Le souffle

Par Capella

Lysithea fit tourner les boutons de la radio jusqu’à diffuser une agréable musique classique. Elle posa la radio au centre de la ronde, où les cinq enfants se tenaient en cercle, de la nourriture dans les mains. La petite fille avait coupé les légumes pour en faire des bols, avant de mettre la viande cuite à l’intérieur, leur permettant à tous de se servir d’un couvert, comestible en prime. Pour le feu, des brindilles qu’elle gardait sur elle et de l’eau non loin, par précaution, suffisaient.  

— Je m’appelle Lysithea, se présenta celle-ci, une main sur la poitrine, comme tous la fixaient, patients. Enchantée.

— Moi c’est Myriam, dit une enfant. 

— Hugo ! en dit un autre.

— Héloïse.

— Alexandre.

— William…

Lysithea avait opiné du chef à la mention de chaque nom, une excitation formidable sillonnant ses prunelles brunes. Elle s’attarda sur les cheveux de jais d’une fille, les roux d’une autre, les cheveux blonds, châtain et, châtain, une fois encore, avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres : 

— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ? 

Ils contèrent tous leur histoire, Lysithea ne s’embarrassant nullement de savoir si cela leur ferait ressasser quelques événements douloureux, que de les faire ressurgir par la voix. La petite fille ne pensait qu’aux informations qu’elle pourrait amasser, autant pour assouvir sa curiosité que son désir de parler, bien plus inflexible que ses angoisses. 

Certaines histoires lui firent diablement peur, et elle en vint à regarder les survivants, l’admiration partout dans l’âme en comprenant qu’ils avaient échappé à ce qu’ils décrivaient pour atteindre ce lieu. Assurément, ce monde pouvait être somptueux, de réunir, en dépit des dangers, autant d’enfant au même endroit afin qu’ils puissent discuter ensemble de leurs terribles mésaventures. Cela ne fit que renforcer la flamme dans le corps de Lysithea qui songea qu’un monde où tous ne pourraient que discuter sans rien appréhender, serait un idéal. 

Quand on vint finalement lui demander ce qu’elle faisait ici à son tour, Lysithea saisit la radio pour l’enserrer contre son ventre, ce qui fut sa manière à elle de monter un peu le volume. 

— Je suis ici pour chercher un lieu où nous pourrions tous vivre à l’abri, heureux et souriants, perpétuellement. 

Tous les enfants se regardèrent, un sourire plaqué sur le visage. 

— Ça me fait penser à Émeraude, fit Myriam en riant doucement. 

— Ah c’est vrai, renchérit Hugo. Tu l’as rencontré Lysi, n’est-ce pas ? Il doit être parti dans les cuisines nous chercher à manger. Si on a le droit à ce genre de repas tous les soirs, ça va être dément.

— Ah… Émeraude…, réagit alors Lysithea, qui rit jaune. Nous avons rencontré une femme de ménage sur le trajet et… il s’est fait avoir. 

Cette annonce paralysa les cinq autres enfants qui fixèrent Lysithea, incrédules. Comprenant qu’elle ne leur faisait pas de mauvaise blague, les expressions se rembrunirent, et quelques larmes commencèrent à couler, quand ce n’était pas un torrent qui explosa. Lysithea contempla la scène, embarrassée. 

— Vous étiez proche de lui ? s’enquit-elle. 

Mais personne ne lui répondit, car on observait pour le moment une peine intime au deuil. D’une moue hésitante, Lysithea finit par se lever, car leurs pleurs recouvraient le son de sa radio. 

Les enfants demeurèrent bouleversés de très longues minutes. Lysithea était montée sur une table pour se pencher à la fenêtre, contemplant le paysage, la musique de sa radio lui apaisant l’âme, oubliant très vite la mélodie des larmes. 

Présentée ainsi, la ville ressemblait à une délicieuse forêt grise. Les pierres délavées seraient des arbres vieillissants, se courbant d’épuisement, leur bougie vacillant après que la bouche de la vie eut essayé de souffler dessus. 

Lysithea s’imagina être un oiseau, faisant concorder ses pensées au rythme du violon dans la radio. Elle courut sur un toit, et prise d’une envie soudaine, usa de ses ailes pour bondir de l’autre côté d’un autre ! Elle atterrit, ses ailes battantes, ses bras étirés pour sentir le vent se heurter à sa course folle. Quand elle avisait une fenêtre, Lysithea voyait un habitant qui l’observait, et elle lui tirait la langue avec malice. 

Le violon accéléra sa musique, alors Lysithea accorda son rythme. Elle sauta plus haut, vers un autre toit, ses ailes lui permettant d’en survoler deux autres avant d’atterrir avec la grâce d’une petite fée. Quand elle atterrit, elle agita ses bras pour contrôler son équilibre après l’atterrissage, pendant que de la sueur s’échappait de son front et qu’elle manqua un instant de trébucher. Mais au loin, elle voyait un plus grand écart ; un vide immense à surplomber d’un nouveau bond vers l’avant. Ses ailes frémirent d’excitation comme son sourire s’accentuait. 

Elle prit de l’élan, alors que la musique s’apprêtait à détonner plus fort encore, les violons devenant vivement une nuée d’abeilles autour d’elle, le clavecin, ses pas vifs sur le sol alors qu’ils n’attendaient que l’instant où ses pieds quitteraient la terre. 

La musique monta et Lysithea s’apprêta à sauter. 

Le son du violon disparut de son esprit, et ses ailes tombèrent quand elle entendit la clé remuer à la porte. Elle se retourna vivement, suivie des autres enfants. On essayait d’ouvrir le battant, mais la clé était encore enfoncée de l’intérieur. Ils ne pouvaient pas faire plus qu’agiter dans la serrure, en vain. Quand la patience cessa sans doute d’être une vertu, le bruit cessa, et l’homme à la porte disparut. 

Après ça, il fut décidé de se coucher, sans doute car dormir était un beau moyen de faire taire la peur et l’inquiétude qui venait de naître avec cet événement. On savait qu’ils étaient là, et on essayait d’entrer. Lysithea n’était pas parvenue non plus à contenir son frisson en assistant à cela.  

Puisqu’il y avait deux lits, les garçons se séparèrent simplement des filles pour s’assoupir en groupe, comme ils avaient coutume de le faire ; personne n’oserait de toute façon dormir seul. 

Il n’y eut que Lysithea qui laissa s’égrener quelques minutes, admirant la vue du dehors, la musique éteinte pour permettre aux autres de dormir. Le silence était aussi beau que la mélodie, de temps à autre, surtout quand il fallait se laisser embrasser par une grande sœur, différente de la pluie ; la mélancolie. Assise à côté de l’enfant, elle lui caressa doucement la tête alors que Lysithea voyait, dans ces rues, un silence. 

Elle avait beau parler avec des milliers d’enfants, s’intéresser à leur vie, découvrir leurs faits et leurs mésaventures, la mélancolie revenait inlassablement se tenir à ses côtés pour la consoler du visage qui manquait. 

Lysithea eut un soudain frisson. Elle se tourna, se demandant s’il y avait quelque chose en plus de la mélancolie à côté d’elle. 

La pièce était grande. Vide. Il n’y avait personne d’autre debout, si ce n’était elle. À sa gauche, il y avait un lit, où Myriam et Héloïse dormaient. À sa droite, un lit plus sale. Il y avait les garçons. Dans l’immensité qui restait se trouvait une grande pièce, un tapis brun, une ampoule nue au-dessus de leur tête, et une salle de bain. Plus loin encore, la chaise, la porte, et la clé. De longues secondes, la petite fille fixa la pièce sombre et attendit qu’il se produisît quelque chose. Au bout du compte, il passa quinze minutes durant lesquelles elle demeura immobile, patiente, sans qu’aucun son ne dépassa celui de la nuit. 

Lysithea descendit du bureau, monta sur le lit, s’assura qu’aucun insecte ne se prélassait sur le matelas, et se coucha sous son manteau, serrant les deux filles dans ses bras pour s’aider à dormir. 

Lysithea se réveilla. En sursaut. Elle venait d’entendre un gros bruit, en conséquence de quoi le silence lui parut insolemment oppressant. Elle se tourna doucement vers la fenêtre. La lune était encore là, scrutant calmement le corps de la petite fille, car un rayon se baignait sur elle. Elle se sentit obligée de se déplacer pour se dissimuler de l’œil nocturne, ses traits s’opacifiant vivement dans le voile de l’obscurité. 

Devant elle, dans le lit des garçons, ces derniers étaient allongés en des pauses impossibles en dormant, la bouche ouverte, de la bave leur coulant des lèvres. À côté d’elle, Myriam lui tenait la main en suçant son pouce. Héloïse tentait de voler le vêtement de Myriam en guise de couverture supplémentaire. 

Lentement, Lysithea balaya la pièce du regard. Il y faisait noir. La chaise était encore à sa place, un pied cassé, et la clé n’était pas tombée. La porte de la salle de bain était ouverte, ce qui n’était pas anormal, puisqu’elle ne tenait plus dans ses gonds. 

Lysithea se pencha pour regarder sous son lit. Il n’y avait rien, si ce ne fut un cafard qui la fit grimacer. 

Elle releva la tête et se mit à bâiller. Tout bien considéré, elle avait fait un cauchemar, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Elle avait assez à faire éveillée, ce n’était pas pour que la peur vînt l’embêter durant ses nuits. En fait, plus qu’un mauvais rêve, c’était très certainement le bruit d’une chambre voisine. 

Les habitants ne sont pas réputés pour être très énergiques, mais bon…

Elle se redressa brusquement quand elle entendit un grattement au plafond. Elle leva les yeux en l’air. Le grattement devint des sons audibles, comme si quelqu’un frappait depuis l’intérieur du plafond et… bientôt, des murs. La chose s’était faufilée vers le mur de la salle de bain. Lysithea suivit les battements du regard, intriguée. Ils passèrent en montant, redescendant parfois, se faisant plus forts, plus proches de son oreille. Ils vinrent jusque derrière elle, sur le mur collé à son lit. 

Elle se retourna, fixant le papier peint avec attention, quand une dalle s’extirpa soudain, la faisant sursauter. Elle fixa alors le trou, mais sa peur la poussa à reculer lentement au bord du lit. Quand un souffle chaud s’immisça dans la pièce en même temps que le son d’une expiration malsaine, et que la chaleur humide toucha sa peau, Lysithea poussa un hurlement ; car il était un homme dans les murs.  

Elle vit Myriam et Héloïse se réveiller en sursaut, et eut tout juste le temps de voir une main sortir du trou pour saisir Myriam par la tête alors que Lysithea sautait du lit pour se cacher dessous.

Elle s’enfonça le plus loin possible, considérant les garçons qui s’échappaient en courant, suivie d’Héloïse en direction de la porte. Pendant ce temps, la main glissa le long du lit et menaça de fouiller en dessous. Le sang de Lysithea se glaça sous l’effroi alors qu’elle saisissait sa tête entre ses mains pour pleurer en silence, les yeux fermés. 

La main toucha le sol devant elle et tâtonna, Lysithea, sur le point de se mordre la lèvre à sang pour simplement remplacer la peur par la douleur. Quand elle entendit un meuble tomber, elle ouvrit les yeux en sursaut pour voir qu’Hugo s’était pris une petite étagère dans sa précipitation. La main disparut aussitôt, puis le silence. 

Tous s’arrêtèrent soudain, n’osant plus se diriger vers la porte, de peur que cela fît entrer la bête chez eux, alors que peut-être était-elle partie.  

Les secondes tinrent lieu d’éternité. Lysithea, les mains sur les tempes, les yeux embués, regardait depuis le dessous du lit tous les enfants paralysés par l’expectative. Son cœur lui faisait atrocement mal. Il tambourinait entre ses côtes avec la violence d’une percussion. Elle respirait fort, trop fort. Elle avait peur que cela pût attirer la main vers elle, car les battements dans les murs reprirent soudain. Ils montaient au plafond, tapaient, tapaient, tapaient. Lysithea serra sa tête entre ses mains plus fort encore, respirant de façon plus erratique.

Une dalle du plafond tomba par terre, obligeant Hugo à pousser un cri. Un souffle fut exhalé un temps, puis une main verdâtre, râpeuse et boursoufflée saisit le garçon par les jambes, le laissant se débattre alors qu’il était ramené dans les airs, en vain. 

Je veux pas mourir…, pensa Lysithea, les yeux écarquillés.

La dalle disparut, les battements reprirent, et la main apparut à un autre mur. Elle saisit Héloïse en lui empoignant toute la tête, les jambes de la petite fille remuant frénétiquement dessous alors qu’elle était traînée dans le mur. 

Je veux pas mourir…

William imita alors Lysithea et se cacha sous son propre lit, les deux enfants se faisant face, leur regard ne se détachant pas un instant de celui de l’autre. 

Les battements reprirent, traversant le mur, grimpant au plafond pour revenir au mur, s’approchant dangereusement de la petite fille. Les battements avancèrent, devinrent de plus en plus sonore, et passèrent soudain derrière Lysithea, qui manqua de fondre en larmes à nouveau. 

Ils poursuivirent néanmoins, avançant vers le mur extérieur de l’hôtel, approchant du lit de William. 

Lysithea vit une dalle tomber, juste derrière le garçon. Ses yeux s’agrandirent alors que son visage grimaça d’effarement. William comprit le sens de ce visage et se retourna, avisant l’œil qui l’observait. Il cria en sortant de son lit, et Lysithea l’imita, mais en silence, les dents serrées. 

La main fila hors du lit pour saisir William et Lysithea sauta par-dessus. Elle grimpa sur le bureau, ouvrit la fenêtre et s’accrocha au rebord. 

Le froid lui cingla les os, et elle sentit toute sa colonne vertébrale cliqueter quand un frisson la fit remuer. Elle baissa le regard, comprenant que même du premier étage, une chute lui serait mortelle. Elle ferma les yeux et attendit, accrochée au rebord, respirant fort.

J’ai froid…

Son regard vide fixait le mur de l’hôtel, car elle n’avait pas le luxe à plus que ça. Les tambourinements avaient quitté ses oreilles, remplacés par le son du vent froid, alors que la lune lui dardait une immense raie de lumière en plein milieu du dos. 

La main droite de Lysi glissa du rebord, mais elle réaffirma une nouvelle prise avant de se laisser le temps de tomber tout à fait. Elle respira douloureusement, sa poitrine se soulevant avec difficulté quant à l’effort à tenir aussi longtemps qu’elle le pourrait. Elle attendit. 

Longtemps, Lysithea resta accrochée au rebord de la fenêtre, les yeux fermés, la respiration de plus en plus douloureuse alors que le sang pulsait plus fort dans ses membres endoloris. L’air glacé lui rentrait dans les poumons pour la faire suffoquer. Elle avait froid, sans son manteau, et avoir risqué un regard sur le côté lui avait fait rencontrer le visage apathique d’un habitant qui l’observait depuis sa propre chambre, statique.  

Quand ses bras lui hurlèrent finalement d’abandonner, elle se hissa à la fenêtre, et tomba sur le bureau. Elle y resta longtemps, allongée, alors que le visage sur le côté, elle voyait, dans le lit des garçons, une ombre qui dormait paisiblement, à quelques petits mètres d’elle. 

Lysithea descendit du bureau, saisit son manteau, sur le lit, et le renoua. Elle avança d’une démarche lourde et lente. Elle tira une chaise jusqu’à la porte, sauta sur la poignée et l’ouvrit, exhalant un soupir après son geste. 

Alors qu’elle s’apprêtait à partir, elle entendit du bruit. Elle se retourna passivement pour aviser Alexandre qui sortait de la salle de bain, sa main sclérosée sur son autre bras, les yeux rouges, le visage mouillé. 

Lysithea le regarda sans piper mot, et d’un geste de bras las, lui intima à la suivre. 

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