Pris en étau
Dans la salle de repos où les Sailor s’étaient isolés, un silence à couper au couteau accueillit le récit de Tan. Les yeux fixés sur ses mains, Calixt s’aperçut qu’elles tremblaient. Il ferma les poings pour les enfouir dans ses poches.
– Paddy… un ancien hiker devenu malfrat ? Et tous les autres aussi ? finit par demander Oxan d’un ton dépité. Mais comment il peut être aussi sûr de lui ? C’est pas rien d’affirmer que tout un équipage est dangereux !
– Il a entendu beaucoup de rumeurs à propos du WOW partout où il a voyagé, répondit Tan. Au début, il y a pas fait attention, mais à force…
– Il est parano, ton Blacky, c’est tout ! trancha Ulys en bondissant du canapé pour se mettre à marcher de long en large.
En l’absence de réaction, il s’immobilisa pour dévisager les autres.
– Non ? interrogea-t-il, soudain beaucoup moins affirmatif.
– Je… je ne sais pas, répondit Oxan avec un soupir. J’ai du mal à croire que Bella, par exemple…
– Le problème, l’interrompit Tan, c’est qu’il y a une différence entre ce qu’on a envie de croire et ce qui pourrait être vrai. Moi aussi je préférerais penser qu’ils ne veulent que notre bien, ce serait plus facile. N’empêche que ce que m’a dit Blacky, c’est possible. Même probable. Enfin, on se doute bien que ce sont pas des anges !
Oxan ouvrit la bouche pour protester, mais sa réponse resta bloquée dans sa gorge et elle se mit à mordiller sa lèvre inférieure. Une pointe douloureuse transperça le ventre de Calixt devant l’assentiment muet de sa sœur. Alors ils convenaient tous que les hors-mondes étaient des criminels ? C’était plié ? Dans ses poches, ses poings se crispaient sur le syntex de sa combinaison trop grande et il avait mal aux dents à force de serrer la mâchoire.
– Calixt ? interrogea doucement Oxan. Ça va ?
Non, ça n’allait pas du tout. Il avait passé son après-midi dans les cuisines avec Diego et Karl. Malgré son appréhension — à l’idée de ne pas savoir faire ce qu’on lui demandait et aussi d’être seul avec ces deux hommes —, la corvée s’était rapidement transformée en moment de plaisir. Ses coéquipiers avaient échangé des piques, des rires et des pitreries à un rythme effréné. Ils lui avaient posé des questions sur la vie terrienne en s’extasiant sur les réponses qui les surprenaient, ils lui avaient expliqué le travail à faire simplement et ne s’étaient pas du tout énervés lorsqu’il avait maladroitement cassé une assiette.
Ils avaient aussi parlé du quotidien à bord qui ressemblait, dans leurs bouches, à une grande partie de rigolade. Une fois la vaisselle sèche et rangée, le repas du soir prêt, Diego avait proposé un concours de catapultage de pastilles de viande à la cuillère qui les avait obligés à nettoyer de nouveau la cuisine. Bien que l’idée le mette mal à l’aise vis-à-vis de sa propre famille, Calixt avait tout oublié l’espace de quelques heures : les milliers de parsecs qui l’éloignaient de sa mère, le choc de cette séparation, mais également des angoisses plus profondes, plus ancrées, avec lesquelles il avait pris l’habitude de vivre, comme celle d’être aussi intelligent et drôle que ses cousins ou aussi spontané et gentil que sa sœur. Karl et Diego n’attendaient rien de lui ; ils ne cherchaient qu’à s’amuser.
En quelques mots, le discours de Tancred avait réduit cet après-midi mémorable à un potentiel mensonge.
– Oui, ça va, souffla-t-il comme toujours, tout en sachant que ses cils battaient bien trop vite pour qu’on le croie.
– Et Livingstone ? demanda soudain Teddy, les poings sur les hanches. Il est méchant, lui aussi ?
– Euh… peut-être pas, admit Tan. Écoutez, je sais pas si tout l’équipage est pourri, je dis juste qu’on doit rester prudents parce que certains d’entre eux…
– Mais comment on fait pour rester prudent ? coupa le petit garçon. Parce que de toute façon, on est cinq alors qu’eux ils sont beaucoup, ils sont grands et on doit rester avec eux. Donc ça change quoi que je joue avec Livingstone ou que je l’évite ?
Tout était dit. Calixt aurait embrassé son jeune cousin si ça n’avait pas dû déboucher sur des explications qu’il aurait été bien en peine de fournir.
– Je suis d’accord avec Teddy, marmonna-t-il en se levant. Je vais me doucher pour enlever les pastilles de viande de mes cheveux.
Et sous les yeux perplexes des trois grands, il sortit de la salle de repos pour regagner leur appartement.
Il se sentait déjà plus apaisé lorsqu’il atteignit l’escalier. À la fin de l’après-midi, Karl lui avait chuchoté avec un clin d’œil qu’il s’arrangerait pour que Calixt fasse équipe avec eux pour les corvées à venir, se rappela-t-il en souriant. Il se demandait avec impatience ce que lui réserverait le lendemain, lorsque la lumière s’éteignit. Avant qu’il ait eu le temps d’avoir peur, il se sentit pris en étau entre des bras puissants et une grande main couvrit sa bouche pour l’empêcher d’émettre le moindre son. Le souffle coupé et l’esprit vide, il s’agita dans tous les sens pour tenter de se libérer, en vain. Son agresseur l’immobilisait si facilement qu’il avait l’impression de n’avoir aucun muscle.
Une lueur rougeoyante en forme de trait apparut dans l’obscurité. De plus en plus affolé, le garçon se débattit encore plus fort. Il parvint à asséner un coup de talon à son agresseur qui laissa échapper un « Aouh ! » d’une voix très grave avant de resserrer son étreinte. D’une poigne de fer, il força le garçon à tendre ses mains devant lui. La LED les survola lentement sans les toucher puis, avec un bip, un message s’illumina sur un petit écran : « ABSENCE D’IMPLANT ». Calixt fut relâché et tomba lourdement sur les marches tandis que les pas de l’inconnu s’éloignaient vers l’étage inférieur. Enfin, la lumière revint, l’obligeant à plisser les paupières.
La respiration encore haletante, les larmes aux yeux, Calixt fit demi-tour vers la salle de repos où se trouvait sa soeur. Il redescendit l’escalier en courant malgré la douleur qui échauffait ses côtes à l’endroit où elles avaient percuté les marches. D’une main rageuse, il écarta le panneau d’accès au couloir, s’y précipita, mais le choc contre une masse noire qu’il n’avait pas vue l’expédia encore une fois par terre.
– Eh ben ! s’exclama Paddy en riant, tandis qu’il le remettait sur pied. T’es si pressé que ça ?
Sa physionomie changea brutalement.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il en se baissant à hauteur de Calixt.
Le couloir était désert à part lui. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Justement lui, Paddy, qui avait tout particulièrement fait l’objet des avertissements de Blacky ? Paddy et sa voix grave, comme l’exclamation lâchée par son agresseur… Calixt ne parvenait plus à réfléchir. Le mouvement de ses paupières était si rapide qu’il finissait par l’éblouir. Les mains du colosse se posèrent sur les épaules du garçon. Elles étaient immenses, et très fortes.
– Je… je suis tombé, souffla Calixt, les yeux fixés sur les tours de bras qui auraient pu lui servir de ceintures.
Une nouvelle fois, il fit volte-face pour s’engouffrer dans l’escalier et ne s’arrêta plus jusqu’à l’appartement où il se pelotonna sur son lit, le cœur battant toujours à un rythme anormalement rapide.
Qui l’avait vraiment agressé ? Paddy ? En y réfléchissant, la sollicitude qu’il avait lue sur le visage de ce dernier avait paru sincère. Aurait-il pu feindre à ce point l’inquiétude s’il venait de se jeter sur lui dans le noir ? Qu’en diraient Oxan et ses cousins ? Ils penseraient probablement que c’était lui ; que Blacky avait raison et qu’il fallait se méfier de tout le monde ; même de Bella, de Skull… même de Diego et Karl.
Est-ce qu’il devait leur en parler, d’ailleurs ? Après tout, il n’avait rien. Enfin, pas davantage que s’il était vraiment tombé. Qu’est-ce qu’avait dit Teddy, déjà, dans la salle de repos ? Que les hors-mondes soient ou non des criminels, les Sailor étaient bloqués parmi eux dans le cargo, et pour un certain temps. Être prudents, ça ne changerait rien. Alors autant garder l’incident de l’escalier pour lui.
Intéressant de voir la fratrie se diviser entre plusieurs avis. Je suis moi même assez indécis au moment de me prononcer sur les véritables intentions de l'équipage... Peut-être que certains sont plus nets que d'autres.
La scène de l'agression est un des éléments qui me fait hésiter. J'ai vraiment du mal à imaginer qui peut en être à l'origine et quelles pourraient être ses motivations. En tous cas, c'est un rebondissement intéressant.
Pour rebondir sur les commentaires du dessous, ça me paraît assez compréhensible que Calixt garde l'attaque pour lui. Pour les raisons que tu évoques mais on pourrait en imaginer d'autres.
Mes remarques :
"ne s’étaient pas du tout énervés lorsqu’il avait maladroitement cassé une assiette." je pense que tu peux couper le maladroitement, il est implicite
"pour que Calixt fasse équipe avec eux pour les corvées à venir," répétition pour
Un plaisir,
A bientôt !
La scène de l'agression a pour but de rompre l'atmosphère gentille qui s'était installée précédemment. Il y a bien des doutes à avoir. La question, c'est "à propos de qui ?"
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
L'agression que subit Calixt est terrifiante! C'est horrible qu'il garde ça pour lui alors que les autres ont déjà des doutes à propos de l'équipage, ils ne se moqueraient pas de lui. Il n'est pas motivé par la honte non plus et donc je ne comprends pas bien ses motivations. Il risque de mettre les autres en danger et s'empêche lui-même de dormir la nuit... Je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi il pense qu'être prudent n'y changerait rien. J'ai l'impression que c'est justement leur seule stratégie de survie qu'il leur reste !
Sinon, je n'ai aucune idée qui l'a attaqué et ça m'intrigue beaucoup ! La scène de l'attaque était très prenante !
Tant mieux si la scène de l'attaque est prenante, en tout cas !
Du coup, l'inquiétude des enfants est en partie fondée... mais on comprend aussi pourquoi Calixt choisit de ne rien dire.
Je n'ai rien à dire de plus sur ce chapitre, je vais voir la suite...
Je vais voir le reste de ta rafale de commentaires ;)