11h35 près des ruelles
Samir tournait dans la ville. Habituellement Andrea et lui se retrouvaient sur la place. Ils discutaient un peu, mais depuis que sa petite protégée avait parlé avec Yull, il ne la voyait plus. Il était inquiet. S’il avait vu les cinq jeunes cela lui aurait donné matière à la retrouver. Mais ils semblaient s’être volatilisés eux aussi. Il avait croisé sa sœur ce matin, elle était passée à la boutique pour acheter des couches. Apparemment ils avaient décidé d’adopter un bébé au Centre ! Décidément, Samir ne comprenait pas grand-chose à ce qu'ils faisaient là-bas.
Et maintenant ils accueillaient un bébé ! C’est sûr qu’Henriette était contente, il ne pouvait pas nier. Mais en dehors du fait que ça faisait plaisir à sa sœur , Samir se demandait si le Directeur N’gué était vraiment capable de maintenir debout ensemble les murs de sa cabane, s’il était capable de tenir un projet sur le long terme et s’il ne donnait pas à sa sœur un peu trop de liberté… Elle était géniale Henriette, évidemment il n’allait pas dire le contraire, mais si on la laissait faire tout comme elle l’avait décidé, ça devenait quand même du grand n’importe quoi… En plus elle lui avait annoncé que les rondes de nuit des médiateurs seraient suspendues pendant quelques temps. Le seul truc un peu utile que les médiateurs faisaient pour la ville… Ce n’était pas le moment, bon sang…
Samir vit Matty sortir du Centre. Au fur et à mesure qu’il l’avait vu évoluer, lui et les autres, l’ancien professeur s’en était détourné avec une aversion grandissante. Cette fois il n’avait pas le choix, il fallait essayer de lui parler :
« Matty ! »
Bizarrement, le jeune homme marcha plus vite. Samir couru pour le rattraper. Il cria :
« Matty, arrête-toi ! Où tu vas ? Matty ! »
Samir soufflait, le gamin marchait vite, il avait de grandes jambes et ne semblait pas décidé à laisser son ancien professeur le rattraper. Quand il était petit Matty se faisait toujours traiter de mauviette à la récré. Samir cria encore :
« Hey ! retourne-toi, tu me fuis ? Petit merdeux, va ! Tu as peur de moi ?»
Le jeune homme s’arrêta et se retourna. Samir était essoufflé, et surtout désemparé. Ce n’était pas son genre d’insulter qui que ce soit. Ici en plein jour et en pleine rue, le garçon séparé de sa bande n’était pas spécialement inquiétant. Malgré tout, devant le regard mauvais de Matty, Samir changea de ton. Il essayait de retrouver la bienveillance de l’enseignant face au gamin qu’il avait eu en classe il n’y a pas si longtemps que ça. Cela lui permettrait peut-être de regagner un fragment d’autorité.
« Qu’est-ce que tu as Garçon ? Pourquoi tu essaies de m’éviter ?»
« Pff… En général c’est vous qui cherchez à m’éviter ! »
Maintenant qu’il était plus proche, Samir pouvait voir de plus près le visage du jeune homme.
« Ne change pas les rôles, tu as l’air bizarre, qu’est-ce qu’il se passe ?»
« Moi ? Ça va ! Ça va même très bien, vous par contre, vous avez l’air dégoûté ! »
Matty jouait le détachement et la surprise mais il était incapable d’incarner les mots qui sortaient de sa bouche. Il avait l’air étrange, quelque chose au loin semblait l’effrayer. Pour conforter son assurance il sortit de sa poche les billets de banque qu’il venait de retirer. Il palpait la liasse dont l’épaisseur semblait lui procurer une sensation de densité. Il tentait de narguer le vieux, mais Samir n’était pas spécialement impressionné par « le fric ». C’était sans doute beaucoup d’argent, mais ce n’était qu’un petit tas de papiers. C’était désarmant de penser que le jeune homme utilisait cette pile de feuillets gris pour se donner de l’importance.
« Matty, écoute… Je cherche Andrea, est-ce que tu sais où elle est ?»
« Andrea c’est la fille avec qui vous étiez il y a quelques jours ? »
Samir reprenait espoir.
« Oui, Andrea, elle parlait tout le temps de la Forêt… »
Pendant un court instant Samir crut percevoir une sorte de vertige dans les yeux du gamin, et puis Matty eu un petit sourire mauvais :
« Vous devriez aller la chercher par là-bas alors ! Si elle en parlait tout le temps… Elle y est peut-être allée ! »
Sur ces mots Matty s’en alla en lachant un ricanement qui semblait s'échapper difficlement de sa gorge contractée. Samir ne savait quoi penser. Andrea avait beau lui parler de la Forêt, il ne pouvait pas imaginer qu’elle ait pu s’y rendre. Elle lui avait bien dit que la brume ne l'intéressait pas. Samir se dirigea vers les ruelles. Une fois à proximité il mit un masque pour se protéger des vapeurs. Même ainsi protégé, il n'avait pas du tout envie d'y pénétrer. La végétation y était trop serrée, instable. Sans parler du bruit qui s’intensifiait à mesure que l’on s’approchait des insectes, un crissement hostile et affolant. C'est pour cela que même masqués les médiateurs devaient toujours être deux pour pénétrer dans les ruelles. La proximité de l’Hagatma semblait vouloir priver les êtes de leur conscience : peur, souffrance, désolation, dégoût. C’était là, tout près, il suffisait d’y aller. Samir se décida à franchir le pas, il le faisait pour elle. Il n’eut pas besoin de s’aventurer bien loin pour trouver ce qu’il cherchait et qu’il voulait à tout prix éviter de voir. C’était pétrifiant. Jamais il n’avait eu à contempler un tel massacre. Ses yeux bondissaient d’un corps à l’autre, il n’arrivait pas à digérer ce qu’il voyait, pas de perchoir où reposer sa vue. Tout était atroce. Au milieu de tout ça, il la reconnut, toute menue. Il n’arrivait pas à articuler autre chose que son prénom.
« Andréa… »