L'étrangère

Par Ophelij

11h35 au centre d’accueil

Amura sortit de son bureau en fin de matinée. Il avait enfin bouclé le planning en y faisant entrer tant bien que mal les heures supplémentaires que certains de ses collègues et lui avaient dû faire ces derniers jours. Il s’était promis de ne plus déborder de ses horaires quoiqu’il advienne et de veiller à ce qu’Henriette face comme lui. Il inspecta d’un rapide coup d’œil la file d’attente dans le hall d’accueil, Serge était au guichet avec Henriette en renfort, tout allait bien. Henriette n’avait pas la petite dans les bras, c’était une bonne chose. Il regarda du côté de l’espace des rendez-vous, Maryanne était en train de finir sa matinée elle aussi, tout était calme. Il s’approcha à tout hasard du réfectoire. Il remarqua une inconnue qui patientait dans la cafétéria. Elle n’avait rien à faire là, cet espace n’était réservé qu’aux personnes internées au Centre. Elle aurait dû être accueillie aux guichets, « filtrée » depuis le hall d’accueil. L’inconnue occupait le siège dans lequel Sabine avait pris l’habitude de manger son petit biscuit. Tout comme les chats choisissent immanquablement les genoux de ceux qui peuvent le moins les supporter, elle s’était dirigée vers le siège le moins approprié. La jeune femme occupait la place confortable et vacante que nul autre qu’elle ne se serait autorisé à prendre. Il était onze heure trente-cinq : mais Sabine ne pouvait pas faire comme d’habitude. L’engrènement mécanique du temps et de l’espace avait été contrarié. Tous les habitués étaient sur pause. Aimé Verficiel était terrifié, il observait tour à tour Sabine et Florence. Il vouait aux deux femmes un culte discret, d’une secrète intensité. Dans l’immobilité ambiante, Florence inspirait lentement, personne autant qu’elle n’avait cette faculté si spéciale d’absorber la colère de tous. On sentait en elle l’agressivité contenue du fauve prêt à bondir sur sa proie. Alors que chacun souhaitait le départ de l’intruse, tout semblait prêt à se déchaîner à son moindre mouvement. La jeune femme se trouvait prise au piège dans l’enchevêtrement compliqué de l’irritation collective. Tout lui interdisait de bouger. Elle essayait, tant bien que mal, de rester immobile mais le moindre de ses mouvements produisait un bruit irritant, un crissement feutré et persistant. Le visage de Sabine affichait le même étonnement implacable que d’habitude. Dans l’ambiance générale cela prenait une nouvelle signification.

Le Dr N’Gué interpella Henriette:


« Henriette ? Qu’est-ce que cette femme fait ici ? »


Mais… Je ne l’avais pas vue, elle est entrée par où ? »


Vous plaisantez ? »


Je vous assure que je ne l’ai pas vue entrer »


« Vous pensez que c’est elle, la petite protégée de votre frère ? »


« Je ne sais pas Amura, moi je ne l’ai jamais rencontrée, mais j’ai l’impression que ça pourrait bien être elle…»


Le Dr N’gué s’approcha de la femme et lui fit signe de le suivre. C’était la meilleure façon de restituer son siège à Sabine et d’éviter le déchaînement collectif des petites violences personnelles. La jeune femme ne semblait pas comprendre, elle ne disait rien. Il fallait de la force pour rester assise le dos droit et faire face comme elle le faisait à l’épaisse hostilité de tous. Amura en était presque admiratif, il s’adressa à Henriette qui s’était approchée.


« Henriette, c’est vous qui avez dit à cette femme de se taire et de faire semblant de ne pas comprendre ce qu’on lui dit ? »


« Non Amura… Enfin peut-être que j’ai dit à Samir que si une personne se comportait comme ça on pourrait raisonnablement imaginer qu’elle venait de la Forêt. Vous savez, on en a déjà un peu parlé…»


Henriette parlait tout bas, ils chuchotaient tous les deux ce qui leur donnait l’air assez ridicules. Ils se trouvaient au centre de toutes les attentions des internés qui attendaient de leur part un geste d’encadrement. Si le directeur ne se chargeait pas d’expulser l’intruse du siège de Sabine, qui se chargerait de le faire et où allait-on ? Le docteur N’Gué regarda Henriette puis il s’adressa à la jeune femme :


« Madame, je vous invite à me suivre, il y a des formulaires à remplir si vous souhaitez être accueillie au Centre. Nous devons vous fournir un document de circulation sans quoi je ne peux pas vous laisser rester ici. »


La jeune femme regardait tout autour d’elle sans faire attention à lui. Elle semblait chercher quelque chose ou quelqu’un. Amura se tourna de nouveau vers Henriette.


« Écoutez Henriette, si cette femme reste là, comme une plante dans son pot, on ne va pas pouvoir faire grand-chose !»


Henriette s’apprêtait à intervenir lorsque quelque chose d’inattendu se produisit : le véritable pot de fleur se mit à bouger. Sabine s’avança avec détermination vers sa place. Elle s’en approcha jusqu’à toucher la nouvelle venue en tentant de s’asseoir sur les bords du fauteuil restés vacants. Se faisant, Sabine poussa la jeune femme avec une opiniâtreté tout à fait surprenante. L’inconnue se leva, à la fois surprise et réveillée par ce contact singulier. Sabine était maintenant vissée sur son siège. Cela semblait une évidence. Chacun se remit en mouvement. Chaque chose reprenait sa place. C’était fluide et relativement silencieux. On entendait quelques bruits simples dans une atmosphère désormais sereine : le claquement régulier des talons de Florence qui s’éloignait, les soupirs apaisés d’Aimé Verficiel et Sabine qui grignotait son biscuit comme un petit rongeur pressé. Amura se demandait en la regardant comment il avait pu se permettre de traiter une autre femme de plante en pot. Seule Sabine était capable d’incarner le temps d’une façon aussi végétale. Elle était tout à la fois l’arbre et le coucou qui vivait à l’intérieur. Elle seule pouvait à sa guise interrompre le flot des événements ou bien leur faire reprendre leur cours. La nouvelle venue inspirait quelque chose de plus embrouillé. C’était d’ailleurs agaçant, ses yeux noyés, le tremblement de ses lèvres, cette façon désagréable qu’elle avait d’emmêler ses gestes, de se cogner en elle et de froisser le monde tout autour. Cela faisait l’effet d’une mouche grésillant sur une ampoule. Guidée par Henriette, la jeune femme le suivi dans son bureau. Le Dr N’Gué n’avait pas l’intention de s’attarder, il saisit un formulaire en fixant la nouvelle venue et demanda:


    - NOM… PRENOM… ?

 

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