Les deux lunes d'Ione s'étaient levées. Chacune occupait son coin de ciel en prenant bien soin de ne pas empiéter sur le territoire de l'autre. Heureusement, car lorsqu'elles se rapprochaient, une fois tous les six à dix ans, leurs deux lumières se mêlant en un vert maléfique, les ennuis débarquaient. Une saison des tempêtes, qui durait quelques semaines, parfois jusqu'à trois mois, envoyait sur les terres son souffle destructeur à intervalles aléatoires. Venait alors le moment de se préparer au pire, de vérifier les volets de protection des habitations, de réviser avec les enfants les procédures : quel son se faisait entendre selon la nature de l'alerte ? De combien de temps disposait-on pour rejoindre les abris publics pressurisés ? Que devait-on emporter à l'intérieur ?
Naelmo n'était pas particulièrement pressée de connaître les ravages des tempêtes. Ce soir, les lunes boudaient chacune de son côté dans le ciel. Rien à craindre. En outre, Naelmo ne les voyait pas vraiment. Les révélations de son père l'avaient renvoyée en arrière, vers cette époque dont elle ne conservait que quelques souvenirs très vagues : parmi ceux-ci, la lune unique de la terre, celle de ses rêves, une sphère jaune pâle à la face criblée de cratères.
- Rappelle-toi ce que je t'ai dit au début, avait-il repris. Nous avions entrepris ce voyage avant tout pour évaluer le danger que cette planète faisait peser sur notre civilisation. Toutes les actions engagées sur place, l'aide que nous avons apportée aux gens, c'était en plus, un bonus en quelque sorte. Pendant toute la mission, nous n'avons jamais cessé d'inventorier les technologies, d'estimer les risques que les populations terriennes représentaient. Les nazgars maniaient les sciences les plus avancées. Ils avaient développé des machines ingénieuses que nous comptions bien exploiter, mais il n'y avait rien de vraiment menaçant. Surtout, aucune technologie spatiale encore en état de fonctionner. Pas de vaisseau, pas d'usines pour en fabriquer...
Comme il laissa sa voix en suspens, Naelmo compléta :
- Pas de vaisseau... Pas de problème !
- Exactement. Risque zéro. Nous aurions pu partir alors, pourtant l'idée d'implanter une base permanente sur la planète faisait son chemin chez les nôtres. Il y avait tant à faire.
- Toi aussi, tu pensais rester ?
- Oui, ou du moins me partager entre ici et là-bas. Mon père et mes amis sur Ione, ma famille et Talie sur Terre.
- Talie ?
- Je l'avais trouvée dans un village de sauvages, chétive et affamée. Orpheline. À six ans, elle en paraissait trois. Quand je l'ai ramenée, Oanell n'a pas été franchement ravie. Vous n'étiez même pas encore nés, et voilà que je lui mettais sur les bras un moineau squelettique, d'ascendance douteuse, couvert de vermine, que n'importe qui là-bas aurait laissé mourir sans un regard. Et cela, c'était sa réaction avant de s'apercevoir qu'elle était différente.
Naelmo fit la grimace, choquée :
- Je crois que je n'aime pas ce monde. Pauvre Talie !
- Devant ce rejet a priori, pour une petite créature pourtant faible et pitoyable, j'ai eu une illumination. J'ai compris que cette haine irréductible entre ses peuples gangrénait cette terre. Humains, nazgars ou hybrides, chacun craignait ou méprisait les autres, et personne n'envisageait que cela change un jour. Cela te semble évident, n'est-ce pas ? N'oublie pas que tu te trouves ici et maintenant ; je te raconte tout cela avec du recul. Sur le moment, les choses paraissaient beaucoup moins claires.
Quel endroit effroyable, se dit Naelmo. Pourtant, ce n'était toujours pas ça, toujours pas la raison pour laquelle ils étaient partis...
- Là, continuait Kaelán, peut-être parce que j'étais prêt à recevoir ses révélations, j'ai rencontré l'homme-oiseau.
- Un homme-oiseau ? s'ébahit Naelmo. Avec des ailes ?
- Non, non, pas d'ailes, s'amusa Kaelán. Des plumes, mais pas d'ailes. Grand, imposant ; où qu'il se trouve, il emplissait l'espace à lui tout seul. Il présidait au destin d'une communauté d'hybrides semblables à lui.
Kaelán montra à Naelmo l'homme-oiseau. Son visage humain, couvert de plumettes beiges parfois ourlées de fauve, était surmonté de longues plumes brunes et grises qui se mêlaient à une chevelure auburn. Le résultat était spectaculaire. Dans un registre exotique, on aurait pu le dire très beau, n'eussent été ses yeux noirs inquiétants qui paraissaient porter tout le savoir du monde.
- Dès que je l'ai vu, j'ai perçu son étrangeté : son aura se déployait autour de lui comme une ample paire d'ailes. Je me suis senti petit et insignifiant. J'Tor Tekal promenait ses plumes sur cette terre depuis près de huit cents ans. Huit cents ans ! Il nous a donné la clé, à la fois cœur du mystère et racine du mal. Elle tient en un seul mot : l'immortalité.
- L'immortalité est la racine du mal ? répéta Naelmo sans comprendre.
En face, son père s'était redressé en la fixant avec intensité.
- Tous nos actes, tout ce que nous accomplissons dans la vie, nous le faisons avec la connaissance que rien ne durera. Un jour tout s'arrêtera. Peux-tu imaginer quelqu'un qui fonctionne selon un principe totalement opposé ? Cette personne se considérerait-elle encore comme humaine ? Quels buts poursuivrait-elle ? Parviendrions-nous seulement à la comprendre ?
Quelqu'un qui vivrait toujours... Comment Naelmo pouvait-elle concevoir une telle chose ? Elle frissonna, troublée.
- Je ne te parle pas de techniques pour prolonger l'existence de quelques années ou décennies, comme ici, insista-t-il. Il existe là-bas des êtres dont l'enveloppe corporelle ne s'altère pas, dont les cellules se régénèrent, se réparent de façon si parfaite qu'ils vivent des centaines, voire des milliers d'années. Quelques-uns parcourent la surface de cette terre depuis des dizaines de siècles. Ceux-là ont tout connu, tout suivi et tout manipulé.
Il accompagna le dernier mot d'un geste expressif, comme s'il pétrissait de la pâte à pain. Naelmo ne saisissait toujours pas où il voulait en venir.
- Tout ce qu'ils construisent s'écroule un jour, ils voient grandir, se faner et disparaître leurs enfants. Comment pourraient-ils penser comme nous ?
Naelmo ouvrit la bouche, les yeux écarquillés, comprenant enfin. Pas si drôle d'être immortel. Elle frissonna, essayant d'imaginer à quoi pouvait ressembler la vie de quelqu'un qui ne meurt jamais, pour lequel le temps s'écoule inchangé à l'intérieur d'un monde où tout passe, tout s'effondre un jour ou l'autre, tout périt.
Impossible. Rien ne lui venait à part une immense angoisse, la contemplation d'une solitude absolue, glaciale.
- Exactement ! acquiesça son père, capturant ses pensées.
Il continua à voix haute, avec un sourire sans joie :
- Tout cela, je ne l'ai pas analysé tout de suite, malgré les avertissements de l'homme-oiseau. Lui-même avait trouvé son équilibre, dans le village qu'il dirigeait, largement constitué de ses descendants. Tout passe, sauf la famille qui grandit et se perpétue au fil des générations. J'Tor Tekal ne se sentait pas seul ni désespéré et il raisonnait à l'échelle du temps humain. À cause de cela, je ne l'ai pas vraiment cru quand il a affirmé que d'autres pouvaient nous nuire. La curiosité m'a envahi, me poussant au plus étrange des voyages, à la rencontre de ces immortels.
Il sembla se perdre dans ses pensées ou ses souvenirs, fouillant, exhumant une anecdote çà et là, triant ce qu'il désirait raconter.
Il avait entrepris un périple avec Oanell, Siolhann et quelques autres compagnons sur une île septentrionale peuplée exclusivement d'hybrides haïssant les hommes. À la recherche d'une femme, une immortelle que J'Tor Tekal estimait et appelait la protectrice.
Naelmo secoua la tête, presque sceptique :
- Ce n'était pas dangereux ?
- Incroyablement dangereux. Stupide. Ces immortels manipulent le destin des habitants de la terre depuis des lustres. Ils sont bien davantage à blâmer pour tous les conflits meurtriers que les différentes races de la planète. Existait-il quelque chose de plus imbécile que de leur servir sur un plateau le moyen de quitter cette planète pour porter ailleurs leurs jeux de destruction et de domination ?
- Quitter la planète ? L'hyperespace ?
- L'hyperespace et toute notre technologie spatiale...
- Pourquoi y être allé alors ?
- Parce que tout ce que je te dis aujourd'hui, je me refusais à l'accepter. Nous nous sentions si supérieurs, bien protégés par notre technologie. Et moi ! Comment admettre d'être le maillon faible ? Il leur suffisait de mettre la main sur moi pour pénétrer les secrets de l'hyperespace. Mais je me croyais invincible ; je n'étais pas dépourvu d'une certaine arrogance, à l'époque.
Impressionnée, Naelmo frissonna et se cala dans son fauteuil pour écouter. Elle n'avait pas froid, toutefois elle s'emmitoufla dans la fine étoffe étalée sur le dossier dans un geste instinctif de protection.
Le récit de Kaelán dura plusieurs heures. Quand il faisait mine de sauter des événements pour aller à l'essentiel, elle l'arrêtait, le questionnait ; il devait alors ralentir, s'accorder le temps de la description, se forcer à la minutie du détail. Il narra à Naelmo son aventure sur l'île enneigée, sa rencontre avec « la protectrice ». Enfin, il termina par leur fuite éperdue devant la prise de conscience que la sûreté des milliards d'habitants de la Fédération reposait sur la mise à l'abri de leurs technologies spatiales.
- Nous nous refusions à courir le risque qu'un ou plusieurs de ces êtres machiavéliques et éternels s'immisce sur nos planètes pour y reproduire le jeu joué sur la planète de ta mère. Le danger était réel, et l'enjeu bien trop grand.
Sa voix s'était éteinte sur ces derniers mots. Il ne resta plus à Naelmo qu'à compléter :
- Alors vous êtes partis.
- Nous avons fui comme si nous avions le diable à nos trousses.
- Mais pourquoi ? Pourquoi tu ne les as pas emmenés ? Oanell et Siohlann ? Et mon frère ? s'indigna Naelmo.
Kaelán soupira et l'éclaira :
- Ils n'ont pas voulu venir. Quitter leur planète, leur famille. Tout abandonner sans espoir de retour.