La Source Inversée et La Course vers l’Abîme

Rauk se préparait à l’affrontement.
Il avait senti leur approche. Myra. Ses compagnons.

Ils viendraient jusqu’à lui. C’était écrit. Poussés par le devoir, par l’espoir, par ce poison noble qu’est l’amour. Ils viendraient pour libérer Sylla, pour défier l’ombre et croire, encore une fois, qu’un autre destin est possible.

Mais il les attendrait.

Il les attendrait dans le froid, dans le sang, dans l’immobile clarté d’un monde brisé. Et ce serait leur fin.

Se servir de l’amour pour nourrir la mort ! Amusant, pensa-t-il

Mais il ne serait pas seul. Il le savait, comme on sait l’inévitable — au creux des os, dans le silence entre deux battements. Et il savait ce qu’il devait faire. Depuis les tréfonds de son être, quelque chose s’éveillait, ancien et froid, patient comme la nuit. Il s’y livrerait tout entier. Sans hâte. Sans détour.

Et il le ferait avec une joie obscure, profonde, presque sacrée — celle qu’on éprouve devant l’accomplissement d’une œuvre noire longtemps attendue.

Alors il descendit.

Sous les dalles de pierre moites, dans les douves oubliées, il descendit, seul. Il y avait là, enfouis dans la vase noire et l’eau croupie, des corps que la mort elle-même avait refusés. Des guerriers tombés depuis des siècles, pourris et rongés, mais que Rauk avait liés à lui par les arcanes les plus anciennes. Leur chair, marbrée de moisissures, était gorgée de négation, de haine fossilisée.

Il posa la main sur l’eau épaisse et froide. Murmura des mots dans une langue qui faisait saigner les murs.
Un frisson parcourut les douves.
Puis un second.
Puis les remous.

Des doigts osseux jaillirent. Des cris sans gorge, des râles de poumons absents. Ils remontèrent, un à un, treize non-vivants, couverts d’algues, de boue et de vers. Leurs yeux brillaient d’un vert malade, animés non par l’âme, mais par la volonté d’un seul : celle de Rauk.

Il grimpa lentement les marches, ses bottes laissant derrière elles des traînées d’eau putride. Dans une salle obscure, éclairée par un unique brasier couleur soufre, l’attendait une cuvette d’obsidienne . Elle était pleine jusqu’au bord d’un sang perverti, brassé, invoqué, distillé goutte après goutte sur des années d’agonie.

Un sang mort. Un sang vidé de son âme. Il s’agenouilla, retira lentement ses gants, et plongea ses mains dans la vasque. Puis il but.

La brûlure fut immédiate.
Sa gorge se contracta. Sa chair se raidit.
Son cœur martela un rythme étranger.
Des visions hurlèrent dans sa tête — des champs de corps, des arbres noircis, des enfants retournés dans le ventre de leurs mères.

Mais il tint. Il accueillit la douleur. Il s’ouvrit à elle.
Ce sang-là n’était pas fait pour nourrir. Il était fait pour tordre. Pour corrompre.

Il sentit le pouvoir courir dans ses veines comme un millier de vers affamés. Une force nouvelle, violente, brutale. Il était plus fort, oui. Mais chaque goutte le rapprochait de sa propre fin.

Il s’était créé une source de mort. L'inverse de la Source de Vie, sa négation !

Son reflet, dans la vasque, n’était plus humain. C’était une face difforme, rongée par le vide, les yeux injectés de nuit. Il sourit. Il voulait tout.
Il voulait Myra. Il voulait son souffle, son pouvoir. Il voulait la vie, toute la vie, pour lui seul.

Pour les autres, il ne resterait rien que l’ombre, que la souffrance, la chute. Infinie.

Plus tard, il entra dans la salle basse où reposaient les fragments d’ossements de ses ancêtres.  il se mit à genoux et là, il se saigna. La plaie fut longue, profonde. Il versa son sang sur un autel, traça des glyphes anciens. Il appela l’Écorché.

Pas par la voix.
Mais par la chair.
Un lien de douleur et de haine se forma. Il le vit dans sa tête. Une silhouette dévastée marchant dans la neige rouge, les spectres à ses côtés. Il sentit sa rage. Et il souffla dans l’esprit du tueur :

Elle vient. Je te la livre. Écrase tout. Tue les autres. Elle est à moi.

Et l’Écorché, quelque part, loin dans les bois, répondit par un grognement sourd. Un acquiescement de mort.

Rauk se leva. Il revêtit son habit. Non pas une armure de guerre, mais un manteau de cuir cousu de peaux humaines.
Il prit sa lame.
Il était prêt.

Il attendait le vivant.
Il n’avait à offrir que la mort.

Au même moment à l'extérieur du chateau.....

Le vent s’était levé, tranchant comme une lame sur la peau.
Ils couraient. Ou du moins, ils tentaient.
Ser Caldar, Garric, Myra. Précédés par Le Seigneur Loup.
Leurs bottes frappaient la terre gelée, la mousse noire, les racines tordues. 
Derrière eux, l’hiver rampait. Un hiver sans saison. Un froid qui venait non pas du ciel mais du sol, de la forêt elle-même, comme si la nature se rétractait face à quelque chose qu’elle refusait de nommer.Mais parfois, entre deux souffles, dans un courant d’air plus doux, ils la sentaient.

Lucinda.

Son souvenir planait entre les troncs. Pas son fantôme, non — sa force, diffusée dans les racines, les herbes basses, les chants d’oiseaux invisibles. Elle était morte, anéantie par les  six spectres, et pourtant elle était là.
La forêt pleurait son absence. Mais elle n’avait pas disparu. Lucinda avait tissé son être dans les fibres vivantes de la forêt, dans les bruissements, dans les parfums. Par elle, la nature résistait.

Un instant, alors que Garric levait les yeux vers une clairière gelée, il crut voir une silhouette nue danser entre les bouleaux, les cheveux fous, le corps baigné de lumière. Il ne dit rien. Mais il sentit son cœur se réchauffer, brièvement, comme si une main douce avait effleuré sa joue.

Et Ser Caldar, en silence, sentit son souffle s’apaiser. Ses blessures cessaient de le lancer. L’air était moins lourd. Comme si Lucinda retenait l’hiver, l’empêchait de mordre trop fort, de blesser plus encore.
Elle était la mémoire de la chaleur. La gardienne invisible. L’amante enfouie dans la sève.

Myra, elle, ne pleurait pas. Elle ne le pouvait plus. Mais en elle, Lucinda chantait encore. Elle entendait sa voix dans les feuilles qui tombaient, dans la neige qui fondait sur son corps frêle.
Elle savait.
Lucinda avait donné tout ce qu’elle était pour ralentir l’hiver. Pour qu’ils puissent courir encore.

  •  

Ils couraient. Vers Rauk. Vers la sœur oubliée. Vers la haine qui les attendait.

Et à chaque pas, dans chaque souffle, la forêt résistait.
Tant que Lucinda chanterait dans le vent, la vie tiendrait bon.

 

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Talharr
Posté le 30/07/2025
Re,
Passage très sombre avec Rauk et ses incantations morbides...
On sent vraiment la haine chez lui.
Puis le groupe qui sent encore Lucinda qui les aiderait encore est vraiment une scène sympa.

A la suite :)
Brutus Valnuit
Posté le 30/07/2025
Merci pour ton message. Je voulais que Lucinda reste présente d'une manière ou d'une autre. Elle les aides en tant qu'esprit. Quelque part.
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