Quarante.
Quarante nouvelles billes noires, alignées en un chapelet lugubre à côté de lui.
Autour du trône de paille, la fontaine asséchée débordait à présent d'un autre liquide, plus âcre. Les corps, entassés en une pyramide grotesque, voulaient célébrer la fête, bras tordus vers le ciel, sourires pétrifiés par la mort.
Assis au bord d’une falaise, les jambes dans le vide, Cléandre laissait glisser les billes une à une entre ses doigts. Chaque cliquetis sonnait en un reproche. À ses côtés, Miranda balançait ses jambes, le nez levé vers le ciel embrasé.
— Regarde, Cléandre, c'est beau... on dirait un grand feu d'artifice !
— Oui, marmonna-t-il, un feu d’artifice... ou l’enfer en solde.
La lueur rouge du soleil sur la cime des arbres faisait saigner la forêt tout entière.
Miranda, elle, n'y voyait qu'un joli coucher de soleil. La chance de l'innocence. Cléandre soupira.
D'accord, ces villageois avaient tenté de le rôtir. D'accord, il aurait pu, peut-être, en laisser un ou deux ramper hors du massacre, pour la forme.
Mais à sa décharge, l'efficacité du Grêle-Âme ne supportait pas les demi-mesures. Il observa ses billes et sentit leur poids s'accrocher à ses épaules.
— Où allons-nous maintenant, Cléandre ? demanda Miranda, la voix légère.
Il se passa une main sur le visage, résigné. Il fallait contrebalancer. Expier, d’une certaine manière. Une bille, un acte de magnanimité. Il venait, sans même comprendre comment, de signer le contrat le plus ridicule de sa carrière.
Dans quel foutu bordel est-ce que je viens encore de m’engager...
Il releva les yeux, lentement. Miranda, à ses côtés, fredonnait une mélodie sans queue ni tête.
— Où allons-nous maintenant ? redemanda-t-elle, rêveuse.
Cléandre l’observa. Ses boucles en bataille, ses joues rosies par le vent. Aucune ombre dans le regard. L’innocence complète, inébranlable. Le genre d’innocence qui faisait mal à côté d’une pyramide de cadavres.
Il se racla la gorge et se releva.
— On descend, répondit-il, l’air grave. Là où il y a encore des gens à sauver. Ou du moins... à ne pas tuer. Ce sera déjà un progrès.
— Oh ! Tu veux aider les gens ? s’émerveilla-t-elle.
— Disons que je veux faire oublier à l’univers que j’ai été un petit peu... excessif.
Miranda leva les yeux vers lui, les sourcils froncés.
— Tu as été méchant, Cléandre ?
Il esquissa un sourire fatigué.
— Non, ma petite. J’ai été... trop convaincant.
Elle haussa les épaules, déjà repartie dans ses pensées, puis se remit à chantonner doucement. Cléandre jeta un œil aux billes noires. Il en prit une dans sa paume, la fit rouler entre ses doigts, puis la rangea avec soin.
— Très bien. Quarante actions. Vraies. Magnanimes. Incontestables.
Il fit craquer ses doigts, ajusta son col, et ajouta, dans un souffle :
— Et pas juste ramasser les crottes d’un chien aveugle.
Il se redressa, se tourna vers Miranda :
— Tu veux faire une bonne action, toi aussi ?
Elle leva les yeux, radieuse.
— Oui ! On pourrait offrir des fleurs à des grenouilles !
— …On va noter ça. Très haut dans le barème.
Ils se mirent en route. L’un pour soulager sa conscience, l’autre pour offrir des pétales à des batraciens imaginaires.
Le Grêle-Âme ne disait rien ; Cléandre le sentait : au fond de lui, quelque chose attendait que la balance s’équilibre.