Trônant à la droite d’une banquette à dossier ornée d’arabesques raffinées, le gramophone dominait le petit salon par son élégance. Il y avait comme une certaine fierté dans sa manière de briller à la lueur des lampes d’appoint. De la caresse langoureuse de son aiguille sur la surface du disque de métal naissait un air de Bizet accompagné de crépitements harmonieux. Les notes bondissaient du pavillon aux pétales de tôle dorée qui ouvrait une gorge délicatement peinte de pivoines épanouies.
« L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi »
Le désagréable bourdonnement de voix, étouffées par les briques, le bois et le plâtre, amenait un jeu de basses dans la mélodie qui n’en demandait pas tant. Cela venait de la pièce voisine. Un homme et une femme se querellaient.
« Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi »
Les secondes passant, le bourdonnement se transforma en éclats de voix. Puis un rugissement de colère explosa, faisant vibrer les carreaux des fenêtres. La porte s’ouvrit à la volée et claqua si fort contre le mur que les cadres dansèrent un moment sur leurs clous jusqu’à ce que l’un d’eux - une affiche vantant les mérites de la poussière de fée pour résoudre les soucis masculins venant immanquablement avec l’âge - se décrochât et se brisât sur le sol. La porte vomit alors un épais nuage de vapeur rosâtre et parfumée qui prit d’assaut le petit salon.
Dans sa complaisante plénitude, le gramophone ne vit pas arriver un escarpin verni qui traversa la pièce comme un boulet de canon. Heureusement pour lui, les lois de la balistique étant ce qu’elles sont, la chaussure décrivit une courbe, perdit de la vitesse, manqua de justesse l’élégant pavillon et heurta les pieds du guéridon sur lequel le gramophone était posé. Le choc se réverbéra jusqu’au bras et l’aiguille sauta sur le disque dans un hoquet musical. Et comme si de rien n’était, la voix chevrotante de mademoiselle Simiane reprit l’Habanera depuis le début.
« L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de… »
— Je te déteste ! Je te hais ! Toi et ta bourgeoise ! Va au diable, va au diable ! beugla une voix de femme.
Un petit homme chauve et dodu, boudiné dans un costume anthracite, le teint rougeaud et le front couvert de sueur, sortit de la pièce voisine à reculons. Pas question de quitter son adversaire des yeux, ne serait-ce qu’une seconde. Il y avait dans cette salle de bain des choses bien plus dangereuses qu’une chaussure.
— Pénélope, mon petit coquillage, je te trouve fort peu raisonnable ce soir. Il me semble que nous en avons déjà parlé. Toi et moi, ce n’est pas possible. Ce ne serait pas convenable.
— Ah ! Mais quand c’est pour passer du bon temps, alors là, ça devient convenable.
— Ma petite perle, je comprends que tu sois frustrée…
— Tu comprends ? TU COMPRENDS ?
L’homme rondouillard eut juste le temps de faire un pas de côté et de plaquer sa bedaine contre le mur avant qu’une brosse à cheveux vole à travers la salle de bain, poursuive sa trajectoire dans le petit salon et finisse sa course dans un miroir qu’elle brisa tout net.
— Sept ans de malheur, il ne manquait plus que ça, maugréa le bonhomme avant de reprendre les négociations. Mon anémone de mer, tu dois bien te rendre compte que monsieur de Mornet me tient par la gorge. S’il se rend compte que nous nous voyons, il mettra un terme aux transactions pour le mariage…
— Dehors ! Sors de chez moi immédiatement !
— Ne le prends pas comme ça… Nous allons te faire sortir de cette baignoire et essayer de passer cette dernière soirée ensemble de façon calme et…
— Je te dis de fiche le camp, espèce de larve lubrique ! Va donc faire tes cochonneries avec ta petite bourgeoise. On verra bien combien de temps il lui faudra avant de retourner pleurer dans les jupes de sa mère et toi, te faire déshériter par son père. Tu veux son argent ? à la bonne heure ! J’espère pour toi qu’elle arrivera à supporter tes goûts de pervers.
— Bon, bon… Je m’en vais, Pénélope. Mais n’espère pas me revoir ici de sitôt, dit-il d’un ton acide.
— Je n’en ai de toute façon pas envie ! Et avant de sortir, arrête donc cette horrible musique. Tu n’as aucun goût pour les cadeaux ! Je déteste Bizet !
Le bonhomme ajusta sa veste d’un air renfrogné et tourna les talons. Il traversa le petit salon d’un pas raide. Arrivé près du gramophone, au lieu de l’arrêter, il poussa le volume au maximum. Le pavillon lui hurla dans la figure.
« L'amour est loin, tu peux l'attendre
Tu ne l'attends plus, il est là
Tout autour de toi, vite, vite
Il vient, s'en va, puis il revient »
— Éteins ce maudit engin, Eugène, ou tu vas le regretter !
— Viens donc l’éteindre toi-même !
Il claqua violemment la porte du petit salon - ce qui provoqua de nouveau la chute de quelques cadres - alors que mademoiselle Simiane continuait de chanter à tue-tête.
Depuis la salle de bain, il y eut un bruit de raz-de-marée, puis un cri étranglé et le son caractéristique de quelqu’un qui s’écroule sur le sol.
Un véritable capharnaüm régnait dans cette salle de bain. Outre la buée qui recouvrait toutes les surfaces lisses et le nuage rose de substances odoriférantes épais comme de la chantilly au-dessus d’une boule de glace, il y avait des vêtements détrempés tout autour d’une baignoire blanche aux pieds en forme de tête de lion. Et sur le carrelage en damiers bleus et blancs était étendue une sirène.
Sa longue queue couverte d’écailles arc-en-ciel battait pathétiquement le sol comme un poisson qu’on aurait sorti de son bocal. Ses cheveux blonds étaient retenus en une natte sophistiquée dont s’échappaient quelques mèches dorées. Et son visage… Eh bien, il était épouvantable. Le maquillage entourant ses yeux avait coulé et s’était répandu sur ses joues en un mélange de poudre, de larmes, de mousse et de paillettes.
Après avoir poussé un formidable juron, Pénélope éclata en sanglots. Des pleurs de rage. Elle avait tellement investi de sa personne pour s’attirer les faveurs de ce triste sire... Quand il avait commencé à la courtiser, elle s’était vue mariée, pendue à son bras, un énorme caillou au doigt, dansant dans les plus beaux salons, couverte de bijoux et emballée dans des robes élégantes, narguant les plus riches femmes du monde. Car il était plein aux as, le bougre !
Bon, c’est vrai qu’elle ne l’avait jamais aimé pour lui-même ; il était bien trop laid, et bien trop gros. En plus, il avait mauvaise haleine. Mais aimer son argent, ce n’était pas un si mauvais début, n’est-ce pas ?
Pénélope avait passé des heures à nouer savamment les fils de son intrigue pour qu’il lui tombe dans les bras. Et il n’avait fallu que la perspective d’un mariage avec une petite sotte dont le père était encore plus riche que lui pour qu’il relègue sa sirène au rang des maitresses avec lesquelles on fait ces choses qu’on n’ose pas demander à sa fiancée.
Pénélope était certaine que si cette maudite queue n’apparaissait pas dès qu’une goutte d’eau l’effleurait, elle serait aujourd’hui madame Eugène Berthelier.
Un temps, Pénélope s’était consolée avec l’idée de faire cocue cette petite dinde insipide. Car le père de la demoiselle, monsieur de Mornet, n’était pas né de la dernière pluie. Il avait voulu de longues fiançailles pour se donner le temps d’enquêter sur le passé et les relations d’Eugène. Et maintenant, cette larve immonde osait se présenter devant elle pour lui déclarer qu’il mettait fin à leur relation, car il avait peur pour son mariage à venir ? Comment osait-il ? Pénélope voulait aussi un mariage grandiose, un mari nanti… Oh, elle avait pris des dispositions pour se venger. Tout était prêt pour lui faire payer cet outrage… Mais elle ressentait à présent une telle lassitude. L’envie l’avait quittée...
La porte du petit salon grinça doucement. La musique s’était tue depuis un petit moment et Pénélope entendit quelqu’un approcher à pas feutrés. Elle connaissait très bien le rythme de ces pas.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais t’avoir dit de t’en aller. Déguerpis ! rugit la sirène en se dressant sur ses avant-bras.
Elle attrapa une serviette de bain afin de sécher ses écailles. Elle retrouverait ses jambes plus vite ainsi.
L’importun fit demi-tour, car le silence revint dans la salle de bain. Puis de nouveau, des pas précipités attirèrent son attention. Roulant des yeux, mais sans lui adresser un regard pour autant, Pénélope maugréa :
— Bon, j’en ai assez de toi maintenant. Dès que je mettrai la main sur…
« L'oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l'aile et s'envola »
La voix de mademoiselle Simiane éclata dans la salle de bain. Pénélope tourna vivement la tête vers l’intrus. Elle écarquilla les yeux de terreur et hurla une dernière fois.
Holala, quand j'ai vu l'origami de couv' j'ai tout de suite pensé à toi en mode "noooon, siiiiiiiiiiiiiiii !" ♥♥
Cette histoire fait partie de mes premiers gros coups de cœur sur FPA et j'y repense souvent encore aujourd'hui, alors que c'était quand même y'a plus de deux ans maintenant ^^
Je suis ravie de te voir de retour sur le site, ma journée est faite ! : D
Merci Isa. J'ai toujours besoin d'un coup de pied aux fesses (ou beaucoup d'amour ^^°) pour me faire avancer dans l'écriture. Et récemment, j'ai fait la BL d'une amie qui se lance en autopublication et ça m'a revigoré (elle m'a surtout menacé de plein d'horribles choses si elle ne recevait pas prochainement ma prose).
En tout cas, merci, merci, merci !!!! Je compte publier un chapitre et une archive par semaine. Yeah !!!