Une semaine s’était déroulée depuis, et j’utilisais l’application au moins une fois par jour en y trouvant un vrai plaisir. Si redécouvrir mon appartement m’amusait, il n’en était rien par rapport aux visions qui m’apparaissaient en ville. Les transports en commun devenaient de véritables cirques colorés, les jeunes écoutant leur musique trop fort, les vieux râleurs, les mères à poussettes encombrantes et leurs chiards, les pervers sous substances... Tous étaient les acteurs du spectacle pittoresque se déroulant sous mes yeux, changeant de teinte tels des caméléons, ils en devenaient presque sympathiques. Le fond sonore qui hurlait dans mes écouteurs ajoutait un charme à la scène. Une grand-mère s’était même retournée en me fixant d’un regard mauvais et médisant, à mes yeux, elle avait la peau jaune aux joues rougies me rappelant le fameux monstre de poche. En l'observant, un sourire idiot se dessinait sur mon visage, je dus me concentrer sur le paysage pour m’empêcher d’éclater en un fou rire.
Marcher en rue devenait aussi une aventure à part entière. Je devais me méfier, les dalles et pavés me donnaient l’impression que le sol allait s’effondrer. Mais l’expérience se voulait plus amusante qu’effrayante.
Je finis par me questionner sur l’impact que pouvait avoir Positive sur moi. Je la trouvais beaucoup plus distrayante que lors de mon premier essai et je fis vite le lien : ses effets se rapprochaient fortement à ceux de certains stupéfiants. Cette euphorie et l’exagération de mes émotions n’étaient pas anodines. J’eus le réflexe de m’imposer des restrictions pour éviter de tomber dans l’addiction. Pas plus d’une fois par jour, ne pas l’utiliser lors des déplacements ou dans des endroits complètement inconnus, pas plus de trente secondes d’hypnose (cela équivalait à un peu moins d’une demi-heure de trip) et enfin ne jamais le faire dans un moment où je me sentirais particulièrement mal. Je connaissais les drogues et ces autres merdes qui rendent accro, j’étais déjà tombé dans l’alcoolisme avant ma tentative de suicide. Je savais comment éviter les pièges.
Je ne ressentais pas de manque, même si j’attendais le lendemain avec impatience pour recommencer. Il s’agissait juste là d’un petit plaisir. Comme ce carré de chocolat que l’on mange en dessert, cet épisode de série que l’on se visionne chaque soir ou cette bière que l’on se décapsule en apéritif... Rien de plus.
Mais il fallut que je déconne.
Cette soirée-là, je m’étais fait mon trip un peu plus tôt en journée, tout se déroula à merveille avant que je ne reçoive un message de Lise. Rien de bien méchant, elle prenait quelques nouvelles, car on n’avait plus discuté depuis la dernière fois. Seulement je m’étonnai qu’elle fasse le premier pas, elle qui était la plus discrète du groupe.
Et plus surprenant, elle voulait que l’on se voie.
« On va boire un verre ensemble ? Rien de très important, j’ai juste envie que l’on parle de deux-trois trucs :) »
Je ne pus m’empêcher de me demander si Positive agissait encore sur moi. Une fois assuré de la clarté de mon esprit, j’acceptai l’invitation dont j’avais tant rêvé.
Nous nous étions donné rendez-vous dans un petit bar branché et moderne où je n’avais jamais mis les pieds. Déco lumineuse au style rétro, de nombreuses tables étaient occupées par des étudiants bien habillés sirotant des cocktails fluorescents tout en tirant sur leurs cigarettes électroniques goût menthe et framboise.
Je détestais déjà cet endroit.
Pour faire bon genre, je m’étais vêtu d’une chemise neuve, achetée quelques jours auparavant, et de mon jean le plus cher tout en prenant bien soin de m’asperger de déodorant de marque. Je n’avais jamais été aussi présentable qu’aujourd’hui et pourtant je me sentais d’une banalité ennuyeuse en voyant les personnes qui m’entouraient. Toutes dégageaient un charisme me manquant et qu’une simple chemise ne m’aurait jamais aidé à obtenir.
Je trouvai une table vide à l’écart sur laquelle je m’installais aussitôt. J’avais quelques minutes d’avance encore une fois, j’étais toujours stressé à l’idée d’arriver en retard. Le serveur me remarquant, seul avec mon air perdu, s’approcha et me demanda gentiment si je souhaitais quelque chose à boire. J’hésitais. Valait-il mieux attendre Lise ? Je me sentais mal à rester là sans rien consommer au fond de la salle. Je commandai alors une bière qu’il m’apporta rapidement. Au moins le personnel du bar ne nous faisait pas patienter deux heures pour une simple boisson, c’était une bonne chose.
Je commençai à boire lorsque j’aperçus Lise arriver à l’entrée. Elle était sublime, magnifique, complètement métamorphosée par rapport à d’habitude. Elle avait lissé ses cheveux autrefois ondulés tout en les colorant d’une teinture noisette. En troquant ses lunettes pour des lentilles, elle mettait son visage en valeur, lui-même déjà sublimé par son maquillage. Son pantalon orné de paillettes la faisait littéralement briller. Elle me parut aussi un peu plus grande... Était-ce des talons hauts ? Et son t-shirt au logo rappelant son groupe de rock favori surmonté de sa veste en cuir ajoutait une touche de fantaisie et de fun à son style, en somme le combo parfait pour une sortie dans un bar « branché ».
J’en restais bouche bée, les yeux écarquillés, un immense désir m’envahit. Je la vis me chercher du regard, lorsqu'elle me remarqua, je lui fis un timide signe de la main. Elle me sourit et me rendit mon salut avant de s’approcher en sautillant tel un faon.
— Hey ! Désolée, j’ai un peu de retard, je n’ai pas l’habitude de me préparer ainsi. s’excusait-elle.
— Aucun souci, lui répondis-je toujours hypnotisé par son charme.
Elle s’assit sur la chaise en face, jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.
— N’empêche, tu n’imagines pas comme ça me fait plaisir de te voir aujourd’hui ! annonçait-elle en passant une main dans ses cheveux lissés.
Pour moi, elle tentait définitivement de me séduire, je décidai donc de jouer son jeu et de la complimenter.
— Je suis content de te voir aussi, d’autant plus que j’aime beaucoup ton nouveau style !
Seulement ma voix manquait d’intonation alors que mon esprit lui surchauffait, mes propos étaient sincères, plus qu’aimer son nouveau style, il me rendait fou et mon attirance pour Lise n’avait jamais été aussi grande.
— Merci, me répondit-elle en souriant de ses lèvres séductrices.
Le serveur arriva peu de temps après qu’elle se fut installée. Lise demanda poliment la carte des cocktails et, après une minutieuse analyse de quelques secondes, commanda une margarita sans alcool.
— C’est mon problème ça, ironisa-t-elle, je veux toujours voir la carte, mais je finis par commander la même chose chaque fois.
Elle rit et je la suivis dans son élan.
Mais la bonne atmosphère s’affaissa tout aussitôt. Lise reprit son sérieux et je savais que cela annonçait le début des hostilités.
— Je sais que ce n’est pas habituel que l’on se voie comme ça au milieu de la semaine, mais j’avais vraiment envie de te parler... En face à face.
Elle marqua une pause laissant un silence angoissant malgré le bruit des autres clients. Peut-être attendait-elle une réponse de ma part, mais les mots me manquèrent.
Le serveur arriva pendant cet entretemps, il déposa le breuvage face à Lise et lui afficha son plus beau sourire lorsque cette dernière le remercia. Je n’étais visiblement pas le seul à qui elle faisait de l’œil.
— Je vois quelqu’un. m’annonça-t-elle sans transition avant même d’avoir goûté son cocktail.
Ma surprise dut se marquer sur mon visage.
— Oh ? Depuis longtemps ? lui demandais-je en tentant de reprendre mon calme.
— Quelques semaines oui, je l’ai caché jusqu’à maintenant, car j’avais peur de vos réactions, à toi et au reste de la bande, tu sais bien que je ne suis pas à l’aise pour parler de ce genre de choses.
De fait, Lise avait toujours entretenu cette image d’une fille réservée, pas du style à courir après les garçons.
— C’est un peu bizarre, je n’ai plus été en couple depuis l’adolescence, mais voilà maintenant c’est fait et si tu savais comme je suis heureuse, et tout ça c’est grâce à toi !
Elle affichait un sourire radieux que je ne lui avais jamais découvert. Moi ? Qu’avais-je fait ?
— Ah bon ?
— On a pas mal discuté toi et moi. Quand je n’allais pas bien, tu m’as réconforté et tu m’as notamment donné de précieux conseils qui m’ont ouvert les yeux. Grâce à toi, j’ai commencé à sortir de ma zone de confort, à voir de nouvelles personnes et finalement, même si c’est un peu cliché, je crois que je suis tombée sur l’âme sœur.
Des conseils ? En effet, c’était possible, je ne savais plus, nous avions tellement discuté en ligne, à parler de tout et de rien, il était probable qu’elle se soit déjà plainte de son célibat, qu’elle ressentait un vide en elle, des trucs comme ça. Je n’y prêtais pas suffisamment d’attention, j’étais moi-même dans mon mal-être et je préférais penser à autre chose qu’à ses problèmes de cœur...
— Rien que pour ça, tu méritais bien d’être le premier au courant de la bonne nouvelle et que je t’invite à boire pour l’occasion !
J’étais dépité et le pire c’est que je devais cacher mon désespoir face à cette terrible nouvelle. Quel idiot, quel con, quel lâche j’étais, tous ces moments à lui parler, à espérer, à me donner pour elle pour recevoir une telle annonce en pleine gueule.
Et elle était heureuse, transportée par ses émotions. Des étoiles sinon des cœurs pétillaient dans ses yeux, sa relation la faisait vraisemblablement resplendir, tant physiquement que dans son moral, elle n’avait jamais été aussi désirable qu’aujourd’hui, mais l’ironie du sort s’acharnait, cette nymphe dont la beauté venait de se révéler était maintenant sous l’emprise d’un autre.
Lise continuait de me parler pendant quelques minutes en avalant, de temps en temps, une petite gorgée de sa margarita. Moi j’avais déjà bu l’entièreté de ma bière en un temps record. Je fis signe au serveur de m’en rapporter pendant qu’elle déblatérait des détails inutiles sur son Don Juan. Au bout de la quatrième pinte, ma vision commençait à se brouiller de ce flou léger, typique de l’alcool montant. Si la sensation se montrait parfois agréable, elle devenait insupportable une fois mêlée à des idées noires.
— Tout va bien ?
— Oui... oui, ne t’inquiète pas. Je vais aller faire un tour aux toilettes.
Alors sans demander mon reste, je m’éclipsais pour quelques minutes.
Quelques tocards à l’humour approximatif squattaient les pissoirs, ils y discutaient tranquillement de leur « gibier », pour reprendre leurs mots, qu’ils comptaient attirer dans leurs minuscules appartements mal aérés. Il m’était impossible de faire mes besoins quand des messieurs se concertaient dans mon dos pour savoir qui avait le plus gros postérieur parmi les concubines qui les accompagnaient en me poussant presque contre l’urinoir. L’alcool et la colère parlèrent à ma place et je les invitai à aller se faire foutre sans aucune raison valable à leurs yeux. Si l’un d’entre eux s’énerva, prêt à coller son poing dans ma gueule, les autres le retinrent et ils sortirent en préférant me laisser seul comme le pestiféré rancunier puant la bière que j’étais.
Je me tenais maintenant face à un miroir sale et fendu avec une envie d’exploser et d’en finir. Des maux me martelaient le crâne, je m’empressai alors de prendre quelques antidouleurs à effet direct que j’avais toujours sur moi, mais ces derniers se révélaient inefficaces. En me regardant, j’observai un visage torturé, dégoûtant et souffrant. Que m’était-il arrivé après tant d’années ? Pas grand-chose, hormis la perte progressive du peu de choses qui me donnaient l’envie de vivre.
Était-ce une nouvelle crise ? Avais-je encore ce désir de tout arrêter ? Oui, absolument. Et qui pourrait me retenir maintenant ? Je m’y étais déjà pris une fois, j’avais malheureusement eu la « chance » de m’en sortir, erreur de préparation. Je savais où j’avais foiré, la deuxième fois serait la bonne.
Je quittais les toilettes l’air beaucoup plus apaisé. J’ignorais combien de temps j’étais resté là-dedans, lorsque je retournai à la table, Lise semblait à peine avoir remarqué mon état cadavérique qui m’avait tant sauté aux yeux dans le miroir. Elle tapotait sur son portable avec un sourire béat. Je n’éprouvais pas le besoin de demander avec qui elle discutait. Enfin elle leva le nez de l’écran.
— Ça va mieux ? Tu as l’air pâle...
Elle prit un temps pour m’observer, jeta son regard sur les bouteilles vides qui reposaient encore sur la table.
— Trop bu ? reprenait-elle, cette fois-ci avec une véritable inquiétude.
— Un peu, je crois, j’ai perdu l’habitude, j’ai du mal à me limiter.
Elle me répondit avec un sourire triste.
— Tu veux rentrer ? me demanda-t-elle de bonne volonté.
— Oui, désolé.
— Non ne t’excuse pas ! Cela arrive, c’est déjà une bonne chose de rentrer lorsque cela ne va pas bien. Je vais t’accompagner.
— Merci.
Elle finit par m’accompagner jusqu’au métro. Je suis rentré la boule au ventre, cette préoccupation qu’elle eut à mon égard lors de ces derniers instants aurait pu me sauver. Mais je n’étais pas plus important que son nouveau copain. Évidemment, cela coulait de source, personne n’irait contredire ceci et tout le monde trouverait cela normal. Et pourtant... Cela m’était si douloureux.