Art guerrier
Art martial de combat pratiqué par les inquisiteurs du Saint-Office et basé sur une combinaison entre souplesse, équilibre et rapidité. Son apprentissage nécessite un enseignement long et rigoureux. Les cadets y sont initiés dès leur entrée à l'académie et une épreuve d'art guerrier figure à leur examen de fin d'études.
C'était de nouveau la nuit. Lucius et Amaury l'encadraient, portant chacun une bougie allumée à la main. Ils empruntèrent un escalier qui s'enfonçait dans les entrailles de l'académie, et qui finit par déboucher sur une vaste salle souterraine dont le sol luisait de guano. Souffre perçut un cri de chauve-souris au-dessus de sa tête mais la lueur des chandelles n'atteignait pas le haut plafond. Hormis l'humidité qui suintait goutte-à-goutte jusqu'à terre, un silence épais régnait sur les lieux.
Ils traversèrent une série de pièces aux parois luisantes, jusqu'à une porte entrouverte dont émanait une chaleur étouffante. Lucius la poussa du pied et ils pénétrèrent dans une cellule à peine éclairée à la lueur tremblotante d'un feu. Divers objets de torture étaient suspendus aux murs. Une table équipée de chaînes trônait au centre de la salle. Un gros rat détala entre ses pieds et Souffre émit un petit couinement dégoûté. L'odeur métallique du sang lui retournait l'estomac.
Un homme trapu, vêtu d'un tablier de cuir et tenant un fer à marquer, se dressa soudain devant elle. Le cœur battant à coups sourds, Souffre tenta en vain de maîtriser sa respiration affolée. Elle songeait aux centaines d'innocents qui avaient dû périr là dans d'atroces souffrances. Sur un signe du tortionnaire, les deux cadets la poussèrent près du feu où la brute plongea son fer dans les flammes. Elle sentit monter en elle un cri de douleur anticipée à l'idée du métal incandescent liquéfiant sa peau.
Souffre fit un pas en arrière mais Lucius et Amaury s'emparèrent chacun de l'un de ses bras et la maintinrent en position. Elle se débattit avec énergie, tortilla son corps dans l'espoir de se défaire de leur emprise, tenta de mordre leurs doigts qui s'enfonçaient dans sa chair tendre, en vain. Le regard du bourreau semblait briller d'un mélange de joie et de cruauté. Elle ferma les yeux pour ne plus discerner le plaisir qui le faisait frétiller, ni voir le fer rougi approcher de son épaule. Ses jambes s'affaissèrent sous elle, elle se mit à pleurer puis à supplier.
Il y eut un raclement de gorge et les cadets la lâchèrent soudain. Elle s'écroula au sol en position fœtale, secouée de sanglots silencieux, tandis que l'homme au tablier se détournait comme si de rien n'était.
« On peut savoir ce qui se passe ici ? »
Des mots aboyés d'un ton autoritaire et appuyés par un silence écrasant que seul le crépitement des flammes comblait. Les secondes s'éternisèrent sans que Louis Longsault n'esquisse le moindre geste, dans l'attente d'une réponse qui ne vint pas. Puis il se tourna vers Lucius, le regard luisant de rage.
« Je t'avais demandé d'essayer de la convaincre de coopérer, pas d'abuser de ta position, encore moins de la torturer ! Cette fois, tu es allé trop loin, Lucius, tu es bon pour un rapport.
— C'était du bluff ! Et ça marchait plutôt bien jusqu'à ce que vous arriviez. Pourquoi diable tant de sentimentalisme ? Cela ne vous ressemble pas, je ne comprends pas. Que représente cette fille pour vous pour que vous tentiez ainsi de la protéger ? »
Cette fois, une véritable chape de plomb s'abattit sur l'assemblée. Souffre elle-même lutta pour retenir ses sanglots. Il n'était plus question du léger malaise inhérent à toute situation un tant soit peu délicate. Non, c'était le calme avant la tempête, un instant suspendu juste avant l'explosion dévastatrice. La jeune femme s'attendait à des hurlements, il n'en fut rien. La maîtrise de soi faisait partie des préceptes de l'art guerrier et, de toute évidence, l'inquisiteur y excellait. Il estima sans doute qu'il n'avait pas à se justifier auprès de Lucius. D'une voix glaciale mais posée, il ordonna à tout le monde de sortir et de le laisser seul avec la prisonnière, puis il alla se poster devant le feu, les mains derrière le dos.
Encore sous le choc, à peine remise de la terrible peur qu'elle avait ressentie, Souffre se redressa en position assise, releva les genoux à la hauteur du menton et serra ses jambes entre ses bras. Ses yeux fixaient l'inquisiteur sans le voir. Ils restèrent là un moment sans rien dire puis il se retourna, la dévisagea une seconde et s'empara de deux chaises qu'il installa devant le feu. Lorsqu'il l'invita à prendre place, elle marqua une hésitation puis se leva avec difficulté. Ses jambes flageolaient et elle se laissa tomber plus qu'elle ne s'assit.
« Je suis navré de la manière dont cela s'est passé, je n'avais rien ordonné de tel. »
Souffre ne répondit pas. Elle se sentait l'esprit confus, ne savait pas comment réagir. Il se passa une main tremblante dans les cheveux. Il avait une très mauvaise mine et, comme au rassemblement, elle reconnut les stigmates d'une nuit d'excès ainsi que du manque d'alcibium. D'évidence, cet homme était sous addiction, elle ne pouvait pas se fier à lui. Or, pour espérer s'en sortir, elle allait devoir vaincre sa peur, de lui, du Saint-Office, et lui faire confiance. Ou au moins composer avec lui.
« Moi aussi, j'aimerais bien savoir ce qu'elle est devenue... »
Longsault releva les yeux et ils s'observèrent un long moment en silence. Il se demandait sans doute s'il devait être honnête envers elle et elle se surprit à espérer qu'il le fasse. Elle en avait assez de ce petit jeu du chat et de la souris. Ils étaient tous deux à la recherche de Dasin. Pour des raisons et avec des intentions très différentes, bien sûr, mais leur objectif était le même alors pourquoi ne pas coopérer ? Mettre leurs informations en commun et chercher ensemble...
« Qu'est-ce qui me prouve que tu ne sais pas où elle est ?
— Mon père était tout petit quand elle a quitté la Vallée du Vent, il n'a passé que deux ans avec elle. Quant à moi, je ne savais rien de ma propre histoire avant que la vieille Asia la raconte au rassemblement. Vous veniez tous les ans, vous avez bien vu que je n'étais pas très populaire. Feriel l'a maudite, et sa descendance avec elle. »
La jeune femme haussa les épaules d'un air fataliste.
« Il fallait que... Il valait mieux que je m'en aille. Asia est-elle vraiment morte dans cet incendie ?
— Non. J'ai menti pour voir quelle serait ta réaction et te déstabiliser. Elle se portait comme un charme lorsque je suis parti. Affectée par la disparition de son petit-neveu, bien sûr, mais je pense qu'elle s'en remettra. »
Souffre détourna le regard. Jouer franc jeu, certes, mais jusqu'à quel point ? Il étouffa un petit rire désabusé.
« Je sais que tu l'as tué, Souffre, j'étais là, j'ai assisté à toute la scène. C'était de la légitime défense, un accident. En principe, tu n'aurais rien dû avoir à craindre mais j'ai commis une terrible erreur. J'ai lancé Lucius et sa phalange sur tes traces sous prétexte que tu avais tué un homme. À présent, j'ai bien peur qu'il ne soit compliqué de revenir en arrière... »
— Compliqué pour qui ? »
Le coup d'éclat de Lucius lui donnait un bon aperçu de ce qu'il voulait dire mais c'était son problème, pas le sien. Sauf si, bien sûr, il prétendait n'avoir assisté qu'au meurtre, et pas à l'agression qui avait précédé. Dans ce cas, elle n'aurait aucune chance de s'en sortir. Sa parole ne valait rien face à celle d'un inquisiteur, a fortiori celui-là. En outre, ça devait l'arranger parce qu'il ne la croyait pas. Il restait persuadé qu'elle savait où était Dasin et qu'elle refusait simplement de le lui dire.
« Et ton tatouage ? Il ne s'est pas matérialisé par l'opération du Saint-Esprit, il a bien fallu que quelqu'un te le fasse.
— Bon sang, c'est l'emblème de la tribu de Drâa, combien de fois devrais-je le répéter ?!
— Une pousse de mesquite, comme par hasard ! »
Souffre abattit son poing sur sa cuisse avec frustration puis elle ferma les yeux, découragée. Il était buté ! Ils étaient dans une impasse, ils n'arriveraient à rien. Il s'était mis en tête Ob seul savait quoi, quelque chose qui était lié à cette légende inepte dont lui avait parlé Anella. Dasin s'était évadée. C'était incompréhensible et cela avait beau s'être déroulé dans une autre vie, c'était encore bien vivace dans son esprit. Cela l'obsédait. Il ne trouverait jamais la paix, pas tant qu'il ne l'aurait pas rattrapée, quitte à la chercher dans un monde qu'il honnissait, celui des contes et de la magie.
Il se mit à arpenter la pièce, examinant les instruments de torture comme s'il les voyait pour la première fois. Il y avait de quoi convaincre n'importe qui d'avouer n'importe quoi, et elle aurait préféré ne pas les avoir sous le nez : des couteaux en tous genres, des marteaux et des tenailles, des fouets, un tonneau plein d'eau pour le supplice de la noyade et même une cage qui grouillait de rôdeurs mortels !
« Admettons que je te crois et que je fasse en sorte que tu partes d'ici... Que feras-tu ? Quelle sera ta prochaine étape ? »
Souffre prit le temps de réfléchir. Elle était venue au Mont Vertu dans l'espoir fou de retracer l'itinéraire de Dasin et elle l'avait bien malgré elle retrouvée, puisque sa grand-mère avait été emprisonnée à l'académie pour sorcellerie. Hélas, la piste tournait court. Elle s'était échappée, nul ne savait comment, ni pour aller où. Longsault n'avait, de toute évidence, jamais abandonné la traque mais si lui ne l'avait pas dépistée, avec tous les moyens dont il disposait, comment pouvait-elle espérer faire mieux ?
« Je n'en ai aucune idée. Je croyais trouver davantage d'indices en venant ici... »
L'accablement s'abattit sur elle comme une vague immense, annihilant toute pensée constructive. Qu'allait-elle faire ? Elle ne pouvait pas retourner au sein des tribus, ils l'avaient tolérée pendant des années mais quelque chose lui disait que c'était terminé à présent. Même si la conteuse avait tenu parole et ne l'avait pas dénoncée, le simple fait d'être partie lui ôtait tout espoir de retour, elle le sentait. Elle n'avait plus nulle part où aller, aucun projet autre que celui de retrouver Dasin, elle ne pouvait pas renoncer.
L'inquisiteur se laissa tomber sur la chaise à ses côtés et s'empara d'un tisonnier pour attiser les flammes.
« Le Père Adelin t'a pris sous son aile, n'est-ce pas ? »
Surprise de ce brusque changement de sujet, Souffre hocha la tête. Le silence s'installa entre eux, dénué de tension cette fois. Il semblait hésiter à formuler sa pensée. Elle ouvrit la bouche pour l'y encourager, puis la referma sans avoir prononcé un mot.
« Nous étions cadets dans une phalange, à cette époque, il te l'a dit ? J'étais persuadé d'être le seul à lui rendre visite mais je me trompais. Pas pour les mêmes raisons, bien sûr, mais il y allait et il semble qu'il en ait profité pour introduire quelqu'un d'autre dans sa cellule. Une femme... »
Une femme ? Souffre secoua la tête avec scepticisme. Lorsqu'elle s'était présentée au rassemblement avec ce petit garçon qui ressemblait si fort à son père, Dasin avait perdu sa meilleure amie, la seule qui aurait accepté de se déplacer au Mont Vertu pour lui rendre visite en prison : Feriel. Si elle avait réellement existé, qui pouvait bien être cette femme ? Souffre se remémora sa discussion avec le prêtre et la manière dont il avait détourné les yeux lorsqu'elle s'était mise à poser des questions plus précises sur l'évasion de Dasin. Il savait quelque chose.
« Il ne vous a pas dit de qui il s'agissait ? Je croyais que vous étiez amis...
— Amis ? Non, nous ne l'avons jamais été et s'il a prétendu le contraire, c'est un fieffé menteur ! Un inquisiteur n'a pas d'ami, moi encore moins qu'un autre. Ce serait un moyen de pression que je ne peux pas me permettre. Il est mon confesseur, ce qui signifie qu'il doit taire tout ce que je lui confie durant nos séances. C'est un homme bon, je ne dis pas le contraire, mais comme tout le monde ici, il a ses petits secrets. Il a toujours nié être au courant de quoi que ce soit mais peut-être accepterait-il de parler à la petite-fille de Dasin ? Peut-être même l'a-t-il déjà fait ?
— Je vous jure que non. Il m'a raconté ce qui s'est passé avec votre père, mais à aucun moment il n'a évoqué cette femme mystérieuse ni une quelconque visite. »
La conversation avait pris un tour moins formel. L'inquisiteur se montrait plus loquace que ce à quoi elle s'était attendue et elle ne savait trop si elle devait s'en réjouir. De toute évidence, il comptait sur elle pour arracher des informations au prêtre mais elle ne pouvait s'empêcher de se demander pour quelle obscure raison ce dernier jugeait préférable de lui taire une partie de la vérité. Craignait-il pour la vie de Dasin ? C'est ce qui paraissait le plus probable.
Longsault ne dit rien pendant quelques minutes puis il prit une décision. Il se redressa, inspira profondément et lâcha :
« Que penserais-tu de devenir inquisitrice ? »
Ses yeux s'arrondirent et Souffre resta là, bouche bée, à le dévisager. Elle ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, comme si elle avait oublié comment parler. Elle chercha sur ses traits les signes d'une plaisanterie mais n'en trouva pas. Il était on ne peut plus sérieux. Elle secoua la tête et lui rendit son regard, médusée.
« Pardon ? Je ne suis pas sûre d'avoir saisi. Vous pouvez répéter ?
— Tu m'as parfaitement compris ! Tu as tué cet homme et il va nous falloir une excuse en béton armé pour te sortir de là. Le plus crédible serait peut-être de prétendre que tu travailles pour moi depuis des années. Le petit-neveu d'Asia t'avait percée à jour, tu as paniqué, tu l'as tué. Comme ta couverture est de toute façon grillée, j'ai estimé qu'il était temps que tu intègres l'académie pour de bon... Cela pourrait marcher. »
La jeune femme cligna des yeux, sous le choc. Elle ne s'était pas attendue à ça !
« C'est ridicule ! Comment une fille des tribus pourrait-elle devenir inquisitrice ?
— Je ne vois pas en quoi c'est ridicule. N'as-tu pas été élevée dans la religion de Ob ? Ne crois-tu pas en Ses commandements ? Alors où est le problème ? Si tu veux sortir de là, je crains que tu n'aies pas vraiment le choix, Souffre. En revanche, j'aime autant te prévenir tout de suite que ce ne sera pas sans garantie, tu seras sous contrat et tu t'engages à dédier cinq ans de ta vie au Saint-Office ! »