La situation actuelle
Dès le lendemain, les noms des enfants furent inclus aux listes de corvées. Après le déjeuner, Ulys et Teddy partirent pour la lingerie, Oxan prit son quart à la surveillance ultracom avec Bella, tandis que Calixt se rendait aux cuisines en compagnie de Diego et de Karl. Tancred, lui, embarqua aux côtés de Blacky, l’autre Terrien, dans un petit véhicule biplace sur coussin d’air que les hors-mondes appelaient « airkart ». Ils devaient effectuer une série de contrôles des hangars. L’adolescent retrouva les immenses coursives sombres du cisilduc, mais cette fois il était bien emmitouflé dans une combinaison anti-froid et il se déplaçait beaucoup plus vite qu’à pied. Malgré la méfiance qu’il ressentait encore envers les hors-mondes, il devait reconnaître que la situation actuelle des Sailor était bien meilleure que celle de l’avant-veille, quand ils arpentaient ces mêmes galeries gelées, sans savoir s’ils allaient survivre.
Il prit soudain conscience qu’il n’avait pas échangé un seul mot avec son coéquipier depuis leur départ de la zone de vie. Embarrassé par le silence, il chercha un sujet de conversation, mais Blacky fut plus rapide que lui.
– Tu vas voir, dit-il en expirant un nuage blanc, c’est vraiment tranquille comme boulot. Je l’ai déjà fait une fois depuis que je suis à bord. On n’a même pas besoin de rentrer dans les hangars ; il suffit de vérifier les paramètres de stockage sur les consoles de contrôle : température, gravité, humidité, arrimage... Aujourd’hui on doit vérifier les numéros 56 à 60.
Ne trouvant rien à répondre, Tancred se contenta de hocher la tête pour montrer qu’il avait saisi. Puis il se concentra sur l’airkart et son écran de pilotage. Il ne comprenait pas grand-chose aux commandes, alors que Blacky dirigeait l’engin sans même avoir l’air d’y penser.
– Tu as envie d’apprendre ? demanda le terrien qui avait probablement perçu sa curiosité. Je te montrerai au retour, si tu veux. C’est vrai que ça peut toujours servir, d’autant que ces engins ont un fonctionnement assez standard.
– D’accord, dit Tancred à la fois étonné et ravi. Merci !
Ils atteignirent leur premier arrêt. Blacky ouvrit une petite trappe à côté d’une des gigantesques portes et pressa un bouton qui alluma la console de contrôle du hangar 1. Tous les indicateurs étaient au vert. Le terrien referma le battant, puis reprit place dans l’airkart.
Ils avancèrent un moment en silence, puis Blacky lança sur un ton amusé :
– J’ai entendu une partie de votre conversation d’hier soir, au réfectoire. J’étais assis à une table voisine. On vous a encore parlé des hikers ! Tout le monde vous ennuie avec ça, non ?
Tan approuva en riant.
– Oui c’est un peu bizarre, surtout qu’aucun de nous ne savait ce qu’étaient les space-hikers avant hier. Tu en avais entendu parler, toi, sur Terre ?
– Pas sur Terre, dit Blacky en arrêtant une seconde fois le véhicule. Le space-hiking est une des façons les plus dangereuses de se déplacer dans la galaxie. Le concept met donc la plupart des Terriens très mal à l’aise, parce que l’immense majorité d’entre eux n’a jamais quitté la planète. Ce n’est pas mon cas, j’ai beaucoup voyagé — je dois être un Terrien atypique. Quoi qu’il en soit, ailleurs j’ai entendu des histoires de hikers, en effet. J’en ai même rencontré, bien qu’ils se fassent plus rares depuis un moment.
– C’est ce que disait Paddy, hier, se remémora Tan.
Blacky verrouilla la trappe de contrôle, puis lui lança un coup d’œil un peu gêné.
– Oui, d’ailleurs… hésita-t-il, j’ai trouvé qu’il avait l’air d’en savoir beaucoup sur le sujet.
Tan hocha la tête. La veille, il lui avait semblé que le commandant en second ne disait pas tout.
– Je me suis demandé si ce n’était pas un ancien hiker, avoua-t-il.
– J’ai eu la même impression. Mais justement…
L’adolescent attendit que le Terrien poursuive, mais celui-ci le dévisageait avec attention.
– Justement quoi ?
Le regard de Blacky s’intensifia encore, comme s’il essayait de lire ses pensées. Finalement, le Terrien hocha imperceptiblement la tête avant de se décider à répondre.
– Disons qu’un passé de hiker n’est pas forcément une bonne chose. Pourquoi ne l’a-t-il pas mentionné tout simplement dans la conversation ?
– Ça veut dire quoi « pas forcément une bonne chose » ? interrogea Tan en pressentant qu’il n’allait pas aimer ce qui allait suivre.
Blacky s’approcha d’un pas et s’éclaircit la gorge.
– Je vais être honnête avec toi, commença-t-il d’une voix à peine audible. As-tu entendu parler de la SHR ?
– Non, répondit Tan abasourdi.
– C’est une division d’investigation rattachée à la Communauté Galactique. Elle est chargée de lutter contre une très grosse société criminelle soupçonnée de trafic humain, entre autres activités illégales. Cette société a des ramifications à travers toute la galaxie. Elle s’appelle la « Sea Beast », bien qu’on ne connaisse pas l’origine de ce nom.
Il ouvrit le col de sa combinaison anti-froid puis en extirpa une carte d’identification numérique ornée d’un logo « SHR » au nom de Blacky Dollum.
– Il se trouve que je fais partie de cette division.
Tan écoutait, bouche bée. Le récit du terrien lui semblait irréel, comme s’il regardait un numscreen.
Blacky baissa encore la voix :
– Je me suis fait embaucher par Skull pour pouvoir enquêter sur le WOW. La SHR pense que le cargo appartient à la Sea Beast, à cause du profil de son équipage et de son nom, « Walrus », qui évoque une « Sea Beast », tu vois ?
L’adolescent hocha la tête malgré l’impression de flottement qui l’empêchait de se concentrer tout à fait.
– Ce que j’ai vu sur le WOW m’a conforté dans cette hypothèse, poursuivit le Terrien. Il y a d’abord la personnalité secrète de Skull et la dévotion que l’équipage lui porte, c’est vraiment très bizarre. Comme si c’était un dieu ou une sorte de gourou. Et surtout, j’ai pu recouper les trajets du cargo avec plusieurs actes de pirateries qui ont eu lieu ces cinq dernières années ; ça correspond.
La gorge si serrée qu’elle en était douloureuse, Tan se rendit compte qu’il était en apnée. Il se força à respirer profondément.
– Donc le… les hors-mondes seraient… des espèces de… pirates ? croassa-t-il.
Le mot lui parut presque ridicule quand il se l’entendit prononcer. Pourtant, il se figura les membres d’équipage du WOW, leurs rires déments, leurs carrures, leurs vêtements, bracelets de force et autres tatouages aux dessins agressifs. Le cran d’arrêt de l’homme au manteau noir. La cicatrice sur la joue de Bella. Les pointes de Diego et sa jambe artificielle. Quelle vie fallait-il mener pour récolter tout ça ? Et il y avait surtout le récit de Karl qui se vantait d’avoir broyé les pieds et les rotules d’un homme et d’avoir purgé une peine de prison. Est-ce que l’idée d’un Paddy — ou de n’importe lequel des hors-mondes, d’ailleurs — impliqué dans des opérations illégales était si inconcevable ?
Blacky acquiesça, puis lui fit signe de remonter à bord de l’airkart qu’il conduisit jusqu’à la console de contrôle suivante.
– Et qu’est-ce qu’elle fait, cette organisation, la Sea Beast ? interrogea enfin Tancred dont le cerveau commençait à saturer.
– Détournement de vaisseaux, vols de cargaison, prise d’otages, trafic en tout genre… et il semblerait qu’elle se serve de hikers dans ses opérations.
– Mais pourquoi recruter des adolescents ? Quel avantage ça représente ?
Le terrien réfléchit un instant.
– Je dirais qu’ils sont peut-être plus faciles à faire obéir que des adultes. Et qu’ils attirent moins l’attention.
C’est logique, pensa Tan. On se méfie moins des enfants.
Tout à coup, une horrible pensée lui traversa l’esprit.
– Mais alors… tu crois que c’est pour nous recruter, que tout l’équipage nous demande si on est des hikers ? C’est pour ça que tu m’as raconté tout ça, pour que je reste sur les gardes ?
Le terrien remit la console en veille après son examen minutieux des paramètres, puis approuva lentement de la tête en refermant le petit battant métallique.
– Pour que tu soies en mesure de protéger tes frères et tes cousins, oui. Je suis désolé de t’impliquer là-dedans, mais j’aime autant que tu saches dans quoi vous avez mis les pieds. Le mieux, ce serait de trouver un moyen de quitter ce vaisseau rapidement. D’ailleurs, je vous aiderai, de mon côté, si je le peux. Moi si j’avais le choix, je ne ferais pas long feu avec ces types-là, tu peux me croire !
Le choc était rude. Pourtant, à présent que les choses étaient claires, Tan avait l’impression de respirer plus facilement.
– Et toi, qu’est-ce que tu cherches, questionna-t-il alors que le véhicule glissait vers l’étape suivante.
– Des preuves. Si mes renseignements sont bons, un de ces hangars contient une cargaison d’une valeur considérable qui a été détournée il y a quelques mois sur une planète de Proxima où le WOW est passé juste avant son escale sur Terre. C’est pour ça que je me porte volontaire pour cette corvée aussi souvent que possible. Il y a cent quatre hangars à vérifier. Je ne peux pas y entrer parce que Skull le saurait tout de suite ; en revanche en analysant les paramètres de stockage, j’espère pouvoir localiser dans lequel se trouvent ces précieux containers. Malheureusement, comme c’est un travail plutôt ingrat, ça va vite paraître suspect si je me propose tout le temps. Surtout que j’ai été engagé comme mécanicien, alors s’il y a des réparations à faire, elles passeront en priorité dans mes tâches. Enfin, je finirai bien par tous les vérifier.
– Je peux t’aider, déclara Tan.
Le souvenir des sourires faussement chaleureux des hors-mondes et de ses petits frères fascinés par ces escrocs l’aiguillonnait. A tel point que la moue dubitative de Blacky l’agaça.
– J’en suis capable !
– Je n’en doute pas, mais je ne veux pas te faire prendre de risques. Je ne suis pas sûr que tu comprennes bien à qui on a affaire.
– Je serai discret. Et comme tu le disais tout à l’heure, les enfants attirent moins l’attention.
Le Terrien garda le silence un moment en se tordant les mains, puis finit par céder. Avec mille recommandations de prudence, il expliqua à Tan comment identifier le bon hangar selon la valeur des paramètres de stockage qu’il lui fit répéter plusieurs fois. Enfin, il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées, puis désigna l’airkart à Tancred.
– Et si tu prenais les commandes, maintenant ? proposa-t-il avec un clin d’œil. C’est un bon prétexte pour cette corvée, d’ailleurs, tu pourras dire que tu apprends à piloter les airkarts.
Tan s’installa à la place du conducteur.
– Tu crois que je devrais en parler aux autres. Peut-être pas aux deux petits, mais à Oxan et à Ulys ? Pour les inciter à rester méfiant ?
Blacky écarta les mains en signe d’ignorance.
– Tu les connais mieux que moi. A toi de voir s’ils peuvent garder un secret.
Est-ce qu’ils pouvaient vraiment ? Oxan, par exemple, elle semblait subjuguée par Bella. Or, vu la position de celle-ci sur le vaisseau, elle trempait forcément jusqu’au cou dans les affaires de la Sea Beast. Que se passerait-il si sa cousine gaffait devant la commandante en second ? Ou pire, si Tan n’arrivait pas à la convaincre que l’équipage était dangereux et qu’elle révélait tout ? Pareil pour Ulys : depuis la veille il ne jurait plus que par Paddy. Ils avaient tous oublié en un clin d’oeil qu’il y avait de sérieuses raisons d’avoir peur. Même les deux brutes, Diego et Karl, étaient devenus à leurs yeux de simples chahuteurs inoffensifs. Or, si l’un ou l’autre des Sailor laissait entendre qu’il détenait des informations, il serait en danger immédiat ! Hors de question. S’ils étaient trop jeunes pour mesurer le danger, c’était à lui de les protéger. Il garderait donc le secret tout en essayant quand même de les convaincre de rester autant que possible à l’écart des hors-mondes.
L’adolescent se concentra sur les instructions de Blacky, mais son envie d’apprendre à conduire le petit engin avait sérieusement diminué. En définitive, la situation des Sailor était tout sauf confortable.
Ce chapitre est extrêmement intéressant. Je trouve que Blacky se confie un peu trop vite, peut-être est-ce volontaire, si c'est le cas ignore ma suggestion. Je me disais que ça pourrait être cool qu'il y ait une scène Blacky Tancred avant celle-ci, pour que la confiance se développe un peu.
Sinon, c'est top de remettre du doute sur l'équipage, et cette fois ce n'est pas centré seulement sur leurs apparences mais sur les "révélations" de Blacky. Si tout ce qu'il dit est vrai, il y a de quoi s'inquiéter mais j'ai pour l'instant du mal à le croire, même s'il s'appuie probablement sur quelques éléments véridiques. J'ai l'impression qu'il dit certaines choses vraies mais aussi quelques mensonges mais difficile de démêler. Curieux de voir comment ça va évoluer. En tout cas, ce pdv rend Tancred bien plus intéressant qu'avant, notamment le fait qu'il décide de garder le secret pour lui.
Rien sur la forme,
Au plaisir (=
Pour ce qui est de rajouter une scène, c'est une bonne idée. Mais techniquement, ça me ferait rallonger encore ce début qui se traîne déjà un peu en longueur par moment (enfin, personne ne me l'a dit, c'est une impression personnelle et c'est surtout en comparaison avec la fin).
Comme tu l'as bien compris, ce chapitre a pour but de remettre le doute sur l'équipage, et aussi sur Blacky, tout en donnant de la matière un peu plus précise autour de laquelle former des soupçons.
La décision de Tancred de garder le secret sur l'enquête de Blacky va amener chacun des enfants a se faire sa propre opinion, ce qui aide encore à les différencier, en principe.
Merci pour tes retours !
Bon par contre le Blacky est soit très suspect, soit il a une confiance absolue dans ce gamin qu'il connaît depuis 3jours.
Quant à Blacky, son idée est surtout d'alerter les enfants le plus vite possible. Mais c'est vrai qu'il en dit beaucoup...
Du coup, je me me méfies de tout le monde : Paddy, l'équipage... ou serait-ce Blacky qui essaie de semer le doute ? D'ailleurs pourquoi reste-t-il à bord du WOW alors qu'il conseille aux enfants de le quitter au plus vite ? C'est mystérieux tout ça, je sens que tu nous cache plein de choses !
Merci pour ta lecture et tes commentaires ! ♥
Oh, oh, une belle théorie du complot, dans ce chapitre… Après avoir vu l’équipage en noir, puis ne blanc, les voilà en noir à nouveau…et en trafiquants potentiels d’adolescents perdus. Ca craint ! En tout cas, il y a un doute de semé dans l’esprit de Tancred…
Sinon, c'est vrai qu'à bord, ils n'ont pas grand chose à faire.
La "théorie du complot", c'est la grande différence par rapport à la version précédente : avant on savait tout de suite qui était sympa et qui ne l'était pas, là c'est moins net. Mais je pense quand même qu'on le sent plus ou moins. Ca ne me dérange pas, mais je trouve intéressant qu'il puisse y avoir un petit doute quand même, et que tous les enfants ne soient pas d'accord à ce propos, comme tu le verras très vite.
Merci pour la lecture et bonne correction sur Pantruche ;)
Merci, je corrige plus le style en ce moment(repet et autres tics), ça commence à me sortir par les trous de nez... mais ça avance.
Ça expliquerait peut-être aussi pourquoi Skull a pas donné d'approximation de délais. Je m'attendais à l'avoir en début de chapitre mais non ! Pourquoi Tancred n'a pas demandé une estimation du temps que ça mettrait ? Ils doivent avoir des échéanciers, il aurait pu obtenir une réponse, il me semble.
Ou peut-être qu'il y aurait pu avoir dans le chapitre précédent un détail du genre "il se demanda combien de temps ça mettrait mais il n'osait pas demander".
Bon je dois te fatiguer avec mes considérations hihi, et d'ailleurs peut-être que les autres ne penseront pas comme moi !
Et puis je regarde tout ça avec mon âge actuel : je sais que maintenant, si j'étais dans leur situation, je serais ultra stressée et je penserais qu'au retour à l'équilibre de départ pendant les premières 24-48h à bord. Je serais ultra stressée et un peu abasourdie, mais peut-être qu'à disons 9 ans j'aurais réagi différemment, peut-être que j'aurais plus facilement accepté le changement de programme !
Je ne sais pas si mes propos peuvent paraître confus, j'ai très faim.
Bisous !
Par rapport à la question du stress, comme je te le disais plus tôt (enfin, je crois : moi aussi, j'ai faim XD), je ramenais ça hyper souvent dans ma première version et finalement, c'était chiant. Donc j'ai voulu évacuer assez vite la question des parents (non, ils ne sont pas morts et oui, on va les rejoindre) pour que les enfants puissent "passer à autre chose". Mais il ne faut pas que ça paraisse incohérent non plus par rapport à des réactions d'enfants ou d'ados de leurs âges. Donc encore une fois, tu as raison : je vais peut-être en rajouter un peu quand même.
A très vite, merci pour tes commentaires ♥