"Tu es né pauvre, tu es pauvre et tu resteras pauvre pour toujours..."
Quel être humain doté d'un cœur, adulte responsable et bienveillant, dirait ça à un enfant qui commence à peine à apprécier sa vie ? Quand Marlène a entendu ces remarques pour la première fois, elle s'était créée une image tellement horrible dans sa tête que même en grandissant, elle n'a pas pu s'en défaire complètement. À son âge, un enfant réclame beaucoup d'attention, des petits caprices ici-et-là et mille et une idées qui foisonnent dans son cerveau. Généralement, un enfant ne connaît la pauvreté dans son sens propre que si l'environnement dans lequel il évolue lui fait croire qu'il est pauvre. Alors, lorsque à chaque besoin qu'elle ressent l'envie de combler, à chaque désir qu'elle souhaite assouvir et même à chaque petite chose qu'elle a envie d'avoir, sa mère lui répond : "je n'ai pas d'argent à jeter par la fenêtre", Marlène se referme sur elle-même, finissant par croire qu'elle est réellement pauvre.
Alors, vous lui conseillerez certainement d'aller plutôt voir son père. Mais, un père absent est presque invisible et puis, comment oser demander quelque chose à son père quand sa propre mère fixe déjà des barrières à son propre concept du "parent idéal".
- "Votre père ne pense pas à vous. Il ne s'occupe pas de vous. Je suis la seule à bien vouloir m'occuper de vous. Alors, ne pensez même pas une seule seconde pouvoir lui demander quelque chose, ce sera toujours un NON catégorique".
À cette seule réponse, l'enfant en elle se repliait systématiquement, quand bien même, à plusieurs reprises, elle avait pourtant élaboré un véritable plan pour approcher son père, le peu de temps qu'il restait à la maison pour lui demander, ne serait-ce qu'un peu d'attention. Mais elle n'osa pas. Plus tard, elle finira par comprendre que la carapace dans laquelle sa mère enveloppa son père était simplement une manière égoïste d'avoir le contrôle sur toute la famille. Élever un enfant dans la peur était la façon la plus efficace de forger son mental à croire à tout ce qu'on lui dit. Et si Marlène avait fini par admettre qu'elle était bien pauvre, c'est en grande partie à cause de sa mère.
Mais au-delà de cette pauvreté visible ou rendue sensible à cause juste des récits méprisants de sa mère, Marlène se rend aussi compte que la pauvreté lui collait à la peau, et coulait même jusque dans ses veines. Elle était si ancrée en elle qu'elle dégageait certainement une odeur forte perceptible à des kilomètres de sa petite personne. Pauvre, mais pauvre petite fille qui n'avait rien que ses yeux pour pleurer quand ses voisines les plus proches lui montraient de beaux jouets achetés pour aucune raison spéciale. Elle, qui ne recevait ni cadeau valeureux ni présent de valeur, même pour son propre anniversaire. Pauvre petite fille qui jouait aux cailloux et à la boue à longueur de journée quand les autres enfants de son âge s'amusaient avec des poupées presque trop réelles. Oui, Marlène avait bien compris que seul un pauvre portait les mêmes chaussures pour toute l'année scolaire, le même cartable quasiment toute la primaire, les mêmes vêtements (ou approximativement) à Noël. Bref, elle avait compris, assez tôt, ce tout ce qui devait être normal pour la plupart des enfants de son âge, était tout simplement le reflet de la pauvreté dans la peau.
Alors, elle s'est résignée, dans son coin, à jouer à ses jeux préférés. Mais aussi pauvre était-elle, elle s'était dite qu'elle méritait quand même d'être heureuse et que ce mot n'allait pas l'empêcher de l'être. De toute façon, elle avait déjà tout ce dont elle avait besoin autour d'elle : ses animaux de compagnie — des chiens et des tortues, la nature comme terrain de jeu et surtout sa petite sœur (imaginaire) qui ne la quittait plus. Malgré la pauvreté apparente, Marlène vivait dans une maison dotée d'une grande cour où elle était libre de jouer et de virevolter avec les libellules, les abeilles et notamment les papillons, devenus plus tard son animal fétiche. Car si pour la plupart, un papillon est un simple insecte volant, Marlène y voyait plus sa sœur, spécialement que la plupart s'arrêtaient souvent jouer avec elle ou rester à ses côtés le temps d'un instant, sans craindre d'être capturés ou tués.
- "Voilà, ma richesse. Je suis même plus riche que la plupart d'entre vous, car je n'ai pas eu à quémander leur attention, que ces animaux me tiennent compagnie toute la journée."
Marlène s'était créée un refuge que personne ne pouvait détruire : sa bulle, sa deuxième victoire... un autre ciel au-dessus de la terre.