LA RENCONTRE

Notes de l’auteur : Si vous avez rencontrés l'incontournable Elly, je vous laisse découvrir quel autre personnage s'apprête à faire son entrée.

Et ce qu'il va susciter chez vous...

J'étudie attentivement les activités qu'Elly a imaginée pour moi.

— C'est quoi, ça ? Une sorte de wishlist pour les ermites ? lancé-je, exhibant son stupide bout de papier sous le nez.

Je ne suis pas forcément d'humeur à gérer ses délires capricieux après ces vingt-quatre heures réparties entre la France et l'Amérique.

Mon sarcasme n'échappe pas à mon amie.

Elle vient s’asseoir à côté de moi sur le lit et passe un bras autour de mes épaules.

— Ne prends pas cet air pincé, mon cœur. Çà, dit-elle en m'ôtant la feuille, n'est rien de plus qu'une liste amusante pour te faire profiter de tes vacances.

—  Amusante ? Tu t’ennuies à ce point pour te lancer le challenge de dévergonder Sawyer-la-fille-sympa-mais-un-peu-coincée ! Je refuse de devenir le projet de bienfaisance de ton esprit tordu !

Mon ton devient tranchant, entre sarcasme et déception. S’il me tarde d'en apprendre plus sur mon patrimoine, je n'imaginais pas une seule seconde devenir l’amusette de ma correspondante au passage. Je me suis donné pour mission d'y revenir grandie, et il est certain que ce n'est pas un absurde double rendez-vous qui va m’y mettre sur la voie.

—Détends-toi, Sawyer-la-fille-sympa-mais-un-peu-coincée, je compte bien argumenter ma défense.

Elly emploie une voix douce aussi bien qu’amusée de la situation. Il est évident qu'elle avait envisagé ma réaction. Non seulement je ne dégage pas de vibrations fun, mais en plus, je suis prévisible...

Une combinaison bien dramatique.

— Reviens t'asseoir ici et ôte-moi cette moue boudeuse.

Je n'ai pas remarqué m’être levée, ni avoir croisé les bras sur ma poitrine. Je retourne à ma place les yeux plissés, en tentant de maintenir un regard presque menaçant.

— Primo, tu n'es pas coincée. Secundo, j'ai déjà fait ma bonne action en acceptant un rencard comploté par mes parents et tertio, sache que cette liste est mûrement réfléchie.

Je l'intime en silence à continuer de plaider sa défense, curieuse d'entendre la suite.

— Je le répète, Sawyer, je ne t'ai jamais considéré comme une fille coincée. Je te voie plutôt comme celle manifestant un comportement exemplaire. Tu es la belle-fille que toutes les belles-mères rêvent d'avoir. La nature t'a pourvue d'une beauté universelle, de même que celle de Jessica Alba, mettant la planète entière d’accord sur les trésors de votre physique.

Une grande inspiration plus tard, elle reprend :

— Écoute... Jérémy a décidé de sortir du placard, tu ne crois pas qu'il est temps pour toi de sortir de ta chambre ? Je t’offre l'opportunité de vivre une fête à la American Pie avec tous les stéréotypes qu'elle comporte. Ou encore d’aller à un concert de rock, comme ceux que tu regardes depuis YouTube. Laisse-moi t'apprendre les bases de la conduite, et surfer sur les plus belles vagues de Mavericks !

Elle énumère son plaidoyer avec tant de conviction, qu'il est difficile de rester fâchée plus longtemps. Son pouvoir de persuasion est aussi redoutable qu'il m'énerve.

— Et le double date, tu m'expliques un peu sa nécessité ?

— Parce que j'ai promis ce rencard à mes parents avec celui que je surnomme Mark-Darcy[1]-au-pull-ringard. Alors, tu vois... je me suis dit que ma compatissante et dévouée correspondante pourrait peut-être m’accompagner...

Sa joie fait place à des yeux ronds et brillants, implorant mon accord. Quelle vilaine comédienne ! Cela dit, ce serait assez comique.

Imaginez le tableau : cet énergumène aux cheveux bientôt gris, avec sa voiture des années cinquante, dans un restaurant chic au bras d'un homme tiré à quatre épingles.

— On pourra même se mettre d’accord sur un signal si l'une de nous deux brûle de décamper en cours de soirée. Que penses-tu d’un code gestuel ? Ce serait une bonne idée, non ? Et puis, as-tu déjà eu un rendez-vous galant ? Ne te fatigue pas à répondre, je connais déjà ton désertique parcours amoureux. Ce serait peut-être l'occasion de t'entraîner avant que tu ne rencontres ton Johnny Castel : « on ne laisse pas bébé dans un coin »[2].

— Peux-tu arrêter d’essayer de m’amadouer avec tes références cinématographiques ! Jessica Alba ? Darcy ? Les cinquante nuances de Grey et maintenant Dirty Dancing ? je lui rappelle d’un ton las.

— Ça fonctionne un peu ?

— Tu me fatigues avec tes plans aux allures de piège à rats.

— Est-ce que j’entends un «oui»  ?

C’est un «oui» dont l’unique envie revient à s’avaler une boite de somnifères.

— Seulement si je choisis qui m'accompagne.

— Ah, Sawyer, tu es la meilleure après moi ! s'écrie-t-elle en se jetant dans mes bras.

— Une dernière chose…

— Tout ce que tu voudras, mon cœur !

— On n'a pas abordé le dernier point ; faire un truc fou. Qu'est-ce que tu entends par là ?

Elle se redresse et redevient sérieuse.

— Je tiens vraiment à ce que tu envisages cette liste comme une possibilité. Mais j'aimerais que par toi-même, tu t'autorises une folie. Tu as carte blanche. Surprends-moi, Sawyer-la-fille-timide-mais-pleine-de-potentialités.

Mouais. Cette folie possède le goût amer de l’adultère. Elle suppose de commettre une infidélité à ma sagesse, pour aller m’enticher d’audace.

Ce qui signifie qu’il n'a fallu qu'une journée à Elly pour me faire appréhender les semaines à venir.

 

En pyjama, nous nous tenons côte à côte, face au grand miroir à poser dans le style shabby chic. Ce soir, je suis la seule à découvrir son changement capillaire. Ses parents travaillent, car ils sont tous les deux employés de l’industrie aérienne. Un simple pilote d’avion et une banale  hôtesse de l’air. Le parfait exemple de parents qui donnent une réputation branchée dès la naissance.

— Sois honnête, mon cœur. Qu’est-ce que tu penses de mon nouveau look capillaire ?

Mon amie effectue un demi-tour sur elle-même en secouant sa chevelure.

— Je dois l’admettre, ce gris argenté te va bien.

— Serais-tu d’accord pour reconnaître que, parfois, faire quelque chose d’audacieux peut s’avérer être un franc succès ?

— Tu n’abandonnes jamais devant un obstacle, n’est-ce pas ?

— Jamais. Tu devrais le savoir maintenant, répond-elle en souriant fièrement.

Ce sourire aligné d’une rangée de dents blanches me donne quelques idées malhonnêtes pour le lui faire ravaler.

—Est-ce qu’il serait trop demander de clore le sujet « wishlist » ?

— Pour ce soir. Mais considère ma détermination comme une promesse.

J’ignore son clin d’œil et annonce :

— Si cela ne t'ennuie pas, je vais essayer de joindre ma mère.

— Tu as l'embarras des pièces, m'accorde-t-elle d’un geste théâtral.

Tu m'étonnes ! Cette maison fait de l’ombre à tout le quartier.

Malheureusement, ma mère est indisponible. Une évidence compte tenu du décalage horaire. Prise de regrets, le cafard plaque au sol mon bien-être. Pas seulement à cause de cette occasion manquée, c'est aussi un trop-plein d'émotions. Mes pensées se tournent vers mon ami Jérémy, qui doit faire face à la difficulté de déclarer sa préférence sexuelle à ses parents. Je me sens impuissante, loin, incapable de le soutenir et tout ça donne vie au sentiment douloureux d'accueillir un cheval de frise dans mon bide.

Soudain, je sens la crise monter. L’angoisse me saisit comme elle l’a déjà fait trop de fois par le passé. Depuis mon entrée dans l’avion, je la devinais pas loin, à aspirer la moindre de mes émotions. Impuissante face à sa force d’attaque, je ne contrôle pas mes larmes. Elles coulent sans interruption, emportant avec elles tout mon stress et ma peur. Toutes les émotions que j'essaie de refouler depuis mon arrivée en Amérique refont surface en une fraction de seconde. Je suis envahie par ma peur de l'inconnu, par la tristesse de ne pas pouvoir soutenir Jérémy, aussi la pression de mon examen de demain. Je me sens piégée, prisonnière de mon propre corps qui semble s'être mutiné contre moi. Je suis assaillie par des pensées qui tournent en boucle, exacerbant encore plus mon anxiété. Je tente désespérément de respirer calmement, de me concentrer sur le moment présent, mais c'est plus fort que moi, je ne parviens pas à me maîtriser. Je me sens si vulnérable dans ces moments-là.

De petits coups frappent à la porte.

— Comment va ta mère, mon cœur ?

Les battements dans ma poitrine s’emballent en une cavalcade effrénée. Je ne sais plus où je suis, je ne sais plus qui je suis, tout devient flou et incertain. Je suis au bord du gouffre et je ne sais pas comment m'en sortir.

— Merde... Sawyer, tu nous fais quoi là !

— Ma mère ne décroche pas, je…je suis pétrifiée pour Jérémy, sans oublier que je stresse à mort pour mon essai de demain !

Constater l’état dans lequel je termine ma journée nourrit mes larmes.

Quel tableau pathétique.

— Laisse-moi botter les fesses de cette méchante crise ! prononce-t-elle avec aplomb. Je vais rester prêt de toi jusqu'à ce que cette tempête émotionnelle fiche le camp dans le corps de quelqu’un d’autre et laisse ma meilleure amie en paix !

Elly me serre dans ses bras un moment puis se décide à me raccompagner dans sa chambre.

— Je te le promets, tout va s'arranger. Envoie un message à ta mère via Messenger, elle le lira dès son réveil. Et maintenant, oublie ton job, oublie cette liste et allonge toi, tu es exténuée.

Je m'exécute, glisse dans ce lit revêtu de similicuir aux formes capitonnées. Muni d’une imposante tête de lit avec une corniche aux motifs floraux argentés, ce chef-d’œuvre artisanal est un faire-part à toutes les belles au bois dormant.

— Je te propose en guise de distraction, de te raconter la raison pour laquelle mes parents m'incitent à rencontrer Preston, commence-t-elle. Le Mark-Darcy-au-pull-ringard. Les faits ont eu lieu pendant le rangement des courses. C’est le moment qu’a choisi mon père pour m’implorer de stopper mes déboires nocturnes. Qu’à mon âge, on se cherche plutôt un mari. Il a donc eu la brillantissime idée de m’imposer de sortir et faire connaître du monde au fils de l'un de ses confrères. Soi-disant, les parents déplorent que leur fiston soit un solitaire. J'ai contesté aussitôt ! Parce que ça, tu vois, c'est le début des emmerdes ! Si par mégarde ça se passait mal, mon paternel me reprocherait à nouveau mon comportement excentrique. Ils ne savent rien de leur fille, je suis super cool ! Mais je sais maintenant d'où vient mon pouvoir de persuasion. J'ai capitulé. En prouvant ma bonne foi, j'ai même refusé de voir sa photo. Ainsi, je suis sûre de ne pas me dégonfler s'il s'avère laid. C’est dire la balle que je me suis tirée dans le pied ! Puis m'est venue l'idée de me teindre les cheveux en gris, histoire que Mark-Darcy sache tout de suite à qui il a à faire. Tu crois que j'en fait trop ?

Je tenterai bien une réplique, mais j'accueille de bonne grâce le sommeil lorsqu'il me dérobe progressivement de mon état de conscience.

 

*

*    *

 

Ma correspondante a passé sa matinée à me relater l'origine peu reluisante de son futur rencard avec Preston. Son monologue d'hier soir m'ayant expédiée tout droit dans un sommeil propice aux songes.

Ce midi, je suis parvenue à bavarder avec maman. Notre conversation a suffi à surmonter mes ondes négatives et guérir mon moral. J'ai aussi pris du temps pour rapporter dans mon journal de bord mes émotions de la veille. Pas loin de six pages de lamentations.

À présent, nous nous apprêtons à monter en voiture lorsqu’Elly m'accroche le coude.

— Oh Sainte Mère des étalons turcs !

— Mais encore ?

— C'est son pick-up !

— Tu pourrais faire l’effort de développer ? la questionné-je en sondant le voisinage.

— Tu vois la maison là-bas ? Elle se trouve être ton futur foyer.

— C'est la demeure des Özkan ?

— Yep ! Et ce joyau garé devant n'est autre que celui de Can. Ibrahim n’était pas loin de la vérité, il est rentré ! Viens, on y va !

— Quoi ! Mais pourquoi ?

Je me dégage de son emprise et allonge deux pas en arrière. Ce qui n'est absolument pas le cas d'Elly qui sautille autant qu’un régiment de pucerons.

— Pour que tu déposes tes affaires, te présente à Karen et accessoirement à son neveu...

— Le plan, c'est d'aller me former au Bebek où m'attend Ibrahim, paniqué-je. Je me suis préparée psychologiquement toute la matinée pour mon essai ! Tu tiens vraiment à ce que la crise d’hier se répète ? Parce que moi, elle m’a clairement pas fait du bien ! J’ai besoin de rester concentrée, alors on s’en tient au plan A, Elisabeth Wyatt. Et je te défends d'utiliser Karen juste pour minauder devant ton explorateur, compris ?

— Quelqu’un t’a déjà dit que t’étais super hot quand tu élevais la voix, Mon Cœur ?

— Quelqu’un t’a déjà dit que t’étais ingérable ?

— Des millions de fois. Dans un film, je serais le redoutable virus qui cherche à propager ma folie sur l’humanité. Et toi, l’élue qui devra trouver un moyen de m’endiguer et me mettre à l’abri dans une éprouvette, raconte-t-elle d’une voix scénarisée, jouant la scène.

— Tu n’es pas saine d’esprit, ma pauvre fille.

— Peut-être, mais dis-toi que s'il est venu rendre visite à Karen, il passera forcément voir son oncle. Il est donc fort probable que d'ici ce soir...

Son inépuisable sourire en coin termine sa phrase pour elle.

 *

*     *

— Il va falloir garder tes mains disponibles. Tu es droitière ?

— Oui.

— Dans ce cas, pose ton plateau sur ta paume gauche largement ouverte. La clé est de le considérer non pas comme un outil, mais plutôt comme un véritable prolongement de ta main, augmentant ainsi sa superficie pour équilibrer les objets.

Il est quinze heures passées, je suis en plein exercice d'agilité. Le service en salle peut paraître simpliste, mais pour une fille dont la maladresse est cousue au fil blanc, c'est une véritable prouesse.

— Bien. À présent, débarrasse la table dressée derrière toi. Assure-toi de répartir le poids de manière équilibrée. Commence par placer la bouteille au centre, puis tu pourras disposer les verres autour d'elle.

Je m'exécute, ravie d'y arriver sans tout casser dans un désastre dont moi seule ai le secret. Je m'autorise même une courbette, souriante et triomphante.

— OK,OK, répond mon patron, les paumes apparentes pour signifier prudence. Pose ton arme avant de tout faire chavirer.

— Alors, la prochaine étape ? demandé-je impatiente.

J'ai tellement stressé pour cet essai. Elly avait raison, il n'y avait pas lieu de me rendre malade. Depuis près de deux heures, mon patron me donne une formation accélérée de mes futures tâches et des compétences requises pour celles-ci. On a déjà abordé l'encaissement, l'entretien des lieux, les équipements du bar et le stockage des produits en réserve.

— On va continuer sur la pratique. Tout à l'heure, tu as survolé la carte des boissons, et tu as certifié n’avoir pas besoin de la rapporter pour l'apprendre par cœur. Passe derrière le bar, je vais te questionner sur chaque cocktail. Ensuite, je te montrerai comment les préparer. Prête ?

Grâce à ma mémoire eidétique, je possède des capacités mémorielles exceptionnelles. Je détiens la faculté de stocker une quantité d'informations. Un don bien singulier souvent résulté à travers mes bons résultats scolaires. Dans le cas présent, , je suis en mesure de mémoriser les cocktails et les verres associés à chaque alcool. En conclusion, la théorie est toujours la partie la plus facile, mais la pratique... Arh ! Elle requiert une adresse qui ne m'est pas innée, mais alors pas du tout. Surfant sur ma réussite, je me place derrière le bar avec confiance, disposée pour mon interrogatoire.

— Le Cosmopolitan.

— Cointreau, vodka, jus de citron vert, jus de cranberry et liqueur d'orange.

— Facile, c'est un classique. C'était juste l'échauffement. Remplis un shaker de glaçons et verses-y ensuite un centilitre cinq de Cointreau, trois centilitres de vodka, un centilitre cinq de jus de citron vert et un centilitre de jus de cranberry. Secoue avec énergie de cette manière et verse dans un verre à martini.

Il a toute mon attention. Mon cerveau restitue à la manière d'un puissant ordinateur, chaque donnée qu'Ibrahim prend le temps de partager avec moi.

— Compliquons les choses. Si je te dis... un punch rosé ?

— Gin, vin rosé, citron jaune, crème de cassis, nectar de cranberry et menthe fraîche.

À peine avait-il posé sa question, je débitais les ingrédients à la vitesse d'un calculateur numérique.

— Bon sang, Arizona ! Tu as vraiment enregistré la carte en moins de dix minutes ?

— J'ai une bonne mémoire...

Je hausse les épaules, l'air de rien, mais intérieurement, ma fierté fait aussi sa courbette. Mon don mémoriel exceptionnel est mon atout secret. Je ne me lasse pas de constater qu’il provoque toujours son petit effet.

L'espace d'une heure ou peut-être plus - j'ai perdu la notion du temps - nous élaborons ensemble les cocktails et étudions les doses d'alcool. Je mets un point d'honneur à écouter les précieux conseils, faire grâce à la patience d'Ibrahim et ne lâche rien tant que ce n'est pas parfait.

Concentrée pour la cinquième tentative dans l'élaboration d'une recette alcoolisée de la carte, je n'entends qu'à peine la porte qui s'ouvre. Trop occupée à essuyer l'alcool renversé maladroitement un peu partout, je ne relève pas non plus la tête quand le bruit d'une démarche assurée m'indique qu'une personne pénètre la bulle sécurisée dans laquelle je me suis laissée porter tout l'après-midi. Ibrahim s'est installé un peu plus tôt sur un coin de table, à gérer la commande de ses stocks, me jetant de temps à autre des coups d'œil aussi amusés qu’inquiets. En y regardant bien, j'ai légèrement investi son bar en laboratoire de chimie alcoolisée... légèrement. C'est lorsque je l'entends se lever que mon esprit daigne enfin rassembler tous les indices : un neveu dont on attend le retour, bénévole à temps non défini sur mon lieu de travail, le pick-up de ce matin.

Comment s'appelait-il déjà ?

— Can ! benim oğlum[3] !

Mes yeux s'écarquillent, ils fixent les tranches d'ananas coupées grossièrement sur une planchette de bois. Je stoppe tout mouvement. Mes mains sont immobilisées dans les airs, coupées net dans leur action.

Tout va bien se passer.

J'ose un bref coup d'œil en direction du présumé coupable de mon état. Une large carrure habillée d'une veste en cuir noire me fais dos. Les deux hommes s'étreignent dans une accolade tant fraternelle que virile. Je remarque que cet homme arborant le man bun[4], surplombe la silhouette de son oncle, l'éclipsant totalement de mon champ de vision. Apparemment, être grand, costaud et partager le style hipster est une affaire de famille chez les Özkan.

Tout va bien se passer.

— Mon employée, la jeune française dont je t'ai parlé dans notre dernier échange, annonce mon patron d’un geste en ma direction.

Mon réflexe premier est de me caler les joues de morceaux d’ananas. La nourriture agit sur moi comme un anxiolytique et m'occupe accessoirement l'esprit quand celui-ci refuse de fonctionner à la normale. Je me mets à compter les pulsations anormales de mon cœur à mesure où des pas contournent le bar pour s'arrêter à ma gauche.

Foutue correspondante ! M'avoir mis dans le crâne que cet homme était une idole pour des gens, doté d'un physique agréable et d'un génie capable de lui faire exercer des métiers à l'antipode les uns des autres, me flanque une pression démesurée. Cette fille mériterait l’Oscar de la plus grande emmerdeuse.

Tout.Va.Bien.Se.Passer.

Faire savoir que mon visage se tourne lentement vers celui de l'intéressé est encore loin de la vérité. Il n’existe pas de mot assez juste pour dire à quel point je retarde le moment où son portrait s’imprimera sur ma rétine.

Can Özkan est là. En chair et en… muscles.

Accoudé nonchalamment au bar, son buste me fait face de toute sa stature, tandis que ses yeux accrochent les miens à la seconde où ils se croisent pour la première fois.

Ses prunelles mordorées engagent un échange de regard. Un échange peu ordinaire. Intensif et sans précédent. Elles persistent à s’ancrer aux miennes au cours d’un temps anormalement long. L’univers semble avoir mis notre monde sur pause au même titre que ma respiration.

Dans ce qui me paraît être une éternité, il brise le silence.

— Comment t'appelles-tu ?

Il renferme ce genre de voix calme, d’un grave à vous coller des frissons. Une information distincte sur la concentration de testostérone que comporte son organisme. Et je note un accent parenté, certainement relié à ses origines turques. Je racle ma gorge, secoue la tête pour reprendre contenance et m'essuie la bouche du revers de la main.

Comment je m'appelle déjà ?

— Sawyer. Arizona... Je… m'appelle Arizona Sawyer... bafouillé-je d'une voix quasi inaudible.

— Can Özkan.

Ses yeux ne cessent leur éprouvante inspection. Il me tend sa main. Je contemple les miennes, affreusement collantes. Un gêne s’installe et me paralyse. D’un sourire timide, je les essuie sur mon tablier. Toujours dans l'attente que je réponde à son geste, j'ai le réflexe - très idiot - de le gratifier d'un signe de la main accompagné d'un « salut ». Je décèle alors chez mon interlocuteur une première expression, un sourire furtif.

Que la foudre vienne frapper mon manque d’assurance !

Et rayer Elly de la carte.

— Arizona est en plein apprentissage des cocktails. Elle a passé l'après-midi à découvrir les ficelles du métier. D'ailleurs, il est également important que tu puisses conseiller le client, explique mon patron. Fais l'essai avec Can, propose-lui quelque chose à boire.

J'ai la sensation d'être sollicitée pour une interro surprise. Celle où l’on se retrouve face à la classe, les regards braqués sur soi.

— Qu'est-ce que tu recherches dans un cocktail ?

D’où sort cette voix de chèvre atteinte de laryngite !

— Qu'il soit délicat, sucré et vienne réveiller mes papilles, me répond son timbre affirmé.

Je me concentre et interroge ma mémoire photographique, à la recherche d'une recette de la carte pouvant correspondre à sa demande. Mes mains tremblent lorsque je m'attelle à la tâche. Où peut-être est-ce mon corps tout entier ? Impossible qu'il ne le remarque pas. Le mélange terminé, je pose le verre devant lui. Il le porte à ses lèvres, en savoure une gorgée. Je l'observe se délecter de ce contenu corsé, pendant qu'il renforce son observation sur ma personne.

Ça commence à devenir gênant là. À la limite d’un syndrome psychiatrique où je ne sais quel trouble se traduisant par la fixité du regard sur un individu.

— C'est Can qui a inscrit le Smoggy sur la carte. Tu es impressionnante. Cette jeune fille a mémorisé la carte en moins de dix minutes. Elle peut refaire chaque cocktail au centilitre prêt sans avoir pris de notes. Tu peux aller te changer et rentrer à la maison pour t'installer, Arizona. Ma femme t'attend. Ton contrat est sur mon bureau, récupère-le et prends le temps de le lire à tête reposée avant de le signer.

Contente de retrouver mon espace de sécurité, libérée de la proximité que m'a imposé cet homme, je ne me fais pas prier et me rue dans la pièce qui me sert de vestiaire. Je veux quitter cet endroit au plus vite. Il me faut retrouver de l'air pur, non polluée par le magnétisme de cet explorateur.

Valises sur les talons, je traverse le couloir, récupère mon contrat au passage, et m'apprête à saluer les deux hommes quand Ibrahim interrompt ma course.

— Préviens Elly de ne pas venir te chercher, j’ai proposé à Can de se joindre à nous pour le dîner. Avec ma femme, nous serons heureux de célébrer ton contrat et ta première soirée sous notre toit, ainsi que son retour au pays. Il va te ramener.

Tout ne s'est pas du tout passé comme prévu...

¤¤¤¤¤

[1] Mark Darcy est un des personnages principaux du livre et son adaptation cinématographique « Le journal de Bridget Jones ».

[2] Référence au film « Dirty Dancing ».

[3] Mots turcs signifiant « mon fils ».

[4] chignon pour homme.

 

 

 

 

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AmandineQ
Posté le 22/08/2022
Coucou,
Petites corrections d'avant débrief :

- Il manque un mot dans "je suis tellement pour Jérémy" lorsque qu'Arizona cherche à appeler sa mère le premier soir.
- Il y a une lettre en trop dans " certifiant qn'avoir pas besoin..." au moment où le gérant va questionner Arizona sur les cocktail.

Alors ça y est, Can est en place. On sent de suite qu'il se passe un truc entre eux, mais Arizona à bien l'air de le mépriser, ce qui est fort dommage car elle ne le connait pas.
A voir ce que leur réserve la suite. Enfin, même si on sait que dans une romance il y a flirt et tout ce qui s'en suit.

bonne journée
Joy Quinn
Posté le 22/08/2022
Oh merci ! Si j'en viens à oublier des mots, ça ne va pas du tout ... haha.

Exact. Leur rencontre est de celle qui ne passe pas inaperçue. Elle n'aime pas sa façon impolie de l'observer sans aucune gêne. Mais 4 semaines, ça offre autant d'occasions de se connaître et de partager des aventures communes ;)
AmandineQ
Posté le 22/08/2022
Oui c'est certain
Zephililoute
Posté le 15/07/2022
J'avoue qu'à la place d'Arizona et suivant ce qu'a mit Elly dans la liste, je l'aurai surement mal pris ^^ D'un autre côté Elly n'a pas tord. Quitte à être au USA, autant s'amuser à fond !
Ce début de chapitre avec le monologue d'Elly est top ! J'aime beaucoup son caractère fofolle, mais présente pour son amie.
J'adore la rencontre, Arizona complétement perdu et toute timide face à Can ^^ Ca lui correspond bien.
Joy Quinn
Posté le 20/07/2022
Elly lui montre la couleur d'emblée. Pas de repos pour la tranquilité d'Arizona ;)

J'ai poussé le cliché de la rencontre, notamment sur les émotions d'Arizona. Je voulais ce moment suspendu dans le temps.

Ravie de lire que tu passes un bon moment avec eux <3
Zephililoute
Posté le 20/07/2022
Totalement !

Un peu, mais tant que c'est un cliché qu'on adore, je valide totalement son utilisation ^^
Maud14
Posté le 30/03/2022
Ahhh je ne suis pas déçue par cette première rencontre qui était attendue, surtout après tout ce teasing de la part d'Elly !
J'aime ta façon d'imaginer la scène et on s'y plonge très bien!
Can, Can, Can, que vas-tu nous réserver pour la suite :D
Et puis, j'ai aussi de voir comment va se dérouler ce double date pour Elly, comment va finalement être Darcy. Je me dis que peut-être les va être agréablement surprise...
Joy Quinn
Posté le 30/03/2022
Une rencontre sous couvert de clichés, ce qui résumerait assez bien mon histoire en fait... Mais j'essaye de rendre les clichés palpitants. Je me défi de mettre à l'honneur le réchauffé ! :D

Ce qu'il va vous réserver pour la suite ? De bonnes surprises, je l'espère ;m
Joy Quinn
Posté le 30/03/2022
Mince. Mon doigt a ripé et le message c'est envoyé... c'est l'effet Can ^^

C'est vrai, ça... À quoi pourrait bien ressembler ce Preston ? Je vais tâcher d'y répondre dans les chapitres à venir ;)
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