L’estrade avait été taillée dans une roche en granit blanc si massive qu’on avait dû l’ériger là avant les murs. Un escalier central, creusé dans la matière polie, permettait d’accéder aux deux trônes qui reposaient sur des lattes blanches elles aussi.
— Vive le Roi ! Vive la Reine ! s’égosilla une dernière fois le héraut.
Et la foule s’inclina en silence. J’en fis autant, pliant les bras et les jambes comme me l’avait appris Dana.
Sur leurs sièges immaculés, Maguiar et Eryn étaient assortis ; redingote à haut col gris et or pour lui et, pour elle, robe longue dont la dentelle dorée et fendue semblait n’être qu’une seconde peau qui cascadait en drapés d’un gris soyeux jusqu’à ses pieds maintenus dressés par de hauts talons aiguilles.
— Relevez-vous, tonna Maguiar.
Une petite troupe de privilégiés - Les proches royaux, me glissa Dana - se tenait en retrait sur l’estrade. Je reconnus Bérénice de Soie à la gauche d’Eryn. Derrière, se tenait Warner, l’air un peu perdu. Les autres m’étaient inconnus.
— Cher Peuple, s’époumona le Roi en se redressant, plus d’une Lune s’est écoulée depuis le Bal de la Moisson, Lune qui s’est déjà avérée prospère dans certaines régions reculées de nos Terres des Peuples Unis.
Un murmure inaudible secoua la foule. Je ne discernai que le mot Frontières.
— Remercions nos ancêtres et nos Peuples alliés pour ce Contrat des Peuples qui a sauvé notre Monde. Une fois encore, il nous est démontré que les Pactes maintiennent l’Équilibre, ils sont les fondements sûrs de notre société ; révérons-les, craignons-les et aimons-les ! Que notre Monde et sa beauté perdurent !
Un vivat assourdissant explosa de partout à la fois, le héraut dut jouer férocement de son tambour pour ramener le calme.
— Je remercie le Clan de l’Abeille pour leur accueil et cette si appréciable soirée où chacune et chacun, d’où qu’il vienne, saura se trouver une source de confort et de réconfort.
Il s’inclina légèrement en direction de Sieur Napoli et des siens, regroupés au pied de l’estrade ; ils portaient des tenues similaires, avec ce perpétuel rappel des couleurs de leur blason. Deirdre se trouvait parmi eux, la teinte feu follet de ses cheveux ressortant dans la horde de chevelure brune, essentiellement masculine.
— Vous le savez, je ne suis pas Roi de longs discours. Voici l’annonce de la tant attendue deuxième Épreuve.
Mes pieds et mes genoux se mirent à trembler à l’unisson. J’aurais aimé que quelqu’un me prenne la main pour insuffler de quoi réchauffer la peur que charriaient mes veines.
— Dans deux jours, nos Invités seront attendus au Temple des Portes avec leurs Protectrices et Protecteurs. Une délégation - la plus élaguée possible, précisa-t-il en regardant avec insistance du côté des Abeilles -, pourra les accompagner. Les Protectrices et Protecteurs recevront dès demain, à l’aurore, un courrier précisant toutes les modalités ce qu’ils seront en droit de préparer.
Un bref roulement de tambour écrasa la vague naissante de murmures. Le Roi poursuivit de son ton solennel comme s’il n’y avait eu aucune interruption.
— Je tiens à raviver dans vos mémoires que le choix et le déroulement des ces Épreuves ancestrales ne me reviennent d’aucune façon. Moi-même serai tenu de me plier au contenu de ce courrier. Cette deuxième Épreuve sera celle de l’Esprit de la Rivière. Fait rare, au cours de la première Épreuve, celle-ci a déjà eu son dû. Elle aurait pu ne point en tenir compte, mais en remerciement du soin que nous mettons à respecter ses eaux, elle s’en tiendra à donner pour oublier de prendre…
Maguiar leva les bras pour maintenir l’attention de la foule. Je sentis les doigts de Dana s’enrouler autour de mon poignet.
— En conséquence, aucune vie ne sera prise au cours de cette Épreuve !
La foule repartit en cris de joie que le héraut ne chercha plus à réfréner.
— Luce, c’est une nouvelle incroyable ! s’écria Dana à mes côtés.
J’étais grisée de soulagement. À côté de moi, j’entendais Armand rire de bon cœur.
Certains inconnus proches me pressèrent l’épaule avec chaleur.
— Vous pourrez faire vos preuves sans craindre la mort, jeune Damoiselle !
me dit-on plus d’une fois.
— Sais-tu où se trouve Sieur Cazelain ? s’inquiéta Dana en le cherchant dans la foule frénétique qui nous entourait.
Je lui dis la vérité : je l’ignorais. Je gardai cependant pour moi ce qu’il m’avait susurré juste avant de nous abandonner devant la petite galerie des tableaux : Nous nous sommes mis d’accord sur trois, il est donc temps pour moi d’y aller, chère Luce. Passe une bonne soirée et gare à tes manières ! Je penserai à toi lorsque le Roi fera son annonce royale.
— LE ROI QUITTE L’ESTRADE ! articula le héraut après une longue plainte qu’il s’acharna d’écraser sur la peau tendue de son instrument.
L’espace autour des escaliers polis se vida rapidement.
— Tâche de faire bonne figure s’il passe non loin de nous, chuchota Dana au creux de mon oreille, tu dois encore lui présenter tes respects.
Nous n’étions pas proches de l’estrade, comme la flopée d’Abeilles blanches, bleues et orange. Pourtant, Maguiar se retrouva presque aussitôt devant moi.
Mais… Pourquoi ?
Ses yeux glacés me balayèrent sans laisser deviner autre chose que du mépris. C’est pourquoi je fus sidérée de le voir me sourire.
Cet homme est un carnassier.
Je me sentais proie sous ses airs givrants. Sentait-il la crainte qu’il m’inspirait ? Y prenait-il du plaisir ?
— Damoiselle Luce…
Ce ne me semblait pas une bonne chose qu’il ait mon nom en mémoire. Néanmoins, je pris sur moi et lui offris une gracieuse courbette. Un certain calme s’était installé autour de nous ; ceux qui nous entouraient préféraient écouter que commenter.
— …, vous avez accepté une invitation bien incertaine. Vous plaisez-vous dans le quotidien… rural des Loups ?
Je relevai quelques bruits de gorge étouffés. Que devais-je répondre ? Et, plus important encore, sur quel ton ?
Une vérité. Ton neutre.
— La vie y est paisible. J’aime cela.
Mon cœur hurlait, ma tête vrombissait, mais j’avais bien répondu - j’en aurais dansé la gigue.
— Paisible…, répéta Maguiar.
Un rire sec fit trembler ses épaules aux allures de rochers.
— L’agneau pait paisiblement… jusqu’à ce que le loup décide qu’il en a assez de tourner autour de lui.
J’étais interdite. Il était le Roi. Il ne pouvait se moquer ouvertement de l’un de ses Clans. Ou bien se moquait-il de moi ?
— Damoiselle, vous avez choisi de vivre parmi les Loups, vous passerez pour une jeune femme bien naïve si vous vous contentez de chantonner qu’en leur domaine il fait paisible.
— Mon bon Roi, intervint un homme de l’âge de Warner, si je puis…
Maguiar lui offrit l’attention qu’on lui portait d’un simple mouvement du menton.
— Peut-être bien la vie y est-elle plus paisible qu’elle aurait pu l’être autrefois. Après tout, la meute s’est plus qu’étiolée.
Des rires à peine étouffés jaillirent de ceux qui nous entouraient, rires que l’air satisfait du Roi ne condamnait nullement. Dana ne pouvait-elle prétexter quelque chose pour m’amener à fuir cet échange ?
— Mais, si l’on réfléchit en ce sens, continua l’inconnu, la raison de l’invite me semble alors par trop évidente… Après tout, la réputation du jeune Loup n’est plus à faire. Peut-être les derniers Loups souhaitent-ils ardemment répondre à ce dilemme.
Les rires devinrent gras.
— Il suffit, réagit enfin Maguiar avant de rappeler qu’il y avait une limite dans la taquinerie entre Clans.
Tu ne dis cela que pour te couvrir, pensai-je amèrement.
J’étais aussi en colère contre moi : je n’avais su étouffer ou retourner l’incendie en cours.
— Accepteriez-vous de me rejoindre un instant dans l’alvéole royale ? m’invita soudainement Maguiar. J’aimerais revenir sans détour sur ce choix de vous dépeindre telle un agneau.
Non.
Voici ce que j’aurais aimé répondre. Mais le dernier à lui avoir tenu tête en public s’étant vu amputer d’un demi-bras… j’acceptai.
****
J’étais seule. Dana n’avait pas été conviée. Personne, d’ailleurs, ne l’avait été. Cette pièce à l’ambiance tamisée, aux lanternes d’or, aux murs et au sol gris n’accueillait que moi, le Roi et son Compagnon de Château dont j’ignorais le nom. Ce dernier avait un corbeau doré tatoué sur la joue. Il portait une tenue qui ne dégradait que du gris. Il poussait le vice à avoir les cheveux argentés. Ce nuancier presque monochrome était celui du Clan du Corbeau. Cet antre appartenait au Roi. Et la présence d’épais rideaux maintenus fermés faisant office de porte indiquait que l’endroit avait même été destitué du pouvoir de régence des Abeilles.
— Avez-vous compris ma mise en garde ?
Maguiar ne m’avait pas proposé de m’asseoir alors que lui-même s’était installé dans un trône recouvert d’une soyeuse peau grise à poils longs. Je réfléchis à ma réponse avant de parler - j’étais fière de ne pas céder à la panique. Ce moment ne durerait pas.
— Je suis au courant de certains dangers qui ont cours au domaine du Château Lune : ne pas approcher la forêt du crépuscule à l’aube, le Froid’os…
— Succomber au charme du jeune Sieur Loup si prompt à ravager le cœur des femmes, s’amusa-t-il à ajouter.
— Sieur Cazelain s’est très rapidement engagé à ce qu’il ne se passe jamais rien en ce sens, contrai-je avec une dureté dans la voix qui m’étonna moi-même.
Ce n’était pas à proprement parler ce qui avait été dit, mais cela, je le garderais pour moi. Le Roi me scruta pensivement avant de poursuivre.
— Et vous a-t-on rapporté tout ce qu’il se murmure au sujet des Loups ?
Je hochai de la tête sans sourire.
— Je sais que Sieur Wolf ne perdra jamais le contrôle au profit du monstre qui l’habite comme cela a pu arriver à certains de ses ancêtres. Ma Compagne de Château s’est renseignée directement à la Bibliothèque Centrale, pensai-je bon d’ajouter.
— Je vois.
Je ne pouvais m’empêcher de relever certains détails : ses yeux toujours aussi perçants et glacials, sa barbe taillée à la règle, son maintien droit et rigide. Un croassement rauque attira mon attention vers un coin sombre de la pièce : un volumineux corbeau était perché sur la branche d’un arbre mis en pot. Était-ce un vrai ? Était-il là dans l’idée de décorer l’alvéole royale ?
— Je ne vous ai accordé aucun privilège pour votre statut de Tueuse d’Alpha, dit le Roi à brûle-pourpoint.
Mon étonnement fut impossible à cacher et une remarque idiote m’échappa…
— Pourquoi parlez-vous de cela ?
Je m’en serais tapé le front contre le mur le plus proche.
— Ne vous ai-je octroyé ce titre ?
Impossible de rebrousser chemin…
— Si, je m’en souviens, dis-je tout bas. Et j’ai ensuite cru comprendre que votre désir était que chacun l’oublie…
— C’est exact. Et sache que cela m’était permis ; aucun Pacte ne m’oblige à user de ce titre. C’est plus une affaire de traditions. Et ma foi, celles-ci ne sont souvent que des modes qui se délitent et se ravivent selon les fils que l’on se décide à tirer. Néanmoins… je t’ai considérablement compliqué tes débuts en ce Monde. Tu l’as subi sans l’avoir mérité. Sans l’action effrontée du Brumeur, ta nouvelle vie aurait été tout autre. Tu aurais été reconnue et félicitée pour cet exploit. Je tiens à te présenter mes excuses pour ce choix calculé en ma faveur et non en la tienne.
J’étais surprise. Il faisait preuve d’une relative transparence. Il n’était donc pas que l’être fourbe et manipulateur que mon esprit s’était esquissé. Et il me tutoyait.
— Pourquoi ne pas avoir dit cela quand nous étions entouré d’une foule ?
— Pourquoi choisirais-je d’accrocher une cible dans mon dos ? me railla Maguiar. Mes excuses ne te suffisent-elles pas ?
Luce, écrase.
— Je vous remercie, je comprends que vous n’êtes pas obligé de me les formuler, dis-je humblement en misant sur la survie plutôt que sur mon profond sentiment d’injustice.
— Une fois encore, Mère semble avoir eu raison, murmura-t-il pour lui-même.
Il se releva pour me rejoindre à pas mesurés. J’étais glacée jusqu’à l’os. Je ne voulais pas qu’il s’approche.
— Tu ne sembles pas être sotte, tes remarques sont réfléchies, tu sais rester à ta place… Je dois également avouer que libre de te mettre en valeur, tu sais jouer de tes atouts pour te rendre désirable. Enfin, tu ne manques ni de courage ni d’intégrité. J’ai été impressionné que tu choisisses l’antre des Loups et son Protecteur maudit et défiguré au lieu de suivre la vie facile et les dorures de la Maison des Lièvres… Maitre Xërès a su en tenter plus d’une et en démarcher plus d’un au cours de ses décennies de patronat.
Le Roi s’était arrêté juste devant moi. Incrédule, je le laissai caresser mon bras, du coude vers l’épaule. Je frissonnai. De dégoût.
— Ceci restera entre nous : je ne suis pas sûr que ma propre Reine, si elle avait été à ta place, aurait opté pour ce choix incertain. Brader son confort afin de préserver l’innocence de son corps.
Il se pencha vers moi. Heureusement, notre différence de taille maintenait sa bouche loin au-dessus de moi.
— Elle n’est humble que si elle se sait adulée…, murmura-t-il. Toi, tu ne sembles pas chercher à évoluer en dehors de la sphère que l’on te donne.
J’étais figée. Ne relevant aucune résistance, il fit voyager son doigt bagué juste au-dessus de l’encolure de ma robe, sur ma peau, d’une épaule à l’autre. Je priai pour qu’il n’aille pas plus loin. Son Compagnon était témoin de ce geste déplacé, mais il ne détournait pas le regard et ne cherchait pas à croiser le mien. Son air demeurait impénétrable. J’étais sous le choc. C’était comme si Maguiar me chuchotait en même temps : Vois-tu, insignifiante petite chose, je suis Roi, je peux faire ce que bon me semble. Le corbeau grinça amèrement dans son coin.
Pas tout à fait, me repris-je. Il a pris soin de me mener à l’abri des regards. Il répond donc à des limites.
— Petite Étrangère, Tueuse d’Alpha, murmura-t-il encore, sache qu’en tant que Roi, j’ai le privilège de convier au sein de mon Clan jusqu’à quatre Invités. Je ne me permettrais pas de dire que j’ai fait une erreur en choisissant ma Reine ; elle possède un charisme indéniable et il reste tant d’Épreuves où elle pourrait se distinguer. Mais je pourrais t’ouvrir mes portes… Avec tous les avantages qu’aurait le droit d’exiger la maitresse d’un Roi.
Il l’a dit ! Quelle horreur.
J’eus soudain la sensation que deux ailes glacées se déployaient autour de moi et me poussaient vers lui du bout de leurs rémiges. Instinctivement, je recroquevillai mes orteils dans mes chaussures, lutant, refusant d’atterrir contre cet homme qui me hérissait. Maguiar se pencha comme une araignée se laissant glisser sur son fil.
— Il y a quelque chose en toi qu’un Corbeau saurait magnifier. Je le sens. Ainsi qu’Eden qui nous regarde. Et je parierais que ce Maudit de Loup l’a senti lui aussi. Les prédateurs ont le meilleur flair.
Soudain, le son cristallin d’une clochette se fit entendre et Maguiar revint se redressa. Eryn entra dans une envolée de rideaux. Avant que ceux-ci ne se rabattent, j’entraperçus Dana qui patientait juste derrière. J’eus le temps de lui jeter un regard de pur désespoir. Avait-elle compris qu’il lui demandait de l’aide ? Sa vue me chargea d’une énergie nouvelle. Je reculai d’un pas et, ne sentant aucune résistance, en reculai de deux autres. Je respirai plus librement. Le Roi observait d’un air impassible sa Reine s’approcher avec grâce.
— Luce, tu sembles bien te porter, dit-elle sans me regarder.
Elle posa une main possessive sur le bras de son époux en le félicitant pour son discours qui avait su si bien captiver et marquer les foules.
— Il n’y avait qu’une foule, très chère, et si elle prend soin de toujours m’écouter, c’est parce que je veille à aller à l’essentiel sans me perdre dans d’inutiles fioritures.
Il se dégagea lentement de sa prise pour s’en retourner à son fauteuil.
— Ouvre donc les rideaux Eden, que l’incessant enchainement de demandes et de laquages inutiles puisse reprendre son cours. Chère Eryn, je ne peux que vous inviter à continuer de vous former en m’observant plus assidûment que lors de cette première partie de soirée.
Le Compagnon aux cheveux argentés m’invita à le suivre. Le Roi s’était tourné vers l’immense corbeau et rivait sans rien dire ses yeux de glacier aux billes noires du volatil. Je souris poliment à l’attention d’Eryn ; boudeuse, celle-ci s’installait sur une méridienne recouverte elle aussi d’une fourrure à poils longs. M’avisant, elle choisit de me fusiller du regard. Je m’inclinai comme il se devait et m’échappai vivement vers l’arche à nouveau ouverte sur l’espace central. Quand je passai à sa portée, Eden, le Compagnon argenté, me retint brièvement par le coude, juste le temps de me glisser quelques mots à voix basse :
— Entendez que sa majesté ne peut officiellement vous inviter tant que la demi-année octroyée aux Loups ne sera écoulée. En attendant, patience et silence.
Lorsqu’enfin je laissai l’alvéole derrière moi, une longue file s’était déjà formée, pleine d’adeptes royaux qui me jalousaient peut-être pour cet instant privilégié que j’aurai mille fois préféré ne pas subir.
****
J’étais soulagée d’être hors de portée des glaciales ailes noires de Maguiar, mais j’étais toujours seule. Dana n’était plus là. Et de nombreuses paires d’yeux me détaillaient curieusement. Combien de temps avant que l’une d’elles ne me saute dessus dans l’espoir de pouvoir m’arracher ce qu’il s’était échangé dans ce huis clos ? Sans attendre, presque sans réfléchir, j’empruntai un air de fausse assurance et fendis la foule droit devant comme si je savais parfaitement où me rendre. Il me fallut un moment pour me repérer - merci à la table de l’astrolabe. J’étais encore loin de la sortie. Il était évident que j’avais peu de chance de retrouver Dana ou Cazelain, et j’avais mon compte de bavardage pour toute une vie, au moins. Ne sachant où se trouvaient les chambres, j’eus l’idée de rejoindre les écuries. Alors que je louvoyais pour éviter des gens plus grands que moi et des porteurs de plateaux, une main s’arrima à mon épaule.
— Luce !
Je connaissais cette voix rauque ; me retournant, je retrouvai Adam. Un sourire me fendit le visage. Il m’en retourna un bien plaisant à regarder. J’avais oublié le noir profond de ses iris.
— Survis-tu comme promis, gamine ? dit-il sans ambage.
Je venais de surmonter les mains baladeuses d’un homme que je devais appeler mon Roi… Un frisson m’aida à décoller un résidu de peur qui s’entêtait à ne pas me quitter.
— Je suis bien au Château Lune, éludai-je, j’espère que cela continuera au-delà de cette soirée. Et toi ?
Il était très élégant dans sa chemise tirant sur le colombin surmontée d’un gilet de costume brun. Avait-il aussi fière allure dans son ancienne tenue de militaire ?
— J’ai été chanceux ; l’ambiance et les valeurs des Faucons me correspondent.
— Je suis contente pour toi.
À quoi il répondit :
— Tu es belle, ce soir.
Je piquai un fard. Mais après l’entrevue que je venais de subir, le plaisir du compliment s’englua bien vite d’un sentiment amer.
— Ils se sont donnés du mal.
Adam haussa un de ses sourcils noirs.
— L’appréciation que tu te portes n’est pas forcément celle des autres.
— Quoi ?
Pas très fine, cette répartie… me tançai-je.
— C’est un compliment, jeune fille. Ou une leçon de vie… À toi de voir.
Il souriait sans se moquer. Le ton avait été doux, sans note de prétention.
— J’éluciderai ça plus tard. Ici, j’avoue que je prenais le chemin de la sortie. J’ai mon compte d’inconnus pour ce soir.
Je me retins d’en dire plus.
— Je peux t’y accompagner, si tu le souhaites.
— Oh oui, s’il te plait, suppliai-je d’un ton si dramatique que je ne pus me retenir d’en rire.
— Il me plait, s’amusa-t-il à son tour.
Il me proposa un bras galant et c’est à deux que nous slalomâmes dans la foule parfois compacte. Adam coupa court à trois hameçonnages, prétextant d’une froide politesse que notre présence était requise d’urgence à une table où nous attendait sa Protectrice. Personne n’insista. De loin, j’aperçus Dame Isaure, installée en compagnie de silhouettes de noble allure sur des banquettes blanches au dossier bas. L’alvéole qu’elles occupaient avait des allures de patio en bord de mer. Je détournai vivement le regard, heureuse de n’avoir eu à la côtoyer de toute la soirée - la roue de sa calèche s’était brisée en chemin et son cadet, par crainte de ne pas figurer dans la première vague d’arrivées, avait pris l’heureuse initiative de scinder notre groupe.
Au final, Adam et moi rejoignîmes assez vite les portes d’entrée, toujours ouvertes sur l’extérieur ; l’air était doux, emprunt de senteurs du soir qui firent entrer une douloureuse nostalgie dans mon cœur. Je remerciais Adam peut-être un brin mélancoliquement.
— Tu es sûre que tu survis ? murmura-t-il d’un ton soucieux.
Derrière lui, j’aperçus Cazelain remonter à pas rapides la longue volée d’escaliers, Dana sur ses talons. C’était donc dans les jardins qu’il était parti compter fleurette. Je regardai Adam, mon compatriote étranger, et lui enviai sa force et son assurance.
— Oui. Et je ne compte pas faire autrement.
Mon ton était sans appel. Il me surprit en m’enveloppant dans ses bras. Il me serra fort, avant de se reculer. Cela avait été bref. Cela avait été agréable.
— Donne tout ce que tu as lors de cette deuxième Épreuve, dit-il, je suis certain qu’elle détermina le regard que les importants de ce Monde porteront sur nous. Et plus ils seront obligés de nous féliciter, plus nous serons libres.
Il porta deux doigts à son front et me jeta un petit salut militaire en clignant de l’œil.
— On se voit dans deux jours, gamine.
Puis il regagna la foule sans se retourner.
— À dans deux jours, Adam, murmurai-je.
Cazelain vint prendre devant moi la place que l’Invité des Faucons venait de quitter.
— Qui était-ce ?
Il n’avait pas l’air d’humeur charmante.
— C’est important pour… ? rétorquai-je d’un ton revêche.
J’eus l’impression de l’entendre gronder et ses yeux se chargèrent de colère.
— Dana me traque à travers tout le domaine, elle me supplie de venir à ton secours, je me vois contré d’abandonner une bien charmante personne dans une bien embarrassante situation et comment te retrouvons-nous ? En galante compagnie en train de te faire câliner !
Moi aussi, j’aurais voulu gronder. J’aurais voulu l’éclabousser d’une vague de colère givrée. Mais se furent des larmes qui remontèrent à la surface, détrempant mes joues tandis qu’un nœud m’étranglait la gorge, m’amenant à stupidement bafouiller.
— T… tu m’as abandonnée. A…lors, tais-toi. A… Adam m’a juste ai… aidée à… à fuir de… cette… foule grouillante.
Je montrai rageusement l’alvéole centrale que je venais de quitter. Je ravalai tout ce qui devait l’être et inspirai avant de lâcher la phrase suivante.
— Tu aurais dû être là quand le Roi…
Cazelain me colla un doigt sur la bouche, m’invitant à me taire. Il cligna des yeux sans rien dire.
— Tu sembles épuisée. Laisse-moi te montrer où se trouvent nos chambres.
****
Mes larmes avaient déjà cesser de couler quand nous franchîmes la porte. Je frottai rageusement mes joues, à m’en décaper la peau. Stupide contrecoup. Je m’en voulais.
Cazelain me guida jusqu’à une chaise. Il en déplaça une autre pour s’asseoir face à moi.
— Dana, c’est à toi de choisir si tu veux ou non rester. Nous avons discuté d’un tel instant le jour de ton engagement. Te voici à un moment charnière.
De quoi parlait-il ?
Ma Compagne alla s’installer au bord de mon lit, les genoux serrés l’un contre l’autre, les jambes positionnées à la diagonale - selon elle, c’était bien plus distingué pour une femme que de coquinement les croiser : Cela dévoile un peu trop les cuisses, c’est connu. Son teint restait rougi de sa course à travers le domaine des Abeilles et quelques mèches folles retombaient anarchiquement autour de son visage ; elle s’était réellement démenée pour retrouver Cazelain. Elle avait compris mon appel muet lorsque Eryn avait bougé les rideaux. Je sentais que ma relation avec cette jeune femme venait de prendre une autre dimension.
— Je suis au service de Damoiselle Luce, et par conséquent, au service de votre Clan avant tout autre. Ce que j’ai déjà entendu, ce que j’entendrai encore… : je m’engage à ce que ce tout appartienne au secret professionnel, conformément à la charte de déontologie de mon ordre envers lequel je me suis engagée au terme de ma formation.
Satisfait, Cazelain se tourna vers moi et posa une main légère sur mon épaule.
— Je t’en prie, Luce, que s’est-il passé avec le Roi ? Et, quoi que tu dises, même s’il s’avère au final que rien de grave ne se soit produit, sache que je mesure ta détresse. Je te présente mes excuses pour ne pas avoir été à tes côtés.
J’avais tout autant envie de lui envoyer une paume bien sèche sur la joue que de m’enfouir dans ses bras. Leur soudaine attention me mit mal à l’aise. Je ne voyais plus par où commencer. J’eus même l’impression d’avoir bêtement tout aggravé dans ma tête et qu’ils allaient me regarder comme cet enfant qui criait au loup…
J’eus un bref rire nerveux.
La fille qui crie au loup. Non, mais vraiment… Stupide jeu de mot.
— Raconte simplement les choses en suivant leur chronologie, m’invita Dana avec pragmatisme.
Et c’est ce que je fis, à un débit étourdissant. Sans en rajouter. Et étonnamment, sans rien cacher ; j’avais pourtant décidé de garder pour moi les accusation envers Eryn, mais quelque chose maintenait mes verrous ouverts, me laissant tout sortir sans filtre. Quand j’eus terminé, sans même attendre leur verdict, je plongeai dans les yeux bleu ciel de Cazelain et dis avec une intensité brûlante :
— Ne me laissez plus jamais seule avec cet homme.
Un pli s’était creusé sur son front.
— Entendu.
Je me tournai vers Dana.
— Dans la mesure du possible, nuança-t-elle.
Cazelain quitta alors sa chaise et vint poser un chaste baiser sur le sommet de mon crâne.
— Merci, Luce, de faire si brillamment honneur à mon Clan. Ne te soucie pas de l’invitation de Maguiar si cela ne correspond pas à ton désir.
— Et c’est tout ?
— Par l’Univers, oui. Je suis navré que tu aies eu à subir un tel entretien, seule. Je vois ce que cet homme t’inspire. Néanmoins, en tant qu’homme ou en tant que Roi, Maguiar n’a, à ma connaissance, jamais rien fait de déplacé. Si tu te refuses à lui, il n’ira pas plus loin. J’espère t’apaiser avec cette vérité.
Mais, mais…
— Mais enfin, il a raccourci d’un bras ce fou poulpé qui est un Invité étranger, comme moi !
— J’apprécie énormément cette allusion, tu es très créative, Luce. Je te préviens sans détour, j’exploiterai cette image en mon nom, pouffa Cazelain avant de prendre un ton sérieux et rassurant.
— Je n’ai pas assisté à cette terrible scène, mais on me l’a rapportée. Luce, à cet instant, vous n’étiez encore rien. Il est du rôle de notre Roi de maintenir la paix. Il n’avait pas d’autre choix, il lui tenait tête ! Vous êtes étrangers à nos lois, il vous a fait comprendre qu’il y en avait. Mais n’aie crainte, tu es aujourd’hui une Étrangère Invitée, tu es donc aussi sous leur protection. Plus aucune sentence ne pourra t’être appliquée sans un jugement juste et équitable. S’il lui manquait encore de respect à ce jour, ce jeune poulpe n’écoperait plus que d’un avertissement, d’une amende et d’une exclusion de séjour royal.
Il posa un second baiser sur le sommet de mon crâne. Agacée, je jugeai que ce n’était pas désagréable. Il m’invita à me mettre au lit et me demanda s’il pouvait me laisser aux bons soins de Dana. Puis il nous quitta, sur l’un de ces sourires dont il avait le secret.
Ses derniers mots m’avaient plongée dans d’intenses réflexions. Ma Compagne logeait dans la même chambre que moi, sur un matelas posé à même le sol. Je lui proposai de partager mon lit. Elle déclina. Je lui proposai de retourner à la fête si elle le désirait. Elle déclina encore. Lorsque je fus prête, habillée pour la nuit sous le léger édredon décoré du blason du Clan des Abeilles, je me détendis en dressant une liste de certitudes. Demain, nous rentrerions au Château Lune. J’aurais deux jours pour me préparer à la seconde Épreuve. Je n’y risquerais pas ma vie. Je n’avais plus à la redouter. Quand elle serait passée, mon quotidien reviendrait à ce que j’avais connu ce dernier quatrain. Et cela me convenait.
Je me retournai et m’endormis rapidement, bercée par le souffle lent de Dana, certaine pour une fois qu’aucun cauchemar ne viendrait perturber mon sommeil.
****
Ah oui, quand le Roi a est mis à pourrir le clan des Loups, à entrer dans les remarques à sous entendu et à laisser certains faire de même, cet entretien qu’il exige, cela ne sentait pas bon, DU TOUT.
Terrifiant ce chapitre. Calezain et c est “bah il a rien fait de grave” ça m’EXASPERE (il baisse dans mon estime de garçon). D’autant que je ne suis pas certaine qu’il ait raison, je suis même sûre qu’il ait tort. Le roi et le consentement, cela n’a pas l’air d être trop ça (surtout vu ce qu’il s est dit au dernier chapitre, le consentement tout court, ça n’a pas l’air d être ça). En fait, HEUREUSEMENT que le Brumeur a choisi de la “souiller”. Sinon quelque chose me dit que cela aurait été encore pire…
Beaucoup de questions suite à ce chapitre (ce que lui avait donné le Brumeur, ça va l’aider pendant l’épreuve?)
A bientôt!
Mince, chapitre pas trop lourd néanmoins ? (par rapport aux émotions passées)
Et si Cazelain avait raison ? Ou pas ? ^^ La suite le dira.
Ah oui, l'acte du Brumeur a été une chance (sinon ce roman s'intitulerait le Clan du Corbeau, n'est-ce pas ? :p) Je suis curieuse de ces questions que tu te poses... Je me demande comment tu trouveras l'épreuve suivante ^^ Et pour le cadeau du Brumeur, oui, cela aura son utilité. :D Mais pour quoi ? Ah, mystère.
J'espère que le rythme et les persos te plaisent toujours ;) N'hésite pas si tu buttes sur une incohérence, plus j'avance et plus je me dis que je prends le risque d'en faire ^^'
Merci pour ta lecture et ton retour <3 :)