Tournerine renversa le bidon, beaucoup trop lourd pour être porté. Elle le poussa vers l'habitat détruit et laissa le liquide brut couler, en prenant garde à ne pas y tremper ses pattes. Elle persévéra dans ses fouilles et fut soulagée de constater que des chats et d’autres grands félins, comme des guépards et des lionnes, narguaient le raz-de-marée puant. Ces animaux courageux l’emmenaient vers des chemins désertés par les êtres qui s’étaient réfugiés en hauteur ou sous terre.
La hase cornue découvrit un deuxième récipient. Celui-ci était presque vide, mais elle emporta tout ce qui pouvait lui servir. Une fois que le cylindre eut rejoint les décombres, elle s’enfonça dans la ville. À quelques nids d’humains, des bidons s’entassaient et elle fondit sur le butin.
Elle tournoya un moment entre les contenants, nerveuse. Il y en avait suffisamment pour détruire l’horreur, mais cela lui prendrait du temps ! Elle n’avait plus le choix : elle devait reproduire la même manœuvre qu’avec les précédents et espérer que les cousins de Seeky n’attirent la mélasse par mégarde ou n’arrivent trop tôt.
– Ne te fais pas de souci, la rassura une voix rauque. Nous sommes là pour t’aider.
Derrière elle se dressaient trois gorilles. D’abord impressionnée, Tournerine se détendit en voyant Kova.
– Ton ami petit lion gris nous a montré ce qui se passait, dit l’un d’eux. Alors comme ça, tu veux former un bassin d’essence ?
– D’essence ? répéta la jackalope, intriguée.
– Oui, c’est ça que vous devez amener, répondit Kova. Nous savions que nous allions te trouver ici. Bon, où devons-nous les emporter ?
– Je vous l’indiquerai, assura Tournerine en poussant un des bidons.
– Te fatigue pas, nous nous occupons de les porter. Quant à toi, tu nous montres le chemin, d’accord ?
La hase opina du chef et s’écarta du mont de contenants. Les gorilles saisirent chacun un des tonneaux sur leur épaule et la suivirent. Le nid d’humains ne se trouvait pas loin. Les grands singes posèrent les récipients et formèrent un barrage avec les pierres, afin de ne pas laisser échapper le liquide. Puis, l’un d’eux vida l’essence sur le sol tandis que ses camarades s’occupèrent de ramener les autres.
Tournerine leur enjoignit de rester ici et détala à travers les chemins. La gorge enflammée par sa course, elle contourna le zoo et retrouva l’étrange bâtiment à l’écran noir où se situait la poubelle des corbeaux. Elle bondit sur le rebord du panier et plongea sa tête dedans. Une odeur de brûlé lui envahit les narines et provoqua une série d’éternuements. Elle trouva le morceau de verre bombé parmi les cendres et l’attrapa avec ses dents.
Tandis qu’elle rejoignait les gorilles, ces derniers déversaient les bidons suivants dans l’ancien habitat. Les félins surgirent d’un chemin perpendiculaire, le monstre à leurs trousses. Catastrophée, la hase cornue freina. Ils arrivaient trop tôt !
Le raz-de-marée abandonna les lionnes et les guépards pour se ruer sur les trois costauds. Un des colosses se noya dans la fange noirâtre. Ses deux camarades hurlaient de chagrin. Le cœur serré par cet affreux spectacle, Tournerine s’élança sur les parois en ruines et tendit le bout de verre au soleil.
Les pulsations de son sang résonnaient comme les pas d’un gros chien s’approchant d’elle. Elle était tentée de surveiller la mélasse, mais elle se concentra sur sa tâche.
Vite !
L’astre chauffait son pelage blanc, mais c’était la peur qui la faisait transpirer.
Vite !
Tournerine louchait sur le débris translucide qu’elle tenait entre ses dents. Sa vue se brouillait à cause des tremblements.
Allez, vite !
De la fumée naquit du coin d’un des morceaux de bois. La hase cornue se figea et assista au phénomène qu’elle engendrait. Une petite flamme poussa timidement et rampa vers le liquide. À peine l’eut-elle effleuré qu’une déflagration se produisit. Tournerine lâcha le fragment dans le bassin et prit la fuite avec les gorilles. Elle émit un cri de détresse au contact brûlant et sentit une odeur de roussi.
Le feu dévora la fange qui s’était jetée dedans, dégageant une infâme puanteur de détritus consumés et de cadavres. Tournerine plissa le nez et se plaqua au sol. Un terrible sifflement lui vrilla les tympans, accompagnés de glouglous, comme si l’horreur hurlait dans son agonie. La fumée piqua les yeux des spectateurs qui pleurèrent, aveuglés et terrifiés. Bientôt, les flammes étouffèrent les gémissements du démon par leur danse sulfureuse.
Tout se termina dans une explosion fantomatique. Une horde d’animaux, prédateurs comme proies, urbains comme forestiers, esclaves comme compagnons, fondirent vers le ciel. La bouche de Tournerine béa, d’abord effrayée, puis émerveillée. Les prisonniers se jetèrent sur le soleil avant de disparaître. Une lapine sautillait dans le vide et frôla la hase. Elle inclina la tête pour la remercier et ferma la longue file de morts.
Seules les flammes crépitaient et dévoraient les premiers arbres qui se présentaient à elles. Un gorille réagit aussitôt en agitant les bras en direction d’autres primates spectateurs du désastre. Ils se dirigèrent vers le zoo afin d’apporter de l’eau.
Clouée sur place, Tournerine avait le museau encore levé vers les nuages. Seeky la rejoignit, suivi par ses semblables. Chats et grands félins surgirent avec prudence, puis se détendirent en voyant les flammes consumer les restes de limon. Une liesse s’éleva parmi les habitants des gratteurs de ciel et contamina tout le monde.
– Qu’est-ce que c’était ? demanda la hase à Kova.
– Une entité qui avait emprisonné des âmes, expliqua l’Ancienne.
– Mais comment s’est créée cette chose ? Comment se sont regroupées ces âmes ?
– Tu l’as réveillée dans le Bois de la Sorcière, n’est-ce pas ?
Tournerine opina de la tête.
– Son passé regorge de maux, raconta sombrement la gorille. Cette partie de la forêt abritait une construction humaine très dangereuse mais nécessaire pour leur vie quotidienne. Comme ses fondateurs se sont éteints, elle était livrée à elle-même et a fini par exploser dans la solitude, libérant ainsi le nuage de poison qui avait assailli notre terre, il y a de cela plusieurs automnes.
– Et ses animaux sont morts et ont formé cette mixture avec leurs cadavres ? devina Tournerine.
– C’est possible, mais tu les as délivrés.
– Non, nous les avons délivrés.
La grosse paume de la gorille ébouriffa le pelage blanc de la hase. Cette dernière tressaillit de douleur à cause des flammes qui l’avaient léchée de justesse. Les primates éteignaient le feu avant qu’il ne se propage dans la ville.
– Tournerine !
Le cœur de la jackalope s’illumina au son de cette voix aiguë. Ellyet se fraya un chemin entre les chats, trottant sur ses courtes pattes. Tournerine bondit vers lui et dansa autour de son ami, soulagée.
– Je… j’ai cru t’avoir perdue, lâcha le tatou, essoufflé.
– Et moi, donc ! s’écria sa camarade.
Le petit mammifère inclina la tête et observa la ruse conçue par la hase. Même s’il avait compris comment la menace avait été éradiquée, il ne demandait qu’à savoir ce qui s’était passé après leur séparation. Ses yeux se posèrent sur le félin tigré et il recula d’un pas mal assuré.
– Je dois y aller, déclara Seeky. Les chats vont se réunir pour discuter de cette menace. On se revoit bientôt.
Tournerine acquiesça alors qu’Ellyet cacha son soulagement en lui tournant le dos. Le tatou contournait toute créature avec des crocs, mal à l’aise en leur présence. Sur le chemin du zoo, la jackalope lui raconta comment elle s’était débarrassée de la catastrophe.
– Je crois que… que j’éviterai à l’avenir d’aller là-bas, lui confessa-t-elle en s’arrêtant devant une poubelle.
– C’est vrai mais beaucoup de morts doivent être prisonniers de ce genre de phénomène, s’inquiéta Ellyet.
– Réjouissons-nous d’avoir secouru ces âmes. On ne peut pas porter toute la misère du monde sur notre dos.
– Il nous faudrait mille vies pour en venir à bout.
– Euh… quelles vies ?
– Plein de vies, je veux dire. J’avais entendu le mot "mille" chez les singes. Ils racontent des trucs vraiment bizarres parfois, mais je finis par les comprendre.
– Oh non ! J’ai déjà du mal à comprendre ce que dit Seeky, ne t’y mets pas non plus !
Le tatou émit un petit rire. Il reprit vite son sérieux.
– Tu n’as pas peur ? demanda-t-il.
– De quoi ? fit Tournerine en agitant les déchets sous sa patte.
– De fréquenter un carnivore ?
– Bof… pas Seeky. Il ne sait même pas attraper un rat !
La hase arrêta de fouiller.
– Si jamais tu tenais à lui adresser la parole, ne parle pas de ça, d’accord ?
– Ne t’en fais pas, je garde ça précieusement si une occasion se présente, lui garantit son ami avec un éclat malicieux dans les yeux.
– Et voilà que tu deviens comme moi et… oh ! Je le savais ! Regarde ! J’ai trouvé du whisky !
– Prends cette horreur avec toi ! La dernière fois que j’ai essayé, je n’ai plus senti ma langue pendant des jours !
Quelque temps après, dans le Bois de la Sorcière, le pin se couvrit d’une mousse aussi rousse que les pointes des conifères. Son squelette scintillait comme de l’ambre lorsque les rayons du soleil le caressaient.