Des picotements envahissent mes pieds et ma mine affreuse est de retour, mais par tous les dieux ! Un émerveillement sans précédent m'envahit. Je suis littéralement scotchée au hublot par la vision qui s’offre à moi, un sourire enfantin aux lèvres. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais jamais vraiment quitté mon cocon et me voilà en plein cœur des USA. Qui aurait cru que je ferais un tel bond dans mon émancipation?
À l'instant où mon pied se pose sur le sol américain, mes poumons s'emplissent d'une bouffée de fierté. C'est incroyable comme fouler une terre inconnue vous donne la sensation grisante de conquérir le monde !
Bien que ce voyage ne représente que quatre semaines, il a autant d’importance pour moi que celui d’un astronaute prêt à conquérir la Lune.
Sans plus tarder, je m’empresse de récupérer mes valises sur le carrousel à bagages. Je me faufile ensuite à travers la foule des passagers jusqu'à repérer les écriteaux indiquant « EXIT ». J'arrive dans un immense hall, côté « ARRIVALS ». Autour de moi, c'est une véritable fourmilière humaine. Je laisse mes yeux errer, cherchant une tête blonde familière. C'est alors qu’une pancarte retient mon attention. À son pied, une femme me fixe avec insistance. Elle ouvre la bouche et déclare, d'un ton teinté d'amusement :
—Tu as une mine affreuse, ton gilet est ringard et… s'interrompt-t-elle pour me détailler de la tête aux pieds, je te croyais plus grande.
Je suis témoin de la rencontre la plus insensée qui soit. Une collision entre deux univers diamétralement opposés. Je souris, amusée. La voir au-devant de grands lascars à la mine revêche me fait penser qu’elle a dû jouer des coudes pour atteindre cette position stratégique. Je ne saurai même pas expliquer les raisons de notre amitié tant nous sommes différentes, mais je m’en fiche pas mal. L’important, c’est de souligner l’attention qu’elle consacre à mon bien-être. Ça et à son sens inexplicable du style. Son sarcasme n’est qu’un minuscule aperçu de sa personnalité. Elle pourrait faire preuve de plus de courtoisie pour ce premier face-à-face. Elle pourrait, mais Elly Wyatt préfère briser la glace d’entrée de jeu. Au diable les grands discours larmoyants et cette sensation naturelle de malaise lors d’une première rencontre. Elle cherche à me fait rire. Et ça marche. D’autant plus que son ton chineur dissimule une grande émotion visible dans sa façon d’en découdre pour garder sa place. Aussi dans ses jambes qui se dandinent d’impatience de me faire découvrir son monde. Et cette pancarte démesurée qu’elle a dû passer un temps fou à confectionner. Grâce à l'éducation bilingue de mon père, je la comprends parfaitement.
— Entre les flatteries sur mon apparences et ce truc énorme, tu me gâtes d’emblée…
— Tu aimes ma pancarte XXL, Sawyer ? demande-t-elle d'un large sourire excessif, son écriteau outrancier brandi au-dessus de la tête.
— A-bso-lu-ment. Mais puisque les satellites peuvent aussi la voir, on pourrait aussi leur demander ?
Elly a pris pour habitude de m'appeler par mon nom de famille. Elle ne fait rien comme tout le monde et j'admire ce trait de caractère. Plus grande que mon mètre soixante-huit, ses longues jambes lui ont déjà valu pas mal de rencards aux compteurs ou peut-être est-ce cette manie de composer ses tenues qui tapent dans l'œil de la gent masculine ? Quoi qu'il en retourne, j'ai en face de moi la parfaite antithèse de la discrétion. Dans son mini short jaune, ses baskets customisées et son top « Females are strong as hell »[1], Elly excelle dans l'art de l'exubérance. Dois-je également relever l'affreuse paire de lunettes de soleil verte retenant ses cheveux blonds décolorés ?
Je lâche mes bagages, elle pose sa pancarte et c'est tout naturellement que nous franchissons les quelques mètres nous séparant pour se prendre dans les bras. Onze ans de correspondance épistolaire et virtuelle pour en arriver à ce jour ! Je peine à garder mon émotion et resserre mon étreinte autour de celle qui devient officiellement, la deuxième personne à faire partie de mon cercle d'amis.
— C’est bon de te voir, Sawyer. Ce n’était pas gagné, hein ? Tu me crois si je te dis avoir fait appel aux services d’une diseuse de bonnes aventures dans l’espoir de connaître l’issue fatidique de ton choix de monter, ou pas, dans cet avion. Mais au fond de moi, je savais que tu réussirais. Tu n’aurais jamais assumé d’être responsable de notre rupture amicale. T’es bien trop sensible comme nana.
— Parce que tu aurais coupé les ponts si je n’étais pas venue, peut-être ? la questionné-je, soupçonneuse.
Elle adopte une posture de réflexion assez comique. Je n’aimerais pas être ses neurones, leurs journées de travail doivent être aussi éprouvantes que de résoudre un casse-tête chinois sous kétamine.
— J’aurai probablement débarqué dans ta chambre de petit génie et je t’aurai exfiltré de ton hexagone, coûte que coûte ! Allez viens, Sawyer, le rêve américain, ça ne se passe pas à l’aéroport.
Nous quittons la foule en direction du parking. Mon amie s'arrête devant un véhicule ou plutôt :
— Une épave. Elly, ce n'est pas un moyen de locomotion, c'est un tas de ferraille ! Dans notre dernier appel, tu m’as vendu les mérites d’une voiture haut de gamme. Je refuse de monter là-dedans, c'est du délire !
— Alors premièrement, rétorque-t-elle en s'accoudant nonchalamment à la portière, ceci est une Ford Fairlane 1958 Skyliner. L'un des modèles les plus prisés des collectionneurs de Cuba, puisque première voiture décapotable avec un toit en tôle solide. Ah, Sawyer... j'ai toutes les bases de ton éducation à refaire, à commencer tout de suite par ton baptême dans ce petit bijou de prestige. Mais tu as raison sur un point, car deuxièmement, tu ne monteras pas dans ce bolide tant que ce gilet restera sur ton dos et par pitié, enlève-moi cette tresse !
— Tu as conscience que je pourrais me vexer si je ne te connaissais pas un tant soit peu ?
— Le « si » fait la différence. Tic-tac... le chrono tourne. Tu perds du temps sur ton programme.
— Mon programme ? répété-je incrédule.
— Tu en sauras davantage en temps et en heure.
— Laisse-moi juste envoyer un selfie de nous sur la conversation de ma mère et Jérémy pour leur confirmer mon arrivée, avant que ton antiquité essaye de me faire passer l’arme à gauche à vingt-cinq ans.
Elle se marre avant de contourner sa voiture et se placer à mes côtés.
— Vingt-quatre, mon cœur. Crois-moi quand je te dis que tu te rappelleras du moment où tu passeras ton quart de siècle.
Notre complicité reflète l'atmosphère de cette rencontre. Deux sourires plus tard, j'envoie la photo et y ajoute :
Arizona : [Bien arrivée. Tout s'est très bien passé. Ma correspondante a l’air encore plus détraquée qu’à l’accoutumée. On l’a naïvement sous-estimée ! 😱😂 Jé’, aie confiance. On vous embrasse. A & E]
Son coup d’œil jeté par-dessus mon épaule, Elly éclate de rire à la lecture de mon message. Mes valises déposées à l'arrière, bientôt rejointes par mon gilet jeté sans ménagement par cet individu de sexe névrosé, je prends place en voiture.
— Alors comme ça, tu m'as réservé un programme ?
Avec elle, je dois m'attendre à tout. C'est pourquoi malgré ma méfiance, elle suscite ma curiosité.
— Attache ta ceinture !
Elle a ce sourire en coin qui n'annonce rien de bon. Je la dévisage en feignant l'inquiétude.
— C’est clairement une ceinture comme dans les bolides de course qu’il leur faudrait à tes passagers.
— Ce dont tu parles s’appelle une ceinture en cinq points.
— Voilà. Il me faudrait au moins ça, et peut-être bien un casque aussi. J’espère au moins qu’elle se transforme en château gonflable en cas de crash.
— Sawyer, t’es peut-être pas super branchée comme nana, mais je reconnais ton incroyable sens de l’humour.
— Tais-toi et roule. Je peux savoir par quoi commence ce programme, Elly Wyatt ?
Elle démarre en trombe et je me retrouve placardée au siège ! J'aimerais paraître moins nerveuse, mais je ne peux retenir mes phalanges de blanchir autour de la poignée de maintien.
— Par quelques lieux sympas de San Francisco. Ensuite, on ira rencontrer ton patron au Bebek où tu découvriras ton futur lieu de travail. Et ce soir, tu dors à la maison. Car tu as pour mission de me teindre les cheveux en gris. Avant que tu ne poses la question, la réponse est oui. Les Özkan savent déjà que tu restes sous ma garde jusqu'à demain midi. Des objections ?
Ibrahim Özkan est le propriétaire du Bebek, le bar où j'effectuerai ma saison de juillet. Il est d'origine turque, Karen, son épouse, est américaine. On a eu l'occasion de dialoguer nombre de fois via Internet. Elle m'a rapidement donné l'impression d'une femme charmante. Ils n'ont pas d'enfant, et j'ai bien senti lors de nos différents échanges, son impatience de me rencontrer et de me recevoir sous son toit. Ils résident à Santa Cruz, située au nord de San Francisco. Dès demain, j’y suivrai une formation express en vue de mémoriser les cocktails, les préparer, apprendre à gérer la caisse et tout ce que je dois savoir sur le service en salle. J'aime apprendre, mais ceux qui me connaissent savent à quel point je suis maladroite. Parfois, mon corps fait des choses sans que l'on ne se concerte avant ! Cela marche aussi bien avec mon cerveau ; il arrive trop souvent que les mots dépassent le fil de mes pensées.
— Te teindre les cheveux en gris, hein ? Pourquoi ça ne me surprend pas ?
— Alors, c'est OK ?
— Si je te rate, tu en prendras l'entière responsabilité ?
— Affirmatif, Sawyer.
— Dans ce cas, j’accepte.
—Je te ménage pour ton premier jour, mais je te réserve bien des choses...
Je ne cherche pas à creuser le sujet, car à en croire son sourire espiègle, ma curiosité a nettement perdu de son appétit.
— Je te propose de faire un premier arrêt au magnifique Ocean Beach. Cette plage est un favori de la région. Je ne sais pas si ça te parle, mais je me souviens t’avoir envoyé une carte postale de cet endroit, il y a quelques années. On pourra aussi prendre un brunch sur la route, toujours partante ?
— Tu plaisantes ? Les mots « plage » et « brunch » ont suffi à me convaincre !
— Alors mets tes lunettes de soleil, Sawyer, j'abaisse la capote !
Cheveux au vent, j’essaye de me concentrer sur le panorama plutôt la conduite convulsive de mon amies. Des gratte-ciel se dressent fièrement dans le paysage urbain. Nous empruntons des rues animées, bordées de boutiques, de restaurants, où des foules de personnes vont et viennent. Lorsque l’on traverse des quartiers commerciaux, difficile de ne pas être impressionnée par la quantité de mouvement qui y règne. Et si je trouvais les transports en communs particulièrement bondés à Orléans, ceux de San Francisco débordent de monde à chaque arrêt. Mon attention se rive sur d'énormes néons clignotants et de panneaux publicitaires vantant leurs produits. Tout ici semble démesuré, étudié pour vous en mettre plein la vue.
Ces derniers mois, alors que je préparais fébrilement ce voyage, mon esprit divaguait chaque soir avant de sombrer dans le sommeil. Je m’imaginais remplir mon journal de bord sur une plage dorée, les pieds flirtant avec les vagues de l’océan Pacifique, apprendre à connaître ma famille d’accueil autour de bons repas et me créer des souvenirs inoubliables aux côtés d'Elly.
Je dois m’élancer.
Je suis préparée.
J’en suis capable.
Quatre semaines, c’est long lorsqu’on éprouve de l’anxiété face à l’imprévu et la nouveauté, mais c’est aussi très court pour une expérience de vie. J’ai lu quelque part que pour parvenir à un changement sur nos doutes, il faudrait lâcher prise et consentir à accepter une part d’inconnu. Franchement, j’aimerais les voir, les psychanalystes de l’article, assis dans la même voiture que moi. Ma pilote à un profil plus proche d’Harley Quinn[2] que n’importe quel être humain avec un cerveau fonctionnel.
Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi pour m’être liée d’amitié avec une personne vivant à l'autre bout du monde avec si peu de sens moral ?
Maintenant que nous quittons la ville, le décor change. L’autoroute nous offre un contraste frappant, délaissant les immeubles de grandes hauteurs pour des collines vallonées et verdoyantes. J’aperçois des propriétés luxueuses longer les routes que nous serpentons dans un cadre plus naturel et sauvage. Au loin, la baie de San Francisco se sculpte à l’horizon, ciselant la pointe d’une falaise rocheuse où je devine la mer s’y écraser sur le récif.
Nous nous arrêtons à la plage et sortons admirer la vue. Il y a du vent à décorner les bœufs mais le panorama offre une étendue d’eau surplombée de montagnes noires. Les vagues y sont énormes et paraissent constituer le paradis des surfeurs. Je sors mon appareil photo et prends quelques clichés, semblables à la carte postale accrochée dans ma chambre. Bien sûr que je l’ai gardé sa carte. Discuter avec Elly, c’est vivre mille vies rassemblées dans quelques lignes.
Elle est extraordinaire.
— Si l'on veut pouvoir tout faire, on ne peut pas s'attarder mais je tenais à ce que tu vois cet endroit.
— C'est magnifique, accordé-je d’un air rêveur.
Nous restons encore quelques minutes dans cette atmosphère saturée de sable, puis reprenons le trajet. Notre périple continue en effectuant le prochain arrêt au Beachside Coffee Bar & Kitchen. Ce brunch me régale rien qu'à l'odeur ! Je ne m'étais pas rendu compte de ma faim jusqu'à l'arrivée de cette assiette de bacon, avocat, comté et œufs brouillés.
Cliché du plat.
Cliché de la vitrine de gros cookies, cheesecakes, donuts et autres douceurs hors normes.
Cliché du cadre.
Je n’arrête plus les photos.
Tout me paraît tellement important à rapporter en France. J’aurais adoré détenir le pouvoir d’y ramener un échantillon de l’odeur de la Californie, le bruit de la vie américaine et le goût du rêve qui l’accompagne.
De retour sur la route, le ronronnement de la voiture me berce. La fatigue du décalage horaire se fait ressentir. Sans chercher à lutter, je laisse le sommeil m’emporter.
— Sawyer... murmure une voix familière.
— Mmh..?
Ma tête est lourde. Je ne peux réprimer un bâillement capable d’avaler une baleine.
— On arrive bientôt. Je pensais que tu voudrais reprendre un peu de tes esprits avant de rencontrer Ibrahim.
J'essaye tant bien que mal de refaire surface, m'étire de tout mon long. Toujours est-il que mon corps n'aspire qu'à une seule chose : se retrouver dans un vrai lit.
— Je me sens déconnectée, déchargée de mon énergie de bout en bout.
— Ce n'est pas un entretien d'embauche, tu as déjà le job. Juste une simple prise de contact. Puis tu viens de faire onze heures de vol, personne ne te demande de faire semblant d’être opérationnelle. Sois toi-même.
— Je veux lui faire une bonne première impression, tu comprends ?
Le véhicule s'arrête. Mon amie se détache et entreprend un volte-face dans ma direction.
— Sawyer, je vais te confier un secret sur toi : ton naturel est ta meilleure arme. Tu es le genre de personne impossible à ne pas apprécier, peu importe les circonstances. Tu es polie, serviable, intéressante et marrante.
— Tu peux rajouter : facilement intimidée. Et lorsque je suis mal à l’aise, il se passe le truc.
— Le truc auquel je pense ?
Elle me toise avec un rictus.
— Si le truc auquel tu penses se trouve être mon insupportable et humiliante loquacité incoercible, alors oui, tu penses à ce que je pense.
— Et bien on va très vite le savoir, mon cœur. Écoute-moi attentivement ; je vais sortir de la voiture et tu feras de même. Ensuite, on va traverser la rue, tu prendras une grande inspiration parce que nous sommes arrivées.
Je me déplace vivement sur mon siège. Nous sommes devant une façade en bois sombre patiné par le temps. La porte d’entrée est surmontée d’une enseigne lumineuse à l’ancienne, écrite de lettres cursives rétro à l’effigie du Bebek. Mais ce n’est pas seulement ce qui le démarque des autres bars de plage environnants. La terrasse pourvue d’une vue imprenable sur la plage abrite un parking de grosses motos, et une aire de stockage pour les planches de surf.
En somme, ce bar semble être figé dans les années cinquante, tout en conservant un aspect branché et moderne.
— Je vais te présenter à Ibrahim. Tu auras juste à sourire et ce sera déjà quatre-vingts pour cent de gagné. Ton sourire est assurément ta deuxième arme, il charmerait une armée de sbires. Si par mégarde, tu t'égares dans une incontinence verbale, je te marcherai sur le pied.
— C’est ça ta solution, m’écraser le pied ?
— Je pourrai aussi bien me contenter de te regarder te noyer dans ton flot de paroles...
— Quelle amie tu fais, il n'y a pas à dire, on n'a plus rien à t’apprendre sur l’amitié à toi, déclaré-je sur un ton de sarcasme gentillet.
— Ce que j’en dis, c’est qu’on boit un verre, tu lui fais ta démonstration de jeune fille modèle et on rentre chez moi. Ni plus ni moins.
Je fais l’impasse sur l’allusion d’Elly à me persuader que je suis parfaite et me contente d'un signe de tête en guise d'approbation. Bien que mon caractère comporte maintes qualités, je n’aime pas cette étiquette de perfection. J’ai d’énormes points faibles. Je les déguise derrière de bonnes manières pour équilibrer la balance.
Une fois à l'intérieur, je m'imprègne aussitôt d’une ambiance rustique chaleureuse. Le gros du mobilier est en bois brut, mais il joue également avec un alliage tel que la fonte. Tout un pan de mur est façonné de briques rouges défraîchies, sur lesquelles sont accrochés des tableaux de scènes de vie des années folles, apportant une touche de charme authentique. On y trouve des tables guéridons et d’autres plus spacieuses habillées de nappes à carreaux et petites lampes en cuivre, avec ses longues banquettes en cuir confortables. Le style bistrot se retrouve partout dans la pièce. Ce n'est pas grand, mais assez pour qu'il y ait une petite estrade à l’arrière de la salle. Un juke-box trône fièrement dans un coin ainsi qu'un classique jeu de fléchettes orné de part et d'autre de ce qui semble être des affiches de groupes musicaux. L'endroit fourmille de jeunesse si ce n'est cet homme d'environ cinquante-cinq ans, à s'affairer derrière son comptoir, dos tourné. Les cheveux grisonnants, avoisinant les un mètre quatre-vingt, il laisse courir le long de ses bras de multiples tatouages.
— Ibrahim ! l'interpelle mon amie.
L'homme se retourne et dévoile une barbe blanchie de trois jours, soulignée d'un sourire franc.
— Bonjour, Elizabeth.
Discrètement, j’aperçois ma correspondante rouler des yeux.
— Plus personne ne m’appelle comme ça. Ça fait trop longtemps que je vous conjure d’arrêter, pour que vous me fassiez croire ne pas le faire exprès.
À bien y réfléchir, la façon dont il a prononcé son prénom était un peu trop chantant pour être totalement innocent. Il dépose un torchon et un verre ballon sur le comptoir puis s'avance vers nous. Sous son tablier, je distingue un homme robuste à l’allure similaire à celle d'un motard. Tout, de sa tenue, à sa coiffure douée d’une longueur suffisante pour plaquer ses cheveux en arrière, jusqu'au choix des boots, laisse penser que mon patron chevauche l’une des bécanes garées à l’extérieur.
— Je suppose que tu dois être Arizona ?
— Tout dépend, si c’est pour une bonne raison, alors oui. Sinon, je réponds à tous les autres prénoms.
Ma phrase est spontanée et mon élocution rapide. Signe précurseur d'un léger état de stress.
Ça commence...
— Enchantée de vous rencontrer, monsieur Özkan, continué-je d’une main tendue, qu'il s'empresse de serrer.
— Ibrahim, corrige-t-il. Tu as fait bon voyage ?
— Sans incident, ce qui n’est pas chose courante chez moi. Je tenais sincèrement à vous remercier de vive voix de bien vouloir m'accueillir sous votre toit pour les quelques semaines à venir. Je n’ai strictement aucune expérience comme barmaid. Je ne sais pas ce qui vous a convaincu dans l’argumentaire d’Elly pour que vous acceptiez de m’engager, mais il est certain que ça relève du miracle.
— Tu peux me parler de mon savoir-faire amical, souffle mon amie entre ses dents à mon oreille, y pas à dire, toi tu sais vraiment comment te vendre, Sawyer.
Elle a raison. Ma bouche est en roue libre, je n’ai plus aucun accès à la partie censée de mon cerveau. Je déteste quand je fais ça !
Sans réussir à dissimuler sa surprise, monsieur Özkan m’observe un moment avant de finalement lâcher un éclat de rire.
C’est positif, non ?
— C'est un accord qui me paraît honnête, Arizona. Ma femme est très enthousiaste à l’idée de voir une nouvelle âme dans notre foyer. Ça fait un mois qu’elle ne parle que de ce jour. Elle appréciait déjà beaucoup vos conversations par écran interposé. C’est la première année où je fais appel à un employé, ce sera donc une première pour tous les deux. Voulez-vous boire quelque chose ?
— Je prendrai bien une limonade, réponds-je.
— Une limonade pour Arizona et... ? s'adresse-t-il pour mon amie.
— Mettez-en deux, j’imagine qu’il est trop tôt pour un shot de vodka.
Pas le moins du monde étonné, mon futur patron paraît très bien connaître le franc-parler de sa voisine. Nous prenons place au bar. Monsieur Özkan me détaille mes futures tâches, me parle de mes horaires et du temps de trajet de la maison jusqu’ici. J’apprends ne pas disposer des mêmes heures de service que lui, et devrai donc prendre les transports en communs. J’écoute sérieusement ses dires et griffonne des notes sur une page fraîche de mon journal. Du coin de l'œil, je devine le sourire amusé d'Elly derrière son verre.
— C'est une vraie petite studieuse, n'est-ce pas ?
Surprise par la remarque d’Elly, je relève timidement le nez. Sans réfléchir, je lui assène un petit coup de pied discret, mal à l'aise d'être le sujet d'observation. Bien évidemment, cette ingrate rit de toutes ses dents.
— Quelques soirs de semaine, il se peut que mon neveu nous donne un coup de main. Au besoin, tu pourras également t'adresser à lui, il a grandi entre ces murs.
— Can[3] est revenu ? s'intéresse soudain mon amie, se redressant avec entrain sur son tabouret.
— Il devrait arriver d'ici peu. Bien qu’il reste mystérieux, selon moi, ce n’est plus qu’une question de jours.
— Bah ça alors, Can est de retour ! Ça fait combien de temps qu'il est parti ? Six, sept mois ?
— Sept mois. Deux mois de plus que l'année dernière, mais trois mois de moins qu'il y a deux ans. Cette fois-ci, il a gravi le Machu Picchu, visitant de nombreux sites archéologiques. Il a parcouru le lac Titicaca à la frontière de la Bolivie. Puis s'est aventuré dans une partie de la Cordillère des Andes. Aux dernières nouvelles, il avait mis un pied-à-terre en Colombie. Il rentre pour l'été, préparer ses futures aventures pour les mois à venir. Malgré tout, il tient à me seconder à l'occasion. De temps à autre, il reprendra aussi du service au salon de tatouage.
— Eh bien... Karen doit être impatiente.
— C'est peu de le dire ! Can l’a missionné d’une recherche de logement pour son retour. Elle a cherché ce qu'il y avait de mieux.
— Il est journaliste ou quelque chose comme ça ? demandé-je, curieuse.
— Can est un homme d’aventures, Sawyer. Je t’ai déjà parler de lui, tu ne te souviens pas ?
Si, ce prénom me dit vaguement quelque chose. Mais Elly a toujours plein de choses très détaillées à dire sur les hommes qu’elle fréquente. Le plus souvent c’est assez cru pour que mon cerveau lui bloque l’accès. Et puis, un homme d’aventures ? Ce n’est pas la définition d’un chômeur hyperactif ? Légèrement interloquée par ce que j'entends, je ne m’intéresse pas davantage.
— Je te fais faire le tour du propriétaire ?
J'acquiesce et le talonne à la découverte des coulisses de mon nouveau travail. La réserve, les toilettes de la clientèle et du personnel, le bureau du patron et une petite pièce adjacente.
— Tu pourras te changer ici. C'est aussi la pièce où s'installent les musiciens qui se produisent parfois le vendredi soir. Demain après-midi, comme prévu, tu viendras te former. Il n'y aura que toi et moi, le bar fermera exceptionnellement pour que tu puisses te sentir à l'aise pour t'exercer.
Son attention me touche. Il émane de cet homme une force tranquille et une empathie qui fait mouche chez moi.
*
* *
Comme convenu, après la rencontre avec mon patron, nous sommes parties chez mon amie. Nous avons monté mes valises dans sa chambre digne d’une suite parentale de luxe. Je peine encore à réaliser ma venue en Amérique. Rien dans mon parcours ne présageait de partir seule sur ce continent pendant un mois. Perdue dans mes pensées, je suis ramenée à l'instant présent par un flacon de teinture agité sous mes yeux. La dernière chose qui me reste à faire de mon programme journalier est de transformer la chevelure de ma meilleure amie.
La salle de bain dans laquelle se trouve Elly est si vaste qu'elle pourrait concurrencer celles des Kardashian.
— Prête pour le grande nouveauté capillaire ? la sondé-je, mi-sérieuse mi-amusée.
Assise sur un tabouret, une serviette autour du cou, elle hoche la tête avec enthousiasme.
— Absolument, Sawyer. Pas de retour en arrière. Mais en parlant de grande nouveauté... tu as conscience que tu es une petite veinarde ?
— Comment ça ?
Je lis les instructions de sa coloration, une oreille à demi-attentive.
— Tu vas avoir le privilège de côtoyer Can...
— L'image que je me fais de ce Can n'est pas aussi élogieuse que l'exultation de vos paroles.
Elle pivote d'un coup, son regard accusateur planté dans le mien.
— Sawyer, je peux savoir d'où vient cette amertume ?
— On parle bien d'un homme qui ne bosse pas dix mois dans l'année ? Qui a tout l’air de vouloir se donner bonne conscience en faisant apparition à « l'occasion » au bar de son oncle et qui impose à Karen de lui rechercher un toit pendant que monsieur joue aux explorateurs.
— Mais tu n'y es pas du tout !
Retrouvant sa posture initiale, elle me laisse de nouveau à ma tâche et commence des explications :
— Ce mec à tout juste trente ans et a déjà été photographe, chargé de mission humanitaire, marin sur un bateau... Il lui arrive de bosser, seulement pas de la manière dont toi tu envisages la vie professionnelle. Can Özkan, c'est un peu le boy-scout des temps modernes, en beaucoup, beaucoup plus sexy. Il a été aux quatre coins du monde et se donne les moyens de réaliser ses rêves. Il est très suivi sur les réseaux sociaux, plusieurs marques ont déjà travaillé avec lui.
— Je t’ai rarement entendu parler de quelqu'un avec autant de fanatisme.
— Mais parce qu’il est absolument doué dans tout ce qu'il entreprend ! C'est un putain de caméléon. Il dégage un charisme tellement attractif que ça ne gâche rien. Arizona Sawyer, tu vas rencontrer les cinquante nuances de Can, me révèle-t-elle dans un clin d'œil qui m'est adressé dans le miroir.
— Dis-moi, ce n'est pas toi qui me répétais en boucle que les hommes n'étaient pas dignes de confiance ? Tu parles de lui comme s’il était le prochain prix Nobel de la paix. Dois-je en conclure que lui et toi avez déjà... ?
— Avec Can ? s'exclame-t-elle hilare. Jamais ! Règle numéro une, un fantasme doit en rester un si tu ne veux pas en être déçue. Et faut-il préciser qu'à part être la voisine un peu illuminée du quartier, c'est la seule image véritable qu'il doit se rappeler de moi.
J'éclate de rire et lui signale que j'ai fini.
— Le temps de pose est de vingt minutes, suis-moi mon cœur, j'ai quelque chose à te montrer !
Je m'assois sur son lit queen size, et l’observe sortir une feuille de son bureau.
— Tu m'as dit un jour souhaiter faire un truc aussi dingue que venir ici, à ma rencontre. Depuis ce moment, je n’ai pas arrêté de penser à toutes ces années de correspondance. Tout ce que tu m’as confié sur toi, tes craintes, nos moments de visios avec Jérémy. Ça tourne en boucle dans ma tête ! Je suis persuadée occuper un rôle dans ta vie. Tu es vraiment spéciale pour moi. Et parce que je te connais, je sais très bien ce qu'il t'attend après ce voyage. Tu vas reprendre ta vie sérieuse d'adulte responsable. Il n'y a rien de mal à ça, si tu as vécu ta jeunesse avant. Sur ce papier, tu en trouveras une partie.
— C'est le moment où je regrette d’avoir pioché ton nom en cours d’anglais à quatorze ans ?
— C'est juste une liste. Une liste de choses à faire le temps d'un été californien.
J'écarquille les yeux avant de les cacher derrière la paume de ma main.
— Vas-y, je suis prête, je t'écoute.
— Prends-la, et regarde par toi-même.
Je récupère la liste en question.
Aller à une fête étudiante ; aller à un concert de rock ; apprendre à conduire ; apprendre à surfer ; accompagner Elly à un double date ; faire un truc fou.
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[1] Les femmes sont fortes comme l’enfer.
[2] Harley Quinn est un personnage fictif complexe de l’univers de Batman, qui oscille entre la folie et la réalité.
[3] Se prononce Djan en turc.
La plume est toujours aussi fluide et prenante, les dialogues ont du peps et ne sont pas là que pour combler des trous c'est un super point !
En plus, l'évolution des personnages est déjà visible, on sens le courage, l'humour, et malgré la dureté du jugement d'Arizona, on parviens à comprender qu'il y a quelque chose derrière, ce n'est pas une protagoniste superficielle. Je l'aime beaucoup.
Encore Bravo.
Je suis contente que mon style t'ait embarqué au même titre que mes personnages. Effectivement, chacun avec leur trait de caractère propre, ils apportent un petit plus à l'histoire. Ce duo de choc risque de te faire sourire plus d'une fois :)
Deux petites corrections avant mon avis sur le chapitre :
- Il manque une majuscule à "je ne m'étais pas rendu compte que ma faim ...." lorsque Arizona parle du brunch et fais de multiples clichés.
- Dans ta note 1 de pas de page c'est "Females are strongs as hell" et non "well"
Autrement c'est un super chapitre. On découvre avec précision le caractère d'Elly et on devine qu'elle réserve tout un tas de surprise.
Arizona est tout de même vachement dure en ce qui concerne Can qu'elle ne connait pas.
J'ai bien hâte de lire la suite, car quelque chose me dit que Can ne v apas la laisser si indifférente
Ton œil de lynx va m'être précieux. C'est bien vu pour la majuscule ainsi que ma bourde d'inattention dans ma note, qui me fait encore rire.
Comme quoi, même après des relectures, notre texte est trop ancré pour que l'on ai le recul nécessaire.
Elly est très apprécié chez mon lectorat. Sa spontanéité fantasque a trouvé sa place dans le cœur des lecteurs.
Je vais probablement développer ce point à la réecriture sur la première impression à chaud d'Arizona vis-à-vis de Can.
J'ai tout aussi hâte de te voir évoluer parmis mes personnages. Je compte sur eux pour continuer à te faire passer de bons moments. :)
Ce qui ne peut faire que du bien à Arizona pour qu'elle puis s'éclater pendant son voyage !
Quel présentation de Can ! Il a l'air d'en avoir fait des choses ! Un autre bel opposé d'Arizona.. J'ai assez hâte de voir leur relation !
J'avoue par contre ne pas bien comprendre la réaction d'Arizona. Elle à l'air de le détester d'emblé :S D'un autre côté, je trouve que ses réflexions le concernant sont assez cohérentes avec la vie hyper studieuse qu'elle semble s'être imposée jusqu'ici.
Avec elle, sois sûre de ne pas t'ennuyer. Si on se doute qu'Arizona va voir son voyage se troubler par l'arrivée d'un aventurier charismatique, Elly ne sera pas entretenu quant à lui offrir nombre de souvenirs. Reste à savoir s'ils seront tous mémorables dans le positif du terme... :D
En xe qui concerne la réaction d'Arizona, je pense pouvoir pousser un peu la réflexion à la réécriture. Tu as bien cerné le fait est qu'elle ne partage pas ce mode de vie mais aussi cette nonchalance vis-à-vis de sa famille. Arizona étant très poche de sa famille et Jérémy, ça lui paraît inconcevable de pas être là pour eux au quotidien.
Sache que tes retours sont appréciés, tes remarques ne seront que plus bénéfiques pour la réécriture finale.
Oui, on voit facilement qu'elle est très proche de sa famille et de son ami. Mais elle s'est trop enfermée dans cette proximité, sans vraiment voir ce qu'il se passe autour.
Contrairement à Can, qui semble lui aussi proche de sa famille mais qui a une vision de la vie que je dirai plus large, et qui prend le temps de vivre pour lui (en quelques sortes).
Mais on voit qu'Arizona s'échappe un peu, la preuve avec ce voyage ^^ On ne s'en rend peut être pas vraiment compte au début, mais au final, en la connaissant un peu plus c'est un grand pas pour elle que de quitter sa famille et Jérémy.
Ca me fait plaisir :D Contente de savoir qu'ils te seront utile pour ton travail ;)
J''aime beaucoup me mettre dans les souliers d'Arizona. Elle me rappelle moi-même quand j'ai débarqué à Montréal il y a dix mois maintenant!
Elly a l'air d'être une jeune femme exubérante et fun, le combo parfait pour faire découvrir comme il se doit la Californie à Arizona et qu'elle reparte avec des souvenirs mémorables.
Ça se lit toujours aussi bien, et surtout, j'ai vraiment hâte de voir débarquer le mystérieux Can ;)
Voyage touristique ou tu as déposé tes valises au Canada ? :)
Elly c'est la copine que l'on aimerait toutes et tous avoir mais que l'on ne présenterait jamais à son entourage ! Une Attachiante :D
Ahhh Can... il ressemble à ton Alexandre. De quoi faire pâlir les Dieux de l'Olympe... ;)
Contente de lire que ton début de vacance aux côtés d'Arizona parte sur de bonnes ondes. :)
Attachiante est le mot parfait je crois, bien joué, ahah!
Contente d'avoir trouvé ton histoire, je file lire la suite!