière. Chacune était réglée à une heure différente.
- Deidre…commença-t-il, sans quitter cette étrange décoration des yeux.
- Artilius.
- Quoi ?
- Appelle-moi Artilius, répéta-t-elle en se redressant pour le fixer d’un air dur. Et pas autrement, c’est compris ?
- Très bien…Artilius pourquoi as-tu autant d’horloges ? demanda Julian en les indiquant d’un geste du menton.
Elle finit par trouver un bol rempli de fruits coupés grossièrement qu’elle lui tendit en répliquant un peu sèchement :
- Ça ne servirait à rien que je t’explique.
- Pourquoi ?
- Et d’un, tu ne comprendrais pas. De deux, ça ne te servirait à rien. Dès que tu as fini de manger, je te ramène chez toi.
Julian manqua de s’étouffer avec un morceau de melon. Il toussa une ou deux fois avant de se redresser, les yeux brillant et s’exclama :
- Quoi ?
Si elle fut surprise de sa réaction, Deidr…Artilius n’en montra rien. Elle prit un torchon pour essuyer vaguement le plan de travail sans le regarder.
- Je ne peux pas te garder ici éternellement. Tu es resté ici évanoui pendant presque toute la journée. Tes parents vont s’inquiéter s’ils ne te voient pas rentrer.
Ils seraient surtout furieux s’ils apprenaient que Julian avait manqué toute une après-midi de cours pour courir après un gobelin. Refusant de penser à eux pour le moment, Julian s’appliqua à manger le plus lentement possible un morceau d’ananas au bon goût acide. Ne voulant pas manquer une telle occasion d’obtenir plus d’informations sur un monde dont il venait d’entrapercevoir l’existence, l’adolescent recommença à poser des questions :
- Ça fait longtemps que tu fais ça ?
- Quoi donc ? Courir après des gobelins dissidents dans toute l’Europe ? Accepter que des gamins dans ton genre squattent chez moi pendant toute une après-midi ? Non, je te rassure. Tu es le premier.
Le ton était sarcastique, presque agressif. Artilius avait croisé les bras devant sa poitrine comme pour se protéger et montrait les dents dans un rictus peu amical, un peu à la manière du gobelin. Mais Julian ne se laissa pas démonter. Il avait toujours été d’un naturel optimiste et les attaques verbales ne l’atteignaient pas. Surtout lorsqu’il fallait satisfaire sa curiosité maladive.
- Être Passeuse.
La fille soupira, se passa la main dans les cheveux et voyant qu’il avait arrêté de manger pour attendre sa réponse, elle céda :
- Premièrement, on dit Passeur, même pour une femme. Et deuxièmement, ça va faire soixante-deux ans que j’ai rejoint la Guilde.
L’adolescent resta un instant interdit, examinant ses traits doux, ses joues encore un peu ronde, sa peau parfaitement lisse et ses courts cheveux bruns avant de déclarer :
- Tu ne les fais pas.
Elle éclata d’un rire un peu forcé, la tête rejetée en arrière et les bras à nouveau croisés sur le devant. Son hilarité fut de très courte durée. Elle refixa son regard dans le sien avec une intensité presque dérangeante en déclarant :
- Tu trouves ? Pourtant j’ai plus de quatre cent ans, gamin.
- Et tu travailles depuis seulement soixante ans ? demanda innocemment Julian bien qu’il ait été sérieusement ébranlé à l’entente de son âge.
- Soixante-deux, marmonna-t-elle en réponse et en détournant le regard, visiblement déçue de son manque de réaction.
Bien qu’il fasse de son mieux pour avoir l’air détendu, Julian avait tout de même du mal à y croire. Cette fille ne semblait pas tellement plus âgée que lui, avec sa petite taille, sa silhouette mince, les quelques tâches de rousseurs qui décoraient son nez et son perpétuel air d’enfant boudeur. Elle aurait même pu paraître plus jeune s’il n’y avait pas eu ces yeux. En plus de leur couleur atypique, ils dégageaient une dureté froide et implacable que seule offrait l’expérience. Julian songea à son regard lorsqu’il l’avait aperçue à l’arrêt de bus. Triste, froid, hanté par le poids de toute une vie. Une vie qui manifestement, ne s’était pas toujours extrêmement bien déroulée.
Le jeune homme se pencha en avant au-dessus du comptoir. Pour l’inciter à lui en dire plus, il lui adressant un sourire un peu provocateur. Elle le fusilla dangereusement du regard mais finit tout de même par lâcher dans un souffle :
- Disons que…j’ai été recrutée récemment.
- Vous embauchez ? demanda vivement Julian très intéressé en se penchant un peu plus vers elle, manquant de renverser sa salade de fruits.
Soudainement méfiante, Artilius le fixa, étudiant ses yeux brillant d’excitation, son souffle court et son air ravi.
- Plus maintenant, affirma-t-elle d’un ton catégorique.
Julian n’y crut pas une seconde. Elle voulait juste se débarrasser de lui. Mais il était plus coriace que cela. Il fit cependant mine d’être déçu et se rassit plus convenablement face à sa salade. Alors qu’il galérait à attraper un morceau de mangue juteux entre ses doigts, Artilius lui tendit une fourchette sortie de nulle part, sans un mot et le visage de marbre. Julian la prit en lui adressant un sourire reconnaissant qu’elle ignora royalement, s’adossant au mur en face, les bras croisés et le visage fermé pour le regarder manger.
Pour essayer de gagner du temps, il mâcha consciencieusement chaque morceau, réfléchissant à toute vitesse à une question qu’il pourrait poser sans craindre qu’elle se braque. Mais une seule lui vint à l’esprit et lui brûla les lèvres jusqu’à ce qu’il se décide à la poser :
- Tu faisais quoi avant d’être Passeur ?
Sans que Julian ne l’ait souhaité ou ne le voit venir, les pupilles d’un gris surnaturel s’assombrirent aussi soudainement qu’un ciel d’orage en été. Pendant un instant, son regard se fit aussi triste et hanté qu’à l’arrêt de bus. Artilius ne répondit rien, ne s’offusqua pas, ne fit pas un geste et sembla même s’arrêter de respirer. Elle semblait perdue au plus profond de souvenirs qu’elle aurait préféré oublier. Julian se mordit la langue pour se punir de sa bourde, n’osant remuer de son siège.
- Artilius…
- Avant…je n’étais plus rien.
Sa voix semblait venir d’outre-tombe. Elle fixait Julian droit dans les yeux mais ne semblait pas réellement le voir. Elle était ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu, une autre époque avec des personnes qui devaient l’avoir oubliée depuis longtemps. Elle se perdit dans un flot tourbillonnant de souvenirs colorés, joyeux, remplis de musique et de sourire mais assombri par le voile gris de la mort et du regret. Son cœur se fendilla dans sa poitrine lorsque des visages familiers lui revinrent successivement en mémoire avec toujours plus de netteté et une précision douloureuse. Lorsqu’elle secoua la tête pour retrouver ses esprits, Julian la fixait toujours d’un air inquiet. Ses grands yeux de faon, d’un beau brun chaud la regardaient avec inquiétude et curiosité, cherchant à percer les secrets de son cœur. Ravalant sa nostalgie et son envie de pleurer, elle le fusilla du regard et déclara :
- Finis les question. Mange vite et prépare-toi à rentrer.