La petite rappareilleuse de chaussettes

Par Oyoèt
Notes de l’auteur : Nouvelle lauréate au concours régional du CROUS de Lyon de 2021 (3e place).

Émilie occupait seule l'atelier sur le devant de l’usine, où elle voyait défiler chaque jour des centaines de personnes qui venaient avec une chaussette seule et un bout d’espoir. Ses clients étaient très gênés d’avoir égaré l'autre chaussette et cherchaient à se justifier en racontant mille histoires extravagantes. Untel disait avoir perdu sa chaussette dans une montgolfière, une autre l’avait égarée chez une amante jamais rappelée, dans un jardin public, au milieu de l’océan Pacifique…

Émilie croyait plus en les histoires qu'en les mots. N'ayant elle-même jamais d'histoire à raconter, elle faisait oublier son mutisme en perfectionnant l'art de l'écoute. Elle se contentait de récupérer chaque chaussette et de ponctuer les discussions à sens unique avec divers hochements de tête, mouvements de sourcils et regards entendus. Elle buvait toutes ces aventures qu’elle ne connaîtrait jamais, les rangeait dans la chaussette qu’on venait de lui donner et la déposait délicatement sur son comptoir. Le soir, elle irait suspendre ses prises du jour au bout d’une pince à linge, dans le petit espace qu’on lui avait alloué.

Elle n'avait pas toujours occupé le poste de rappareilleuse de chaussettes à l'usine. À vrai dire, elle n'avait commencé à travailler que quelques années auparavant, lorsque ses aides sociales avaient brutalement cessé de nourrir son maigre compte en banque. On lui avait alors vaguement expliqué que les humains avaient entièrement repris la charge de gouverner leurs semblables, et avaient débranché les ParlementIAres - des ordinateurs surdoués qui faisaient régner la paix, l'égalité et l'oisiveté depuis presque une décennie. Émilie avait trouvé toute cette histoire ennuyeuse, mais en avait compris la morale : elle devait chercher du travail.

Heureusement pour elle, la Grande Purge Anti-Machines de 2046 ne s'arrêta pas au Parlement d'IA et envoya tous les robots qu'elle put à la casse, des aspi-robots domestiques aux ouvriers mécaniques.

Peu de temps après, la moitié de la population travaillait dans des usines. La transition de huit à quatre-vingts heures de travail par semaine ne se fit pas sans réticence ; mais sans assistance robotisée, l’Homme n’eut pas d’autre choix que d’assumer. La société moderne dut revoir ses priorités, et reconvertit ses usines de machines-à-laver-appareilleuses-de-chaussettes-repasseuses-de-chemises-et-plus-encore en… manufactures de chaussettes. 

Pourquoi les chaussettes ? Le philosophe Strabøli dirait que ce qui sépare l’Homme de l’animal, c’est de ne pas fouler le même sol de leurs pieds nus, et que la chaussette joue un rôle primordial dans cette affaire. Il nous enjoindrait d'oublier Homo sapiens et d'acclamer Homo impilios, l'Homme aux chaussettes… La vérité était bien plus simple : les chaussures devenaient très inconfortables maintenant qu’elles étaient produites par des mains humaines, et les chaussettes étaient indispensables pour marcher sans se meurtrir les pieds.

En même temps que les chaussettes redevenaient à la mode et que les machines-à-laver-appareilleuses-de-chaussettes disparaissaient de la surface du globe, l’humanité fit face à un problème d’une ampleur considérable : les chaussettes n’arrêtaient pas de se dépareiller. Les gens étaient forcés de racheter de nouvelles paires toutes les semaines, ne sachant que faire de leurs chaussettes orphelines. 

De peur que leurs ennemis jurés, les fabricants de chaussurettes, profitent de la lassitude pour imposer leur produit soi-disant révolutionnaire ("Chaussures à l'extérieur, chaussettes à l'intérieur : chaussurettes !"), les magnats de l'industrie chaussettière eurent une idée. Ils lancèrent un service après-vente de récupération de chaussettes abandonnées, reconvertissant leurs ouvriers les plus prometteurs à la dure tâche de rappareiller les chaussettes célibataires. L'idée devait être lancée pour l'année 2050, avec le slogan : "Nouvelle année, anciennes chaussettes".

Émilie avait fait partie du lot reconverti. Elle avait appris la nouvelle par la bouche-haut-parleur de son supérieur, une des rares machines intelligentes à avoir survécu. Émilie étant l’ouvrière la plus performante de l’usine (son efficacité augmentait de 4,8% chaque mois, presque au niveau de ses collègues masculins !), elle fut sélectionnée pour respecter le quota de parité de la nouvelle équipe.

Bien vite, tous ses collègues masculins de l’atelier de rappareillage de chaussettes furent débordés, destitués de leur poste, et retournèrent au fond de l’usine les chaussettes entre les jambes. C'est ainsi qu'Émilie aménagea son petit coin de paradis qui donnait sur la rue, opérant ses tours de magie grâce à des pinces à linge, des chaussettes et des bouts de papier. Parfois, quand un client finissait de raconter l'histoire qui accompagnait sa dernière chaussette, Émilie refusait l’offrande d’un geste et partait vivement dans le fond de sa remise. Elle en ressortait aussi vite qu’elle y était entrée, arborant une pince à linge et une mine triomphante. Au bout de la pince à linge se trouvait l’exacte réplique de la chaussette qu’on venait de lui montrer, et un petit morceau de papier sur lequel était écrit un long numéro. Quand ses clients ahuris lui demandaient si elle avait effectivement six cent soixante-dix-neuf millions cinq cent quatre-vingt-treize mille deux cent sept chaussettes, elle secouait la tête avec un sourire et tendait le morceau de papier avec la chaussette. Il s’agissait bien sûr du numéro de téléphone de l'ex-propriétaire de l’autre chaussette.

Vous seriez surpris de voir comment un appel téléphonique à propos d’une simple paire de chaussettes peut durer longtemps. Au bout du fil, on retrouvait un vieil ami, un cousin éloigné, le patron d’une patinoire qui finissait par vous inviter à venir glisser gratuitement, un maître-nageur qui vous offrait une leçon de natation, un collègue de bureau à qui vous n’aviez jamais parlé. En raccrochant, les clients d’Émilie sentaient une chaussette chaude et douce recouvrir leur cœur. Si l’un s’appropriait une nouvelle paire, les deux gagnaient une nouvelle relation.

Au bout de quelques mois, le stand d’Émilie faisait fureur. Les gens venaient de partout lui apporter leurs chaussettes et des bouts de leurs vies ; les plus audacieux envoyaient même un colis de l’autre bout du monde avec leur histoire consignée par écrit. Les gens égaraient bien plus souvent leurs chaussettes, certains venaient même la voir toutes les semaines, et les ventes de chaussettes de l’usine battaient des records. 

Bientôt, Émilie eut à ses côtés un assistant, Julien. Mais les questions qu’il posait aux clients les mettaient mal à l’aise, et ceux-ci répondaient vaguement voire fuyaient carrément le jeune homme. Les plus malins faisaient preuve de galanterie, laissaient passer la personne derrière eux et arrivaient au comptoir avec un soupir de soulagement quand le sourire muet d’Émilie se trouvait derrière. Celle-ci se rendit rapidement compte que les chaussettes de Julien étaient moins colorées que les autres, que leurs histoires étaient confuses, pleines de trous et d’incohérences. Quand un client venait avec la sœur d’une chaussette que Julien avait ramassée, elle devait faire de gros efforts pour retrouver l’objet convoité, et faisait parfois plusieurs aller-retours entre le comptoir et l’arrière-boutique.

Peut-être que le mutisme d'Émilie donnait à ses interlocuteurs une sorte d'assurance qu'elle garderait leurs secrets pour elle, et que ce silence encourageait leurs bavardages. Elle ne s’y intéressait pas que par devoir, elle prenait un plaisir non feint à écouter les ragots et anecdotes de ses clients et ceux-ci la remerciaient avec des histoires supplémentaires. En arrivant jusqu’à elle, les mots s’effilochaient pour ne faire plus qu’un grand fil qu’elle tricotait mentalement pour en faire des scènes, des personnages et des émotions qu’elle fourrait au fond de la chaussette. Elle dut apprendre à Julien la vertu du silence, et ce que ce dernier perdait peu à peu en paroles, il le gagnait en bienveillance.

Le chef de l’usine tint à apporter sa « touche marketing », arguant qu’on pouvait capitaliser sur la sympathie qu’Émilie inspirait aux gens en lui donnant un titre. Il finit par faire accrocher une pancarte où était brodé « La petite rappareilleuse de chaussettes », ce qui devait d’après lui augmenter le capital d’intérêt du stand de 13,7% et lui amener 9,8% de clients supplémentaires.

Les chiffres avaient glissé sur Émilie sans qu’elle cherche à les comprendre. Pour ses oreilles, ils avaient moins de sens que les mots car ils ne racontaient pas d’histoires. Si on lui avait expliqué qu’avec cette pancarte, elle rencontrerait encore plus de clients qu’avant et qu’elle aurait plus d’histoires à écouter, elle aurait certainement accepté la pancarte avec joie ; pour l’instant, elle n’appréciait guère l’adjectif qu’on lui apposait sans son accord. Elle n’était certes pas très grande - quatre à six chaussettes selon que la mode était aux socquettes ou aux chaussettes montantes - mais ne se formalisait pas de sa taille. Lorsqu’elle arrivait chaque matin devant son échoppe, elle levait les yeux vers cette pancarte, et l’image qu’elle y voyait était celle d’une petite fille en verre qui s’emmitouflait dans des chaussettes par peur de se briser. 

Elle n’aimait pas cette image.

Au fil du temps, certaines chaussettes avaient réussi à passer au travers des mailles du filet d’Émilie. Personne n’était venu les réclamer, aucune histoire n’avait fait écho à la leur. Elles étaient véritablement seules... Émilie bondissait alors de joie lorsqu’un client venait donner une seconde vie à une de ces chaussettes, qu’elle croyait perdues pour toujours. 

Les chaussettes étant autant un luxe de confort qu’un accessoire de mode, l’industrie veillait à changer la tendance chaque saison pour que les ventes ne diminuent pas. Ainsi, lorsque le bon goût commanda de renouveler entièrement son garde-pieds pour le garnir de chaussettes "anti-transpi", le stock d’Émilie grimpa en flèche en quelques jours. Elle fut alors autorisée à disposer comme bon lui semblait des plus vieux articles, que plus personne ne viendrait réclamer.

Chaque soir, pendant que Julien rangeait à sa place le butin du jour, Émilie se glissait au fond de la pièce remplie de chaussettes du plancher jusqu’au plafond et choisissait soigneusement celles qu’elle allait emporter chez elle. Lorsqu’elle était d’humeur chagrine, elle en prenait qui renfermaient des histoires drôles ; lorsqu’elle était radieuse, elle se permettait d’adopter quelques chaussettes tristes : une rupture, un décès, parfois même des gens seuls qui espéraient qu’on les appelle.

Dans sa chambre, elle vidait son sac plein de chuchotements et de chaussettes et les intégrait au décor : une couverture de douceur, une guirlande d’espoir, un rideau de désillusion. Son plus grand projet était son matelas, qu’elle ne garnissait que d’histoires d’amour laissées en suspens. Lorsqu’elle s’endormait dessus, elle se laissait doucement bercer par la laine gorgée de tendresse.

Un jour, le Président de la Citoyenneté vint visiter l’usine pendant sa campagne électorale. Puisque ses mandats ne duraient qu’un an, le Président était pour ainsi dire constamment en campagne, mais il pouvait être élu autant de fois que le peuple le souhaitait. Le Président mit donc un point d’honneur à visiter le stand de la célèbre petite rappareilleuse de chaussettes, et sortit même une chaussette de sa poche. En fait, tout avait été prévu à l’avance pour que le Président soit le 2050e client d’Émilie, ce qui ferait une jolie publicité pour sa campagne électorale de 2050 - et pour l’usine.

Entouré de journalistes qui trouvaient la situation très cocasse, le Président tendit sa chaussette à Émilie entre deux compliments sur les services qu’elle rendait à son pays, et il accrocha son regard.

Émilie ne bougea pas.

Le Président était un peu gêné de rester le bras tendu, mais il aurait été ridicule de ranger sa chaussette seule alors qu’il se tenait justement devant la rappareilleuse de chaussettes la plus réputée qui soit. Au bout d’une dizaine de secondes de cet affrontement silencieux, gêné d’un côté et patient de l’autre, une ministre habituée de la boutique s’approcha du Président :

— Monsieur le Président, je crois que… je crois qu’elle attend votre histoire, lui glissa-t-elle à l’oreille.

— Mon histoire ? répondit-il en fronçant les sourcils.

— L’histoire de votre chaussette.

Le Président émit un « Oh ! » imperceptible, fit un signe discret à sa ministre et tourna ses yeux pétillants de malice vers Émilie. Une fois que tous les micros et caméras furent coupés, il raconta son histoire à voix basse de sorte que personne d’autre au monde qu’Émilie ne pût l’entendre. Le monologue dura presque une demi-heure au lieu des cinq minutes prévues sur l’emploi du temps présidentiel.

Deux mois plus tard, un beau jeune homme du nom d’Eduardo partit de chez lui avec une chaussette à la main et y revint avec deux chaussettes et un bout de papier. Il faillit raccrocher et se confondre en excuses lorsqu’il tomba sur le numéro personnel du Président de la Citoyenneté, réélu pour la quatrième fois. Mais contre toute attente, l’homme qu’Eduardo trouva au bout du fil était jovial, plein d’humour et très curieux de savoir comment Eduardo avait pu se retrouver avec une chaussette présidentielle entre les mains.

Encore un mois plus tard, le Président annonça qu’il renonçait à ses fonctions et qu’il se retirait définitivement de la vie politique pour se marier, célébrant ainsi le premier mariage présidentiel homosexuel de l’histoire. Bien évidemment, le nom d’Émilie figurait sur la liste des invités d’honneur.

Le lendemain du mariage, comme chaque matin, Émilie leva les yeux en arrivant à l’usine et sursauta. L’inscription brodée de son atelier avait été mutilée, et clamait maintenant « La rappareilleuse de chaussettes ». Elle n’était pas mécontente d’être débarrassée de l’adjectif réducteur qui lui déplaisait tant, mais elle redoutait que l’inscription et son poste se fassent détricoter jusqu’au bout. Elle interrogea Julien du regard, qui répondit par un haussement d’épaules. 

Elle tenta de se rassurer en se disant qu’on l’aurait prévenue si elle venait à être virée de l’usine, et comme la journée passa sans qu’aucune mauvaise nouvelle n’arrivât, elle conclut que ce ne devait pas être l’œuvre de son supérieur, qui serait sans doute notifié et ferait réparer l'acte de vandalisme dans la soirée.

Le surlendemain, comme chaque matin, Émilie leva les yeux en arrivant à l’usine et sursauta une nouvelle fois. Si ses yeux avaient pu crier, toutes les fenêtres du quartier auraient été réduites en morceaux.

Loin d'avoir été réparée, l'inscription ne clamait plus que "La rappareilleuse de". Cette fois, Émilie en était certaine : elle allait se faire licencier. Mais ces deux trous sur la devanture étaient ridicules en comparaison du trou qu'elle avait dans la poitrine. Ce fut le premier jour où ses clients ne se virent pas accueillis par un sourire.

Le sursurlendemain, comme aucun autre matin, Émilie n'osa pas lever les yeux en arrivant à l'usine. Elle gardait la tête baissée, le visage froid comme des pieds nus foulant la neige. Il fallut que Julien la traîne dehors et la force à lever les yeux pour qu'elle sursaute et se mette à pleurer.

Des larmes chaudes jaillissaient de ses yeux alors qu’elle tombait à genoux. On aurait pu la croire morte si sa frêle poitrine n'avait pas été soulevée de petits sanglots. 

A l'exception près que les morts ne sourient pas ; et jamais pareil sourire n'avait illuminé le visage d'Émilie. Bien loin de disparaître, l'écriteau avait été complété durant la nuit et affichait désormais : « La grande rappareilleuse de cœurs ».

Une multitude de cœurs rouges brodés virevoltait autour de l’inscription et faisait écho au bonheur qui papillonnait dans son ventre.

« Merci », souffla-t-elle.

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Rimeko
Posté le 31/10/2022
Oh mais elle est adorable cette histoire, je comprends totalement pourquoi elle a été nominée au "feel-good" pour les Histoires d'Or !
C'était pour le thème "Rêve" ? C'était ça le concours du crous en- j'suis débile, c'était "2050", ça a plus de sens x'D J'adore le petit "worldbuilding" au début, c'est expliqué / exposé juste comme il faut, ni trop, ni pas assez. Et cette petite, pardon, grande rappareilleuse, je l'aime beaucoup <3
Oyoèt
Posté le 01/11/2022
Ahaa, c'est vrai que je n'avais pas précisé le thème ;p Paradoxalement, j'ai largement préféré le thème "Rêve" mais cette nouvelle-ci n'a pas été retenue (elle est un peu plus loin, c'est "Le Veilleur") ^^
J'avoue que je l'aime beaucoup aussi, elle m'a réconcilié avec mes nombreuses chaussettes orphelines...
Ça me donne envie d'aller écrire pour le thème de cette année, tiens ! Métamorphose. Hmm.....
Rimeko
Posté le 02/11/2022
Oui il faut aussi que je m'y mette pour le thème de cette année x'D J'avais pas aimé "Rêve" (j'ai fait Révolution, Alchimie et 2050), mais celui-là il me plaît bien !
Feydra
Posté le 06/05/2022
C’est une très belle histoire, très bien écrite, pleine de poésie et de fantaisie, avec une touche d’humour, une touche de magie ! J’ai eu beaucoup de plaisir à la lire : ton héroïne est touchante et tu mets en place par petite touche un univers très intéressant. Bravo !
Oyoèt
Posté le 07/05/2022
Wouaw, merci tout plein *-*
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