Trois jours. Trois jours que cette douleur persistait en moi. Je ne savais que faire, me passer la corde au cou, une nouvelle fois ? Je ressentais cette horrible envie, je pensais au soulagement que cela pourrait me procurer, mais d’autre part, j’avais peur. Une épouvante inconditionnelle m’emplissait lorsque cette pensée me traversait, la peur de la mort, guidée par ces foutus instincts primaires. Je savais que je pourrais m’en débarrasser d’une manière ou d’une autre, mais au fond de moi je me refusais de recourir à des moyens artificiels pour vaincre cette crainte de mourir. Alors je me bloquais dans cette position de mal-être, ne sachant que faire de ma vie. Rester dans cette réalité insipide ou tenter de passer de l’autre côté...
Pour me changer les idées, je décidai alors de vagabonder. Chaque soir, tout seul, car je me sentais mieux ainsi. Je m’arrêtais boire un verre dans différents bars, je regardais les gens. Parfois, lorsque je pouvais me le permettre, je m’offrais un repas dans une petite brasserie ou un snack, et je perdais très vite les calories accumulées en marchant. Je redécouvrais ma ville et j'en oubliais presque l’envie de mourir.
Seulement après quelques semaines, les décors me devinrent fades, les personnes se ressemblaient et l’émerveillement laissa sa place à l’ennui.
Une nuit, un mardi précisément, j’utilisai Positive pendant l’une de mes excursions. L’effet ne se fit pas attendre, je récupérais mon état d’euphorie en voyant les lampadaires diffuser de la lumière violette, des voitures rose bonbon éclairant une route rouge sang et une grand-mère à la perruque jaune-canari promener un cabot vert-kaki.
Magnifique.
À nouveau, je ne pouvais m’empêcher d’associer ces visions à la musique et alors je retrouvais mon monde étrange, un ciel étoilé aux de l'arc-en-ciel, une discothèque en plein air. Peu m’importait les regards des gens, ces illusions me guérissaient de ce monde gris et infâme qui me donnait l’envie de disparaitre. Tel un enfant, je coloriais mon univers des teintes qui me plaisaient, plus qu’une simple expérience, je me sentais libre.
Mon utilisation se faisait de plus en plus fréquente, tant et si bien que je m’exposais au programme hypnotique de l’application tous les soirs avant de partir en balade. Dès que les couleurs retombaient, je me revisionnais ces polygones pendant quelques secondes afin de repartir de plus belle. Cependant, je vivais toujours avec une crainte, celle que Positive ne me procure plus aucune sensation et que je sois condamné à revivre dans le monde gris. Cette angoisse montait au fur et à mesure que le temps passait, au point qu’elle en gâchait mes trips. Il me fallait, encore une fois, un nouveau changement. Et vite, vite avant que les effets ne s’arrêtent, vite avant que l’univers fade ne me rattrape, car je savais que lorsque cela arriverait je ne pourrais plus jamais être heureux et il ne me resterait qu’une solution.
Le destin fut néanmoins clément. Un soir, j’étais adossé au bar de la Rosa, un petit café discret et peu fréquenté, aux alentours de deux heures du matin. La salle était presque vide, le barman nettoyait ses derniers verres et rangeait son bar avec une lenteur calculée pour éviter d’avoir à tout ressortir au cas où une clientèle de dernière minute débarquerait par surprise. Deux types jouaient aux cartes en buvant des bières, une autre personne s’amusait avec un plateau holographique destiné aux enfants en attendant son acolyte qui fumait une cigarette dehors. Moi, j’étais accoudé au bar, avec légèrement trop d’alcool dans le nez pour avoir les pensées claires. Il y avait une femme aussi, je ne savais pas depuis combien de temps elle était là et je m’étonnais de ne pas l’avoir remarquée plus tôt, elle était sublime. Probablement un peu plus âgée que moi. Habillée d’un tailleur avec des talons hauts, les lèvres pulpeuses rouges et une cascade de cheveux parfaitement lissés, j’avais l’impression de faire face à la patronne d’une prestigieuse entreprise. L’effet de Positive me faussait peut-être ma perception, il était peu concevable de voir une femme d’une telle importance dans un café comme la Rosa. Si je ne m’étonnais guère de sa chevelure d’un blanc scintillant et de ses yeux rouge-carmin m’évoquant une créature vampirique, sa stature droite et propre, elle en revanche, ne pouvait être liée aux illusions de l’application.
Je comprenais que j’eusse dû la fixer un peu trop longtemps lorsqu’elle dirigea un œil inquisiteur envers ma personne. Je fus parcouru d’un frisson et j’en détournai mon regard aussitôt en faisant mine de siroter mon Whisky Cola. Cependant je continuais de ressentir toute sa pression, comme si elle se préparait à me dévorer. Cette femme était peut-être bien une vraie vampire. Elle persévéra pendant quelques secondes qui me parurent des heures. Je m’étais persuadé de sa nature sadique, je devais l’avoir vexée en l’épiant et elle se vengeait maintenant en m’infligeant le même supplice. Soit, il se faisait tard de toute manière, je finis mon verre d’une traite qui me laissa la gorge en feu. Je sortis mon portefeuille pour régler ma note avant de filer, mais alors que je regardais ma monnaie, la femme-vampire se leva de son tabouret pour marcher en ma direction. Elle me fixait droit dans les yeux d’un regard vif et brûlant. J’appréhendais ce qu’elle me voulait, je n’avais jamais été aussi effrayé face à une femme. Elle s’assit sur le siège à côté du mien et appela le gérant d’un geste.
— Deux Bloody Mary, s’il te plait Dany !
Je m’empressais de chercher ma monnaie pour partir au plus vite, une goutte de sueur perlait sur mon front.
— Rangez ça, c’est pour moi. m’annonçait-elle.
Je la dévisageais, interloqué. De près, elle était encore plus belle, intimidante certes, mais belle, et elle dégageait une aura puissante qui me rendait fébrile, je n’avais jamais ressenti cela. Sa taille était d’autant plus impressionnante puisqu’elle me dépassait de presque une tête.
— Ne faites pas cette tête, je sais que c’est bizarre quand c’est une femme qui vous invite, mais à notre époque, on peut se passer de ces vieilles conventions !
La superbe dame m’offrait donc un verre, même mes rêves les plus surréalistes n’osaient pas me faire vivre de pareilles expériences...
Le barman posa les deux cocktails devant nous, la femme prit le sien et le leva en ma direction.
— Santé !
J’attrapai mon verre en tremblotant et trinquai avec elle en renversant quelques gouttes sur mon pantalon au passage. J’en hésitais presque à boire, mais j’avalai quelques gorgées en remarquant son regard insistant.
Il eut un silence de quelques secondes, beaucoup trop longues. Elle attendait que je reprenne la parole.
— Merci. Finissais-je par lui dire d’une voix voilée.
— De rien, cela me fait plaisir, mon nom est Lilith.
— Enchanté. répondais-je en m’étouffant.
Ce nom ne me rassurait guère. « Lilith » ? N’était-ce pas le nom d’un succube ? Je fus soudain pris d’une lucidité à toute épreuve : on me faisait un canular. Quelqu’un devait être en train de filmer la scène. Je me retournai plusieurs fois afin de repérer une caméra ou tout élément louche autour de moi. La Positive et l’alcool ne m’aidaient pas et par mes mouvements, je paraissais plus bizarre que n’importe quelle personne de ce bar.
— Je crois que je vous dérange, soupirait Lilith, je suis désolée, je voulais simplement discuter...
Elle se leva du tabouret. Élancée, le verre à la main, je fus pris d’un coup de foudre envers elle. Je réalisais que, rêve ou réalité, canular ou vérité, je passais peut-être à côté d’une aventure avec une beauté.
Pris d’un élan de courage facilité par un shoot d’hormones masculines, j’attrapai la nymphe par le bras. Elle eut un regard surpris en ma direction.
— Attendez, je ne voulais pas paraitre aussi rustre. Je m’appelle Nathan.
Un sourire se dessina sur ses lèvres rouges puis ses yeux glissèrent vers ma main. Je la relâchai, sentant que mon étreinte était trop brusque.
— Enchantée Nathan ! me répondit-elle en me dévoilant ses dents blanches.
Pas de canines surdéveloppées en vue, cela me rassurait quelque peu. Elle se rassit et salua mon geste.
— La plupart des hommes n’auraient pas osé me retenir comme cela. C’est très courageux de votre part.
— Ah bon ? m’étonnais-je, ne vous ai-je pas fait mal en vous attrapant comme ça ?
— Non, au contraire, c’est peut-être parce que c’est moi, mais cela m’attire. Les hommes n’ont plus aucune initiative aujourd’hui. Pourquoi imaginez-vous que je vienne à vous ? Plus personne n’a le cran de m’aborder...
— Donc, vous m’avez proposé un verre parce que plus aucun homme ne venait vous draguer ? ironisais-je.
Alors qu’elle s’apprêtait à boire une gorgée, elle s’arrêta dans son mouvement et ricana d’un rire hésitant, ne sachant si ma remarque était sérieuse ou ironique.
— Vous devez être désespérée, ajoutais-je.
Elle pouffa, ici avec plus d’assurance. Elle observa autour d’elle avant de me lancer un regard complice.
— Disons que j’ai connu meilleure situation...
Et je me surpris à sourire, en soufflant du nez.
— Mais je suis mal tombée, continua-t-elle, je m’attendais à quelqu’un d’un peu plus... drôle.
— Chacun ses tares, lui répondis-je avec cynisme, à proposer de verres à des inconnus au beau milieu de la nuit, il ne faut pas placer de trop grandes attentes.
Elle s’esclaffa.
— Vous gagnez un point. Au moins vous avez de la répartie !
Nous bûmes chacun une gorgée du Bloody Mary avant de laisser un silence s’installer. Yeux dans les yeux, nous nous sommes fixés pendant un moment qui me fit oublier tous les récents tracas. Je me perdis dans ses pupilles carmin violacé et je ne voulais plus revenir. Mon cœur battait à toute vitesse, tant et si bien que je croyais vivre mes derniers instants. Nous aurions pu rester ainsi durant des heures, lequel de nous deux aurait craqué en premier ?
Nous sursautions au même moment au son d’un verre brisé, renversé par l’un des clients qui s’étaient endormis sur sa table. Le barman jura avant de s’avancer dans la salle avec un balai, hésitant probablement à l'utiliser pour frapper le maladroit. Du coin de l’œil, je voyais Lilith s’amuser de la situation, je la suivais dans la moquerie et nous finîmes par rebondir sur une autre conversation.
Une demi-heure passa. Je sentais que ma vision devint trouble, les couleurs environnantes changèrent également, les effets de Positive prenaient fin alors que l’alcool me brûlait les neurones.
Lilith et moi étions les derniers clients, le barman, exténué de sa journée et n’ayant plus beaucoup de patience à nous accorder, annonça la fermeture et nous poussait presque jusqu’à la sortie. Lilith, un verre dans le nez s’insurgea, mais je la calmai rapidement afin d’éviter les ennuis. Dany ne broncha pas, il voulait fermer son bar et retrouver son lit dans le quart d’heure.
Dehors, à deux heures du matin, Lilith observait les environs avec anxiété.
— Quelque chose ne va pas ?
— Non, elle continuait de tourner la tête dans tous les sens, j’attends mon taxi.
— Ah. Bien.
— Vous êtes déçu, Nathan ?
— Non... Juste surpris, lui avouais-je.
— J’ai passé une excellente soirée en votre compagnie, détrompez-vous. Nous nous reverrons.
Quelques secondes plus tard, des phares percèrent l'obscurité du macadam et un taxi s’arrêta devant nous. Lilith y entra.
— À bientôt Nathan.
Elle m’embrassa et me sourit tendrement. Je rougissais tel un adolescent qui venait de recevoir son premier baiser. Elle disparut dans la voiture, ne laissant derrière que la lueur rouge des feux arrière et ma frustration de ne pas avoir osé lui demander son numéro.